3. Peter Pienaar-2

1795 Words
– Mais que pensiez-vous donc en faire ? demandai-je. – J’avais dans l’idée qu’ils essayeraient de susciter quelques ennuis au gouvernement dans ces régions. Je n’aime guère le Portugais, mais je suis toujours pour lui contre les Allemands. Eh bien, j’avais raison, il y eut en effet du grabuge et je me suis bien amusé pendant un mois ou deux. Peu à peu, tout s’est tassé. Alors, je me suis dit que je ferais mieux de déguerpir pour l’Europe, car l’Afrique du Sud se calmait précisément au moment où le spectacle devenait intéressant. Ainsi, mon vieux Cornélius, me voilà. Croyez-vous qu’ils m’accepteraient dans l’aviation si je me rasais la barbe ? – Vous venez avec moi, mon gars, lui répondis-je. Nous allons en Allemagne. Peter ne témoigna aucun étonnement. Il se contenta de dire : – Rappelez-vous que je n’aime guère les Allemands. Je suis bon chrétien, mais j’ai un sacré caractère. Alors, je lui racontai l’histoire de notre mission. – Nous allons nous faire passer tous deux pour des partisans de Maritz. Nous sommes allés en Angola, et maintenant, nous nous dirigeons vers le Vaterland pour nous venger un peu de ces diables d’Anglais. Nous ne parlons pas allemand, du moins, pas en public. Il faut nous mettre d’accord sur les batailles auxquelles nous avons pris part : que pensez-vous de Kakamas et de Schuit Drift ? Avant la guerre, vous étiez un chasseur de Ngamiland. Comme ils n’auront pas votre dossier, vous pourrez leur raconter toutes les blagues que vous voudrez. Quant à moi, je serai un Afrikander instruit, un des bras droits de Beyers et un copain du vieil Hertzog. Nous pouvons donner libre cours à nos imaginations, seulement il ne faut pas nous contredire. – Ja, Cornélius, dit Peter. (Il m’avait appelé Cornélius dès l’instant où je lui avais appris mon nom d’emprunt. Il excellait à comprendre immédiatement un rôle nouveau.) Mais qu’arrivera-t-il quand nous serons en Allemagne ?… Au début, ça ira à la douce. Mais je ne saisis pas très bien notre rôle une fois que nous serons au milieu de ces piffres 6 ? Il nous faut découvrir ce qui se passe en Turquie ? Quand j’étais enfant, le prédicateur nous parlait souvent de ce pays. Que ne suis-je mieux instruit et que ne puis-je me rappeler au juste où la Turquie se trouve sur la carte ! – Laissez-moi ce soin, dis-je, je vous expliquerai tout cela avant que nous arrivions. Nous n’avons pas une piste bien fameuse, mais avec un peu de chance, nous la trouverons. Je vous ai vu faire aussi difficile quand nous chassions des kudu, sur le Kafue. Peter hocha la tête. – Allons-nous nous enterrer dans une ville allemande ? demanda-t-il d’une voix inquiète. Je n’aimerai guère cela, Cornélius. – Nous nous orienterons peu à peu vers l’est, et vers Constantinople, dis-je. Peter eut un ricanement silencieux. – Allons, nous verrons du pays. Ça me va. Comptez sur moi, Cornélius, mon ami. J’ai toujours désiré voir l’Europe. Il se leva et s’étira. – Commençons tout de suite. Sacrebleu ! je me demande ce qu’est devenu ce vieux Solly Maritz, avec sa trompette de poivrot. Ah ! ça bardait ferme pendant que j’étais assis jusqu’au cou dans la rivière de l’Orange, espérant que les gars de Brits prendraient ma tête pour une pierre ! Une fois lancé, Peter était un aussi fieffé comédien que Blenkiron. Pendant le trajet de retour jusqu’à Lisbonne, il discourut si éloquemment sur Maritz et ses aventures dans l’Afrique occidentale allemande que je crus presque qu’elles étaient vraies. Il imagina une excellente histoire de nos faits et gestes, et insista si bien que je la sus vite par cœur. Telle était la manière de Peter. Il déclarait que si on devait jouer un rôle, il fallait y songer, s’en convaincre comme d’une vérité jusqu’à ce qu’on soit arrivé à agir tout naturellement. Et de fait, si les deux hommes qui avaient quitté l’hôtel le matin même étaient des imposteurs, ceux qui y rentrèrent le soir étaient