I
Dialogue
« … D’ailleurs – reprit-elle – par cela seul que je suis femme, je crois pouvoir avouer sans rougir un goût très prononcé, disons même, si vous voulez, une passion pour ces riens charmants que, vous autres hommes, vous flétrissez du nom si partialement dédaigneux de chiffons.
– Eh ! Madame – répliquai-je – qui songe à vous en blâmer ? Toutefois vous m’accorderez peut-être qu’en de certains cas nous sommes payés, ou plutôt nous payons pour avoir le droit…
– De maudire les chiffons, et aussi parfois celles qui en sont entichées.
– Je ne dis pas tout à fait cela.
– Mais je le dis pour vous. D’abord parce que c’est la vérité, et ensuite parce qu’il est juste de reconnaître que tels d’entre vous sont largement autorisés à pester contre telles d’entre nous qui s’abandonnent sans réflexion à ce désastreux penchant. Oui, désastreux, je maintiens le mot, car je sens bien que, pour ma part, si le raisonnement ne venait pas quelquefois, très souvent même, à l’encontre du désir, je me comporterais de façon à excéder en un mois mes ressources d’une année. Mais, Dieu merci ! je suis philosophe.
– Le ciel me préserve d’en douter.
– Vous croyez rire, Monsieur.
– Oh ! je vous affirme, Madame…
– Quoi ? que vous ne vous moquez pas ? soit ! mais ce n’est point, j’imagine, que vous n’en ayez l’envie. Et pourtant je soutiens, ne vous déplaise, qu’il y a quelque mérite, quelque sagesse à triompher là où tant d’autres succombent.
– Mais, Madame…
– Et surtout quand c’est au prix d’héroïques luttes avec soi-même que… – Ah ! voilà que vous souriez encore : ce qui témoigne que vous êtes loin de donner au sujet que nous traitons sa véritable importance. Aussi, croyez-m’en, restons-en là ; car je prévois que nous tarderions trop à nous entendre : vous, partant invariablement du profond et instinctif mépris que ces malheureux chiffons vous inspirent, moi, tout au contraire, me souvenant sans cesse que je suis leur fervente admiratrice…
– Et que diriez-vous, Madame, si je m’avisais de vouloir vous démontrer que je les tiens à plus haut prix que vous ne sauriez le faire vous-même ?
– Ah ! par exemple !
– Si je prenais à tâche de vous convaincre que votre admiration, pour si grande et si vive qu’elle soit, reste encore bien en deçà du degré qu’elle devrait atteindre ?
– Est-ce encore de l’ironie, Monsieur ?
– Non, Madame : je parle sérieusement, très sérieusement.
– Mais alors ?…
– Alors admettez-moi à faire mes preuves.
– Je ne comprends pas… mais qu’à cela ne tienne !
– Eh bien, Madame, je vous propose un voyage, un grand voyage.
– Avec vous ?
– Avec moi : mais sans sortir d’ici.
– Je comprends de moins en moins. Toutefois, je me risque. Où allons-nous ?
– Nous allons, si vous le voulez bien, remonter ensemble aux sources de ces merveilles, dans la convoitise ou dans la possession desquelles vous trouvez tant de charmes.
– Comment l’entendez-vous ?
