Chapitre Deux
Des doigts longs et forts me saisissent fermement le bras, me forçant à reculer sur le trottoir. Ma tête dodeline d’avant en arrière comme un de ces chiens en plastique sur la lunette arrière des voitures. Une montée d’adrénaline me retourne l’estomac, et mon cœur rate un battement.
— Attention !
Sa voix est basse, douce, comme du miel chaud. Mais elle est déterminée, celle d’un homme qui prend les choses en main.
Je ne me suis pas encore retournée.
Pas encore.
Je ne peux pas lui faire face. Même s’il envahit mon espace personnel.
— Tu vas bien ?
Je sens qu’il m’inspecte pour s’assurer que je suis indemne.
Comme je ne réponds pas, il continue :
— Écoute. Je peux t’offrir un café ? J’ai remarqué que tu as oublié le tien.
Un autre exemple de mon profond dysfonctionnement.
Je suis incapable de lui répondre, alors je hoche simplement la tête. Je me ressaisis aussitôt et incline ma tête vers le café derrière nous et retrouve enfin ma voix.
— Pas là.
Je suis tellement humiliée que je doute de pouvoir retourner un jour dans mon repère matinal préféré.
— Non. Pas là, approuve-t-il dans un gloussement.
Son rire résonne, grave et profond comme sa voix, et me donne des frissons. Je ne doute pas que sa voix seule pourrait me faire fondre en une flaque à ses pieds. Les bruits amusés qui s’échappent de lui m’affectent plus que je ne pourrais jamais l’imaginer.
Et qui aurait cru qu’il pouvait même esquisser un sourire, sans même parler de rire.
Étrangement, je ne lui ai pas encore fait face. Je semble figée sur place.
— Merci de m’avoir retenue… hésité-je, et il répond à ma question non formulée.
— Kane.
Tout mon être connaît son prénom. Je l’entends chaque matin quand la serveuse le crie. J’acquiesce et me retourne lentement, me libérant de son emprise sur mon bras.
— Kane, répété-je, et le mot coule sur ma langue.
Je réalise que je n’ai jamais prononcé son nom à haute voix auparavant. Même après toutes ces semaines passées à l’étudier tandis qu’il attendait son café. Ce prénom lui va bien.
Il me dévisage, une question dans les yeux. Mais il ne demande pas.
— Lila.
Un prénom délicat pour une femme qui ne l’est pas.
— Ravi de te rencontrer, Lila.
Mon nom sur ses lèvres me fait l’effet d’un caramel qu’il sucerait. Sucré, collant. Mes orteils se recroquevillent et mes doigts se serrent en poings.
— Alors, un café ?
— Oui.
— Je connais l’endroit parfait.
Oh, moi aussi… Son lit.
Je secoue la tête, les paupières closes, m’efforçant de chasser de mon esprit ces images de débauche.
— Tu es sûre que ça va ?
Cet homme qui n’a jamais montré la moindre émotion pendant toutes les minutes passées à l’observer manifeste soudain de l’intérêt pour une parfaite inconnue ?
Et ça me frappe alors. Kane avec un K est aussi un inconnu. Je ne devrais pas le suivre où que ce soit, non ?
Il s’éclaircit la voix tandis que je le dévisage.
— Si tu ne veux pas y aller…
Bien sûr, j’irai avec lui. Parce qu’il n’y a pas d’autre endroit où j’aimerais être que chez Kane avec un K.
S’il se révèle être un tueur en série dérangé, j’espère que j’apprendrai de mes erreurs. Je renâcle bruyamment.
Il hausse les sourcils et me sonde au plus profond de mon âme.
— Allons-y, balbutié-je finalement, avant de me maudire en silence.
Ses sourcils se détendent et les petites rides au coin de ses yeux incroyables se creusent. Si je ne le connaissais pas mieux, je pourrais penser que c’est une sorte de sourire. Ou un regard satisfait.
Il m’attrape le coude et me guide trois voitures plus loin, s’arrêtant devant une berline Mercedes garée contre le trottoir, entièrement noire. La peinture, les fenêtres, les roues. Elle en jette. Et elle a l’air très chère.