de véritables desperados qui mouraient d’envie de se mesurer contre l’Angleterre ! Nous passâmes toute la soirée à empiler des preuves en notre faveur. Une république quelconque venait d’être déclarée au Portugal. En temps ordinaire, les cafés eussent été remplis de politiciens, mais la guerre avait mis fin à toutes les disputes locales, et on ne s’entretenait que de ce qui se passait en France et en Russie. Nous nous dirigeâmes vers un café très éclairé, dans une des principales artères de la ville. Il y avait là nombre d’hommes aux regards perçants qui allaient et venaient. Je devinai que c’étaient sans doute des policiers et des espions. Je savais que l’Angleterre est peut-être le seul pays qui ne se soucie pas de ce genre de sport et que nous pouvions nous laisser aller en toute sécurité. Je connaissais le portugais assez bien, et Peter le parlait comme un cabaretier de Lourenço-Marques ; il ajoutait même des quantités de mots shangaan comme remplissage. Il prit d’abord du curaçao ; c’était sans doute un breuvage nouveau pour lui, car sa langue se délia vite. Plusieurs de nos voisins de table dressèrent l’oreille, et nous fûmes bientôt le centre d’un petit cercle. Nous parlâmes de Maritz et de nos aventures, sujets qui ne furent pas appréciés par notre public. Un grand garçon, très bien, déclara que Maritz n’était qu’un sale porc qui serait bientôt pendu. Peter saisit cet impudent à la gorge et au poignet et exigea qu’il lui fît des excuses. Il les obtint. Après cet incident, notre coin fut plutôt houleux. Nos voisins immédiats demeurèrent polis et froids. Mais les autres firent des remarques. Peter déclara que si le Portugal – qu’il avouait aimer beaucoup – demeurait fidèle à l’Angleterre, il misait sur le mauvais cheval. À ces mots, un murmure de désapprobation s’éleva dans la salle. Un vieil homme très respectable, qui paraissait être capitaine de vaisseau, rougit de tout son honnête visage et se leva, regardant Peter droit dans les yeux. Je compris que nous venions de froisser un Anglais, et je le dis à Peter en hollandais. Ce dernier joua son rôle à la perfection. Il se tut tout à coup, jeta des regards furtifs autour de lui et se mit à me parler à voix basse. Il était l’image crachée d’un conspirateur de mélodrame. Le vieil Anglais nous considérait toujours fixement. – Je ne comprends pas très bien votre sacré patois, dit-il. Mais si, par hasard, vous dites quoi que ce soit contre l’Angleterre, je vous demanderai de bien vouloir le répéter. Et si vous le répétez, je vous casserai la gueule à l’un ou à l’autre ! C’était un homme à mon goût, mais je devais avant tout jouer mon rôle. Je dis à Peter qu’il ne fallait pas nous disputer dans un endroit public. – Rappelez-vous la grande affaire ! lui dis-je mystérieusement. Peter fit un signe affirmatif, et après nous avoir considérés quelques instants avec mépris, le vieux capitaine sortit en crachant par terre. – Le temps approche où l’Anglais déchantera ! fis-je observer à la foule. Après avoir payé un verre à deux ou trois hommes présents, nous gagnâmes la sortie à notre tour. À peine étions-nous dans la rue que je sentis une main me saisir le bras. Baissant les yeux, je vis un tout petit homme enfoui dans un grand manteau de fourrure. – Ces messieurs veulent-ils prendre un verre de bière avec moi ? dit-il dans un hollandais hésitant. – Qui diable êtes-vous ? demandai-je. – Gott strafe England ! Que Dieu punisse l’Angleterre ! répondit-il. Et, rejetant le revers de son manteau, il me montra un insigne quelconque passé à sa boutonnière. – Amen ! dit Peter. Conduis-nous, l’ami. Nous voulons bien. Le petit homme nous mena jusqu’à une rue transversale où, après avoir gravi deux étages, nous nous trouvâmes dans un appartement fort agréable rempli de belles laques rouges, ce qui me fit croire que nous étions chez un antiquaire. Car, depuis que la république a dissout les couvents et vendu les biens des