Chapitre Un
Il s’appelle Kane.
Je l’aimerai pour toujours.
Seulement, il ne le sait pas encore…
Si je connais son prénom, c’est uniquement parce que chaque matin, quand il s’arrête au café pour commander son café allongé sans sucre, la barista crie « Kane, avec un K ! »
Chaque. Matin. Sans exception.
Je présume que la serveuse le fait exprès. Peut-être dans l’espoir de lui arracher un sourire. Mais il ne sourit jamais. Son expression ne varie jamais. Il semble perpétuellement bloqué en mode sérieux. Il prend juste son café, balance de l’argent dans le bocal à pourboires, se retourne et s’en va.
C’est peut-être un homme important. Un homme occupé. Un homme avec beaucoup de responsabilités sur ses larges épaules. Peut-être que son esprit est tout à ce qu’il doit accomplir dans la journée.
Mais il ne dévie jamais de sa routine. Un café noir allongé. Sans crème. Sans sucre. Aucune pâtisserie.
Pas une seule fois depuis que je l’ai remarqué.
Je fais rarement attention aux allées et venues des clients, car les matinées sont généralement très intenses. Je reste assise dans mon coin, mon ordinateur portable ouvert devant moi, mon cerveau bouillonnant d’idées. Ou pas.
Parfois, je souffre du syndrome de la page blanche. Dans ces moments-là, mon cerveau semble éteint et déserté. Il n’y a personne dans les étages. J’en souffrais le premier matin où je l’ai remarqué. Pendant ces périodes, je regarde au loin, dans le vide, tout en fouillant au fond de mon esprit. À la recherche de… quelque chose. N’importe quoi. Priant pour que quelques mots inspirants viennent stimuler ma créativité.
La porte d’entrée avec son délicat tintement n’attire généralement jamais mon attention. Jusqu’à ce jour. Le jour où j’ai fixé la porte sans réfléchir, sans prêter attention à l’afflux de clients.
Jusqu’à lui.
Il est grand. Et large. Pas gros, non. De puissants muscles se dessinent sous sa chemise lorsqu’il pousse la porte et entre. Ses cheveux bruns sont très courts sur les côtés, juste un peu plus longs sur le dessus. Une coupe de cheveux sérieuse. Comme lui… Aucun sens de la fête.
Sa chemise parfaitement repassée, d’un violet profond, est soigneusement rentrée dans son pantalon noir. Sa ceinture en cuir noir est fermée par une simple boucle en or.
Ses sourcils paraissent foncés et imposants au-dessus de ses yeux qui me font tressaillir. Si clairs que je ne saurais dire s’ils sont gris ou bleus. Une chose est sûre, ils contrastent follement avec son teint mat.
Son unique accessoire visible est une montre, à son poignet. Même de là où je suis assise, je devine sa valeur. Un modèle que je ne pourrais jamais m’offrir, et dont je ne connaîtrais probablement jamais la marque. Mais elle respire le luxe.
Ses jambes sont longues et indéniablement robustes, ce qui lui donne une démarche assurée lorsqu’il se dirige vers le comptoir.
Pourquoi s’arrête-t-il ici pour un simple café ? Je suis sûre qu’il pourrait se payer une cafetière. Ce n’est pas bien compliqué : du café moulu, un filtre, et de l’eau. On appuie sur le bouton, on attend, et voilà…
Ah, peut-être qu’il n’aime pas attendre. Mais est-ce vraiment plus rapide de s’arrêter ici chaque matin ?
Peut-être qu’il n’aime pas nettoyer derrière lui. Enfin, après l’avoir bien étudié, mon instinct me dit qu’il peut se permettre de faire appel à quelqu’un pour s’occuper de sa vaisselle sale. Peut-être même qu’il vit avec une personne disposée à le faire. Une épouse. Un époux.
Une amante…
Peu importe le motif de son passage matinal, car dès que je le remarque, je ne peux plus le quitter des yeux. Je ne peux plus me concentrer.
Je regarde ses lèvres bouger quand il passe commande. J’attends que les commissures de ses lèvres se relèvent lorsqu’il s’adresse à la barista. En vain. Aucun plissement des yeux, aucun sourire, pas même un hochement de tête indiquant qu’il parle à un autre humain.
Rien.
Il ne sort pas une seule fois son téléphone portable en attendant sa boisson. Je ne l’ai même jamais vu en tenir un à la main.
Il serait bien le genre à trouver impoli d’être au téléphone au lieu de donner toute son attention à la personne qui le sert. Même si cette attention est froide et insensible.
Il est constant, et il vient toujours seul.
Un jour, je passe de ma table habituelle dans le coin à une table d’où je peux voir sa main gauche. Son annulaire semble nu. Évidemment, ça ne prouve pas qu’il ne soit pas marié. Ou dans une relation sérieuse. Beaucoup d’hommes ne portent pas d’alliance.