Il sort une clé électronique de sa poche et m’ouvre la portière comme un parfait gentleman. Je suppose que je ne devrais pas en attendre moins de lui. Je me glisse sur le siège passager en cuir gris foncé et avant que je ne puisse le remercier, il referme la portière. Le silence qui règne dans la voiture tandis qu’il en fait le tour jusqu’au côté conducteur me donne l’impression de me trouver dans une sorte de cocon luxueux et hermétique. J’arrête de caresser le siège en cuir souple quand il ouvre de son côté.
Bon sang, je ne peux même pas m’offrir une voiture. Depuis que j’ai quitté mon emploi pour écrire à plein temps, je dois faire bon usage de mes deux pieds, et profiter des transports en commun.
Mais je suis globalement bien plus heureuse. L’inconvénient, c’est que je me sens plutôt seule ces derniers temps, car l’écriture est bien souvent synonyme d’isolement.
Je jette un coup d’œil furtif à l’homme derrière le volant. Il ne se sent probablement jamais seul. Au contraire, il apprécie probablement ses moments de solitude.
Je me tourne vers l’avant pour deviner la direction qu’il prend. À mesure que les plaques de rues défilent, je réalise qu’il se dirige vers l’ouest. Vers une zone de la ville moins malfamée.
Sans surprise.
— Alors, à qui criais-tu tout à l’heure ?
Il ne sait pas. Ou peut-être qu’il est poli et fait semblant de ne pas savoir. Dans tous les cas…
— Je suis écrivaine. Mes personnages ont des conversations dans ma tête tout le temps.
Il hausse un sourcil, mais reste concentré sur la route. C’est l’heure de pointe du matin, et les rues sont bondées.
— En général, je garde mes idées pour moi, lui assuré-je.
Un sourire s’esquisse sur son visage. Il me jette un rapide regard en biais, comme pour dire qu’il ne me croit pas.
Donc, il sait.
Le rouge me remonte au visage, et j’essaie de changer de sujet.
— Où va-t-on ?
— On est bientôt arrivés.
Ce n’est pas une réponse, mais je tourne la tête pour regarder par la fenêtre côté passager. Les commerces ont cédé la place à des habitations. Certaines sont grandes et majestueuses, d’autres plus modestes et bien entretenues. Les rues sont bordées d’arbres et exemptes de déchets. Plus chic que là où se trouve mon appartement. Juste un peu.
— Tu n’es pas censé aller quelque part ? demandé-je.
Il n’est probablement jamais en retard au travail.
— Si.
— Et où est-ce ?
J’étudie son profil. Comme la circulation est moins dense dans la partie résidentielle de la ville, il s’autorise à tourner la tête pour me regarder.
Non, ce n’est pas un regard, il promène ses yeux sur mon visage. Je m’efforce de garder une expression neutre ; je ne veux pas qu’il sache à quel point il me perturbe.
Mais ça ne manque pas – mes tétons durcissent sous ses yeux et je serre les cuisses l’une contre l’autre tandis que le manque entre elles grandit.
Je crains qu’il soit capable de me faire jouir d’un simple coup d’œil.
Il se concentre à nouveau sur la route et, presque aussitôt, engage sa grosse Mercedes dans une allée, avant de pénétrer dans un garage prévu pour trois voitures. Tandis que la porte du garage se referme derrière nous, je ne sais pas trop quoi faire. Je me trouve maintenant dans la voiture d’un inconnu, dans le garage d’un inconnu, dans la propriété d’un inconnu. Et personne… personne ne sait où je suis.
Bien joué, Lila. Tu finiras peut-être par être en plat avec des fèves, ou bien ta peau servira de manteau. Mais il est sexy, non ?
— Je… Euh…
Il n’attend pas que je finisse de balbutier mes inquiétudes. Il sort simplement de la voiture et passe de mon côté, ouvre ma portière et me tend une main.
Vous voyez ? Un vrai gentleman. Quel tueur en série aurait d’aussi bonnes manières ?
Putain. Probablement la plupart d’entre eux.
Mes doigts se crispent sur l’ordinateur portable que je tiens contre moi, et je fixe sa main tendue.