grands nobles, on trouve des occasions merveilleuses au Portugal en tant que laques et curiosités. Notre hôte remplit deux grands bocks d’une très bonne bière munichoise. – Prosit ! dit-il en levant son verre. Vous venez de l’Afrique du Sud. Que faites-vous en Europe ? Nous prîmes tous deux un air maussade et renfrogné. – Ça nous regarde, dis-je. Vous ne pensez pas acheter notre confiance avec un verre de bière, je présume ? – Vraiment ? Alors, je vous parlerai différemment. D’après votre conversation dans le café, j’ai bien vu que vous ne portiez pas les Anglais dans votre cœur. À cela, Peter répondit qu’il aimerait « piétiner leurs grand-mères », phrase cafre qui sonnait d’une façon sinistre en hollandais. L’homme se mit à rire. – Voilà tout ce que je voulais savoir. Vous êtes pour les Allemands ? – Ça, ça reste à voir, dis-je. S’ils me traitent bien, je me battrai pour eux, ou pour quiconque fait la guerre à l’Angleterre. L’Angleterre a volé mon pays, corrompu mes compatriotes et m’a exilé ! Nous autres, Afrikanders, nous n’oublions pas. Peut-être sommes-nous lents, mais à la fin, nous gagnons toujours. Nous deux, nous valons un gros prix. L’Allemagne combat l’Angleterre dans l’Est africain ? Nous connaissons les indigènes comme aucun Anglais ne pourra jamais les connaître. Ils sont trop bons enfants, trop mous… et les Cafres s’en moquent. Mais nous, nous savons manier les Noirs et les faire combattre comme des démons, tant ils nous craignent. Et quel sera le prix de nos services, mon petit homme ?… Je vais vous le dire. Il n’y aura pas de prix, nous n’en demandons pas ! Nous nous battons par haine de l’Angleterre. Peter émit un grognement d’approbation. – Voilà qui est bien parlé, dit notre hôte dont les yeux brillèrent. Ah ! il y a du travail en Allemagne pour des hommes de votre trempe. Où allez-vous maintenant ? – En Hollande, dis-je. Nous irons ensuite peut-être en Allemagne. Nous sommes las de voyager et nous voulons nous reposer. La guerre sera longue et notre chance se présentera un de ces jours. – Mais vous manquerez peut-être votre coup, dit-il d’une voix significative. Si vous m’en croyez, vous vous embarquerez sur le navire qui lève l’ancre demain pour Rotterdam. C’était ce que je voulais, car si nous nous attardions à Lisbonne, il était fort possible qu’un véritable soldat de Maritz arrivât gâter notre jeu. – Je vous conseille de voyager sur le Machado, répéta-t-il. Il y a du travail… beaucoup de travail pour vous, en Allemagne. Mais si vous tardez trop, la chance peut passer. Je vais m’occuper de votre voyage. C’est mon rôle d’aider les alliés du Vaterland. Il prit note de nos noms et écrivit un résumé de nos aventures que Peter consentit à lui raconter avec l’aide de deux bocks de bière. C’était un Bavarois, et nous bûmes à la santé du prince Rupprecht, le même que j’avais essayé de descendre à Loos ! C’était d’une ironie que Peter ne put malheureusement pas apprécier. Autrement, il en eût été ravi. Le petit homme nous reconduisit à notre hôtel et vint nous trouver le lendemain à déjeuner, nous apportant nos billets. Mais, suivant mon avis, il ne nous accompagna pas jusqu’au navire. Je lui dis qu’étant des sujets britanniques rebelles, nous ne voulions courir aucun risque à bord, dans le cas où nous serions surpris par un croiseur anglais. Mais Peter le soulagea de 20 livres sterling, pour ses frais de voyage, car c’était chez lui un principe de ne jamais oublier de refaire ses ennemis. Comme nous descendions le Tage, nous passâmes le Henri le Navigateur. – J’ai rencontré Sloggett dans la rue, ce matin, me dit Peter. Il m’a confié qu’un petit bonhomme allemand avait abordé, dès l’aube, pour examiner la liste des passagers. Vous avez eu un rude flair, Cornélius, mon ami. Je suis content que nous allions voir les Allemands. C’est un peuple prudent qu’il est agréable de rencontrer.
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