Je l’observe tous les jours. J’apprends sa façon de bouger, je sais qu’il est droitier, qu’il fait quinze pas jusqu’au comptoir. Qu’il vérifie toujours que le couvercle de son café est bien en place avant de pivoter pour sortir.
Je suis devenue le chien de Pavlov. Quand le carillon retentit à 8 h 02 tous les matins, je dois lever les yeux. Je ne peux pas m’en empêcher, même si j’essaie de toutes mes forces.
Quand je le vois passer la porte, je commence à fantasmer sur lui. Comment serait-il nu ? Comment son visage se déformerait-il pendant l’o*****e ? La sensation de ses doigts au fond de moi, me caressant profondément, me laissant mouillée.
Comment son b****r serait sérieux quand il écraserait ses lèvres contre les miennes ?
Je ne peux pas me dérober à mes pensées. Mes désirs. Mes fantasmes de culotte trempée.
Je songe à changer de café, car c’est en train de virer à l’obsession.
Je veux le toucher. Je veux le voir sourire. Je veux le faire rire.
J’imagine qu’il lui manque quelque chose. Par exemple, moi. Je peux résoudre tous ses problèmes. Je peux lisser son front quand il se fronce à cause d’une surcharge de travail. Je peux l’embrasser pour évacuer sa tension. Je peux lui murmurer des mots apaisants à l’oreille pour le distraire de toutes les tâches importantes dont il est responsable.
Le seul point positif de mon obsession, c’est qu’elle m’aide à écrire. Une fois que le carillon s’est tu et que la porte se referme derrière lui, mes doigts courent sur le clavier. Je ne souffre plus d’aucun blocage créatif. Les fantasmes se succèdent dans mon esprit, et je serre les cuisses l’une contre l’autre jusqu’à en avoir mal lorsque les mots se déversent sur l’écran.
Il est ma muse.
Mon inspiration.
Sa peau est très mate, mais je ne l’imagine pas se prélasser au bord d’une piscine. Il semble trop puissant pour une telle oisiveté. Ou trop impatient. Il n’a probablement pas le temps de s’amuser. Pour lui, vivre, c’est agir.
Donc, ce n’est pas du bronzage. Non, son teint semble naturel. Ses origines sont à l’origine de sa carnation. Sombre. Taciturne. Intense. Sa lignée recèle des secrets bien éloignés de l’Amérique moyenne. Même si sur son permis de conduire, il est considéré comme Caucasien, son arbre généalogique affirmerait le contraire.
Kane avec un K m’intrigue.
Je ne fais plus jamais de grasse matinée, sans même avoir besoin de mettre mon réveil. Mes yeux s’ouvrent tous les jours de la semaine à la même heure, ma tête est déjà tout entière tournée vers lui. Je m’assure d’être au café, à ma place habituelle avec mon ordinateur portable ouvert, mon thé chai fraîchement infusé et bien chaud devant moi à 7 h 50. Juste au cas où il serait en avance.
Il ne l’est jamais. Il est réglé comme une horloge. Il a une routine, et s’y tient.
Chaque. Matin. Sans exception.
Je veux connaître son nom de famille. Ce qu’il fait dans la vie. Le genre de voiture qu’il conduit. Est-ce qu’il vient au café à pied ? Est-ce qu’il habite ou travaille dans le coin ?
Quand le carillon retentit, je lève la tête. Mes yeux redescendent rapidement vers l’heure dans le coin de mon écran : 8 h 02. Puis je les repose sur lui.
Aujourd’hui, il porte une veste par-dessus sa chemise bleue claire, et cette couleur fait ressortir celle de ses yeux. Sa cravate bleu foncé à motifs est parfaitement nouée, avec soin, tout contre son col. Ses manchettes dépassent de la veste jusqu’à ses mains. La longueur appropriée pour un homme qui sait s’habiller. Ses boutons de manchette en or scintillent au rythme des mouvements de ses bras.
Il est tellement trop bien pour moi qu’il ne jette jamais, jamais, un regard dans ma direction. Pas une seule fois.
Je ne comprends pas comment il ne ressent pas la chaleur de mon regard, la nature obscène et érotique de mes pensées.
Comment peut-il ignorer que je le déshabille ?
Chaque. Matin. Sans exception.
Il doit patienter ce matin. Deux personnes sont devant lui dans la file, et leurs commandes sont bien plus complexes que son habituel café noir allongé. Et le personnel est en sous-effectif. Son regard perçant balaie l’espace derrière le comptoir avant de saisir la situation. Il lève le bras et vérifie sa montre.
