Chapitre 1 : La Lune et le Rejet
Kieran
Je me tenais seul dans la forêt, les yeux fixés sur la pleine lune, cette boule d'argent suspendue dans le ciel obscur. Sa lumière éclatait dans la nuit sans fin, projetant des ombres étranges et déformées sur le sol recouvert de feuilles mortes. Le vent soufflait doucement, mais l’air semblait plus lourd ce soir. Il portait avec lui une promesse, une promesse que le temps était venu. Je savais que le moment approchait. La transformation était proche, inévitable. Mon corps humain, déjà fatigué, ne pourrait pas contenir la bête bien longtemps.
Je respirais profondément, tentant de calmer mon esprit. Chaque mois, c'était la même chose. La lune apparaissait, et avec elle, ce besoin de fuir, de me cacher, comme un animal qui se sait traqué. J'avais appris à vivre avec cette malédiction, mais l'acceptation ne venait jamais sereinement. Chaque fois, c’était un combat. Un combat contre ma propre nature, contre cette peur viscérale de blesser quelqu’un, ou de tomber sur quelqu’un qui découvrirait ce que j’étais vraiment. Et encore, ce n'était pas la peur de la découverte qui m'angoissait le plus, mais celle de la perte. Perdre ce peu de normalité qu'il me restait.
Je n’étais plus celui que j’étais autrefois. Avant, j’étais juste un homme, un homme normal, avec des rêves et des espoirs. Mais tout cela avait changé ce jour-là, ce jour où la douleur m’avait frappé pour la première fois, lorsque mes os avaient craqué et ma peau s'était déchirée. Ce jour-là, j’étais devenu un autre. Le loup en moi n’était plus une simple créature, mais une partie de mon être, une partie que je ne pouvais pas maîtriser, qui ne me laissait aucun répit. Depuis ce jour, mon existence n’était plus que le reflet d’une dualité, d’un combat intérieur incessant.
Je m'agenouillai, les mains tremblantes, cherchant un équilibre que je n'arrivais plus à trouver. Le sol était froid sous mes genoux, l’herbe humide me collait aux jambes, mais c’était la douleur qui dominait. Je fermai les yeux un instant, espérant chasser la vague de chaleur qui déferlait dans mon corps, mais c’était vain. La chaleur montait, inéluctable, et avec elle, la pression. Mes muscles se contractaient, mes os se tordaient, chaque fibre de mon être était mise à l’épreuve. La transformation, je la connaissais bien, je la subissais chaque mois. Les os qui se brisaient, les muscles qui se tordaient, la peau qui se déchirait. C’était toujours pareil, et chaque fois, je m’y préparais sans jamais m’y habituer.
J’étais plus qu’un homme. Plus qu’un loup. Un monstre, un hybride, un être dont la place dans ce monde était incertaine, précaire. Mais à cet instant, cette pensée me traversa l'esprit : pourquoi cela doit-il être ainsi ? Pourquoi suis-je maudit de cette manière ? J’avais cherché une réponse toute ma vie, mais aucune n’était venue. Pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ? Je ne souhaitais la malédiction à personne, mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi c’était moi qui devais la porter. Pourquoi ce fardeau pesait-il sur mes épaules, me privant de la normalité, me forçant à fuir tout ce qui pourrait me rappeler ce que j’étais autrefois ?
Je me haïssais, parfois. D’autres fois, je me haïssais encore plus pour ne pas pouvoir haïr assez fort, pour ne pas pouvoir accepter que je ne pourrais jamais redevenir ce que j’étais. C’était un cercle vicieux. La douleur se déployait, me dévorant de l'intérieur, chaque fibre de ma peau, chaque tendon. La bête rugissait sous ma peau, prête à exploser, mais j’étais là, luttant pour la maintenir à distance. Non. Pas ce soir. Pas encore.
Je me redressai, la transformation presque complète, et une faim irrésistible se fit sentir, me tiraillant l'estomac. Mes sens étaient décuplés, mon odorat m’enivrait de chaque senteur, mes oreilles captaient les moindres bruissements dans la forêt. Je pouvais entendre les battements de cœur d’une proie lointaine, sentir la chaleur de la vie, fragile et douce, dans l’air. Une partie de moi voulait céder, s’élancer, courir dans la nuit, suivre cette faim, cette rage incontrôlable. Mais une autre partie de moi résistait, luttait. Pas ce soir. Pas encore. Je voulais maîtriser la bête, la dominer.
Je fis un pas en avant, puis un autre, mes griffes griffant le sol, me rapprochant de la rivière qui serpentait à travers la forêt. L’eau, calme, murmurait doucement, apportant une sensation de fraîcheur bienvenue. Le bruit du courant m’offrait une étrange forme de paix. Le loup en moi, pourtant, se rebellait. Il voulait partir, se perdre dans la forêt, se déchaîner. Mais je savais, au fond de moi, que ce n'était pas ce dont j'avais besoin. Ce dont j'avais besoin, c'était de trouver un peu de sérénité, de calme. Un moment, ne serait-ce qu’un instant, pour me retrouver moi-même, pour oublier ce monstre qui sommeillait en moi.
Je m'arrêtais près de la rive, mes yeux toujours rivés sur l’eau, observant les ondulations créées par les pierres sous la surface. Puis un souvenir surgit, frappant, douloureux. Une auberge. Un village. Une rencontre. Une jeune femme. Elle m’avait regardé, et dans ses yeux, j’avais vu quelque chose que je n’avais pas vu depuis longtemps : de la chaleur, de l’empathie. Mais j'avais aussi vu son rejet, la peur dans son regard quand elle avait découvert ce que j'étais. Elle s’était détournée, dégoûtée. L’image de son visage me hantait, son expression de mépris, ce refus d’accepter ce que j’étais devenu.
Elle m’avait rejeté. Cette pensée m’arrachait un soupir. Comme tous les autres. Combien de fois avais-je essayé de cacher la vérité, d’être un homme normal, de nouer des liens, mais chaque fois, c’était la même chose. La peur. Le rejet. Je fermai les yeux, tentant de chasser ce souvenir, mais il persistait, tenace, comme une blessure ouverte.
Mais quelque part, une petite voix persistait, un écho de l’espoir que je croyais avoir perdu. Peut-être que ce n’était pas juste un autre rejet. Peut-être qu’il y avait une chance, une possibilité, une chance que je puisse un jour être autre chose qu’un monstre. Peut-être qu’il y avait encore un moyen de rédemption. Mais où chercher cette rédemption ? Et surtout, comment ?
Trop de questions se bousculaient dans ma tête, et je secouai la tête pour les chasser. Je devais me concentrer. Le loup n’était pas loin. Une nouvelle douleur commença à se faufiler dans mes veines, m’indiquant que la transformation n’était pas encore totalement achevée.
L’aube approchait. Je pouvais déjà sentir le froid de la lumière naissante effleurant l’horizon. Le ciel se teintait de nuances pâles. La bête allait encore une fois prendre le dessus, mais peut-être qu’un jour, je trouverai un moyen de briser cette malédiction. Peut-être qu’un jour, je trouverai la paix, même si, ce soir-là, je savais que la bataille, elle, venait à peine de commencer.