Ses doigts semblent longs, foncés et soigneusement manucurés. Tout à fait aptes à m’étrangler. Pourquoi avoir jugé intelligent d’aller prendre un café avec lui ?
— Laisse-moi t’aider, Lila. Prends ma main.
Un ordre poli.
Eh bien, quand il le dit comme ça… D’accord.
Je libère une main cramponnée à mon ordinateur et je le laisse la prendre pour m’aider à sortir du véhicule. Alors qu’il referme la portière derrière moi, je me retourne et aperçois deux autres véhicules dans le garage. L’un ressemble à une vieille voiture des années soixante. Et l’autre n’est pas du tout une voiture. La moto, entièrement noire comme la Benz, semble très puissante, et le symbole qui figure sur le côté est celui de BMW.
Cet homme aime la vitesse. La précision. Le luxe.
Tout ce que je ne représente pas.
Je suis une écrivaine sans le sou qui fait de son mieux pour joindre les deux bouts et qui a même du mal à payer son loyer. Je ne peux pas m’offrir une manucure, ni de vêtements onéreux et encore moins de rendez-vous réguliers chez le coiffeur… ni même une Ford Escort 1988.
Mais en revanche, je suis une femme déterminée. Et j’ai toujours été disposée à travailler dur.
Alors qu’il me conduit par une porte vers ce que je ne peux que supposer être sa maison, je suis déterminée à ne pas être victime d’un meurtre aujourd’hui.
La main qui enveloppe la mienne est chaude, douce et immense, engloutissant la mienne. Maintenant que je suis à côté de lui, je remarque à quel point il est grand. Moi, au contraire, je ne suis pas bien grande du tout. Je ne dépasse le mètre soixante que de quelques millimètres. Il doit bien faire trente centimètres de plus que moi. Peut-être pas tout à fait, mais pas loin. Peut-être un mètre quatre-vingt-cinq, voire quatre-vingt-huit.
Je jette un coup d’œil vers le sol pendant que nous marchons. Ses chaussures de ville brillent, son pantalon est d’une longueur parfaite. Cet homme n’achète pas ses costumes en prêt-à-porter. Non, monsieur.
Nous empruntons un long couloir carrelé et débouchons sur une grande cuisine ouverte. Encore du carrelage, des couleurs neutres, une propreté impeccable.
Et, ô surprise : une cafetière est posée sur le comptoir, dans un coin, sous un placard. J’ai soudain envie de passer un doigt dessus pour vérifier qu’il n’y a pas de poussière. Je ne le fais pas parce qu’il me libère et pose une main dans le bas de mon dos.
Le pull que je porte est fin et je sens la chaleur de sa paume sur ma peau. Je me retiens de frissonner – mes tétons sont déjà bien assez durs.
Il me guide vers un tabouret situé au milieu de l’îlot et me prie de « prendre place ».
Je m’exécute et le suis des yeux tandis qu’il enlève sa veste de costume. J’ai l’impression de regarder un film porno lorsqu’elle glisse sur ses larges épaules et le long de ses bras. Je ne peux détacher mon regard lorsqu’il la plie soigneusement en deux et la pose sur le dossier d’une chaise à la table de la cuisine.
— Je suppose que tu vis ici.
Il passe une main sur sa veste pliée avant de se retourner, avec un petit sourire narquois.
— Non, je n’ai aucune idée de qui vit ici. Je me suis dit qu’on pourrait emprunter leur cafetière.
Oh, monsieur a le sens de l’humour. J’aime bien ça.
Je l’aime bien lui.
Après l’avoir vu au café, je n’aurais jamais pensé que ce type avait une personnalité, quelle qu’elle soit.
— Tu es donc un excellent cambrioleur, puisque tu as même mémorisé le code de l’alarme.
— Je n’oublie rien.
Drôle de réponse. Mais bon…
— Comme toi.
Mon regard plonge dans le sien. Ses incroyables yeux bleus sont d’une couleur si étrange compte tenu de son teint.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Il ignore ma question et traverse la cuisine pour sortir un paquet de café du congélateur. Pendant qu’il règle la cafetière, le dos tourné, il me demande :
— Tu as faim ? Tu veux manger quelque chose avec ton café ?