– J’entends, Madame, qu’au lieu de vous en tenir à la seule vue, ou à la simple acquisition des mille objets qui garnissent les rayons ou la montre du marchand, vous me laissiez vous conduire en excursions, en découvertes, dans le monde tout d’activité, d’adresse, de génie même, où ils se rêvent, se créent, pour le faste aussi bien que pour le confort, pour la fantaisie aussi bien que pour l’utilité. Vous les avez sans doute maintes fois contemplés en eux-mêmes, pour eux-mêmes, et avec la séduisante perspective des satisfactions qui leur pouvaient être dues ; mais avez-vous jamais songé à vous faire une idée de la multiplicité, de la diversité d’efforts intellectuels et physiques que provoque et nécessite l’alimentation d’un de ces dépôts où vous allez puiser pour vous vêtir et vous parer. Cependant, pour quelques centaines d’articles qui sont là réunis, à combien de milliers, de millions, je pourrais même dire de milliards d’êtres a-t-il fallu faire appel, qui ont donné leur part d’énergie, d’instinct, de vigilance, d’habileté, d’imagination ? Combien de cerveaux mis en travail ? combien de bras fatigués ? combien d’existences enchaînées à cette production, et qui en ont dépendu ?… Et, en plus des hommes mis à contribution sur tous les points du globe, les animaux et les plantes dépouillés, sacrifiés ; la terre fouillée, les eaux explorées, l’air lui-même rendu agent docile : voilà ce que je découvre là où vous n’apercevez, je suppose, que des vêtements ou des toilettes futures. Et, je ne sais si je m’a***e, mais je crois que si, au moment où vous les abordez, chacun de ces objets vous parlait en quelque sorte comme il me parle à moi, pour vous révéler son origine, pour vous conter l’histoire des transformations, ou plutôt des enfantements successifs qui, par les voies du travail humain, l’ont amené à l’état où vous le voyez, je crois que chacun de ces objets, que déjà vous estimez singulièrement, acquerrait un surcroît d’importance idéale qui peut-être vous le rendrait bien plus cher qu’auparavant. J’imagine même que vous ne sauriez plus désormais pénétrer dans un de ces endroits où se trouve manifestée sous tant de formes la puissance de l’industrie et de la solidarité humaines, sans qu’il vous vînt dans l’âme un de ces sentiments qu’on aime à éprouver, quand on est encore capable d’admirer ce qui est beau et d’applaudir à ce qui est bon. Et n’est-ce pas la beauté digne de la plus forte admiration que l’ensemble de tant de conquêtes dues aux pacifiques audaces du progrès ? Et n’est-ce pas le bien méritant d’unanimes applaudissements, que cet immense concert établi entre les membres de la grande famille universelle par la sainte loi du travail ? – Que vous en semble, Madame ? vous plaît-il que nous nous aventurions dans le va-et-vient de cet innombrable essaim d’abeilles qui s’agitent, qui s’évertuent, et qui – trop souvent sans qu’il leur en revienne une part suffisante – amassent pour tout le miel doré et bienfaisant ? Vous verrez : ce monde-là a bien ses grandeurs, ses poésies, puisqu’il a ses luttes, ses triomphes, ses défaites, ses souffrances, ses joies… Voulez-vous venir, Madame ?
– Je suis prête, mais vous-même, Monsieur, qui vous dirigera ?
– Moi, Madame, le souvenir ; car c’est une de mes fiertés intimes de me rappeler qu’enfant, adolescent, et bien plus tard même, j’ai vécu, j’ai eu ma tâche matérielle et intellectuelle dans ce monde où je m’offre à vous conduire. Vous le savez, on ne naît pas faiseur de livres. C’est un démon qui, tout par un jour, vient vous forcer à prendre une plume, et qui se cramponne à vous pour que, lourde ou légère, cette plume ne tombe plus jamais de vos doigts. Moi, quand le démon me chercha, c’est au fond d’une fabrique où j’étais apprenti qu’il dut venir me trouver. Et Dieu sait combien d’ateliers, d’usines, je lui fis visiter depuis ! Je me réjouis vraiment à l’idée de l’y ramener, après qu’il a tant fait pour m’en tirer. Maintes fois il lui arrivera d’y rencontrer la mémoire de telle ou telle déconvenue, et sans aucun doute alors il endiablera ; mais sa compagnie n’en sera peut-être que moins monotone pour vous… Toutefois, soyez tranquille, ce n’est nullement ma biographie que j’ai l’intention de vous faire, sous le prétexte d’un voyage à travers les industries textiles. Je n’ai pas, Dieu merci, l’outrecuidance de croire que, pour avoir trouvé dans mon cerveau quelques historiettes innocentes, le droit me soit acquis d’occuper personne de ma petite individualité. Non. Je vous ai proposé d’être votre guide dans un pays nouveau pour vous. Vous m’avez demandé quels étaient mes titres à cette fonction : je vous les ai fait connaître ; si vous les trouvez suffisants, partons, Madame.
– Partons, Monsieur, à tout hasard.
– Eh bien ! Madame, nous voilà partis… »