Il tape du pied. Probablement d’impatience, pas de la nervosité. Il pivote et examine la salle. Pour une fois, il remarque qu’il y a d’autres clients et d’autres éléments dans le café que lui, la serveuse et son grand café noir.
Je le sens, même s’il n’est pas tout près de moi, même s’il ne me touche pas.
À chacune de ses respirations, je perçois un léger mouvement de l’air. Je remarque chaque clignement de ses yeux. Ses longs cils noirs s’ouvrent et se ferment comme deux éventails chinois.
Puis son regard se pose sur moi. Au lieu de glisser vers une autre cible, il s’arrête. Il se fige. Cet homme me fixe. Peut-être parce que je le fixe aussi. Peut-être parce que ma bouche s’ouvre et que je respire plus difficilement que de coutume.
Je me trémousse maladroitement sur la chaise en bois dur tandis que la chaleur me monte aux joues, et je suis mortifiée de ne pas réussir à détacher mon regard du sien.
Ses paupières se plissent et ses sourcils se froncent, assombrissant encore plus ses yeux. Ils me rappellent un océan agité et non un la paisible mer des Caraïbes.
Mon cœur bat la chamade à mesure qu’il étudie mes cheveux. Je lutte pour ne pas y passer la main en espérant être bien coiffée… parce que ce n’est souvent pas le cas. Je jure intérieurement quand son regard se pose sur ma bouche. Je me l***e les lèvres avant de fermer ma mâchoire, manquant de peu de me mordre la langue. L’inspection qu’il fait de moi est lente et minutieuse. Il passe en revue mon cou, puis son regard descend encore.
Je suis contente d’avoir enfilé un pull en cachemire à col en V ce matin et pas un vieux sweat-shirt. Jamais, dans mes rêves les plus fous, je n’aurais pensé qu’il me remarquerait.
Jamais.
Ses yeux se promènent doucement vers mon décolleté et s’arrêtent à nouveau. Une seconde, deux secondes, trois secondes. Le sang me monte à la tête, et je ne sais plus où me mettre. La chaleur s’accumule entre mes jambes et je me tortille sur mon siège.
Mon Dieu, rien que son regard me donne envie de jouir. Mon intimité palpite et j’ai envie de me toucher.
Tous ces fantasmes.
Si seulement il savait.
Il rirait probablement et penserait que je suis idiote. Qu’il est beaucoup trop bien pour moi ! Il n’accepterait jamais de fréquenter quelqu’un comme moi.
Mais je veux qu’il me touche. Je veux que ses doigts fouillent mes cheveux, qu’il me tire la tête en arrière. Je veux sentir ses lèvres, ses dents, le long de la puissante pulsation dans mon cou. Je veux qu’il caresse de ses pouces mes tétons durcis.
Je me sens étourdie et je me rends compte que j’ai arrêté de respirer. Je suis en train d’attendre. J’attends qu’il fasse un geste. Qu’il m’attrape la main, m’entraîne vers la porte, vers sa maison, sa voiture, son bureau, où il pourrait me b****r minutieusement et intensément jusqu’à me faire exploser en mille éclats.
Je veux grimper sur ses genoux et m’empaler sur sa queue, le chevaucher jusqu’à en être toute humide, en sueur, et me cramponner à sa peau du bout des ongles. Je veux sentir ses dents le long du galbe sensible de mes seins.
Je veux.
Je veux.
Je veux qu’il me touche.
J’ai besoin qu’il me touche.
J’ai besoin de ses doigts, de sa queue dure, en moi.
Et je suis aussi impatiente que lui.
J’en ai besoin maintenant.
Je le veux maintenant.
Maintenant !
Je crie en silence. Une voix que je ne reconnais pas comme étant la mienne hurle : « Touche-moi, bordel ! Touche-moi ! »
Je me rends alors compte que tous les clients ont les yeux rivés sur moi. Ces mots, cette supplication, n’ont pas été criés silencieusement dans ma tête.
Non.
J’ai prononcé ces mots à haute voix. Ma gorge éraillée en est la preuve flagrante.
Je repousse ma chaise qui grince avant de tomber par terre en fracas. J’attrape mon ordinateur portable, et je le referme brusquement. Je le glisse sous mon bras et me précipite hors du café.
Je laisse ma dignité derrière moi avec mon chai latte.
Mes joues sont encore brûlantes, mon cœur bat à tout rompre, mon estomac se noue. Je suis sur le point de vomir.
Je pousse la porte d’entrée et inspire une bouffée d’air frais, m’obligeant à bien gonfler mes poumons. J’inspire par les narines, j’expire par la bouche. Lentement, régulièrement. Je dois garder le rythme jusqu’à ce que la nausée disparaisse.
Le dos tourné vers la devanture du café, je fais face aux voitures qui défilent à toute vitesse, et dont les occupants ignorent tout de mon récent accès de folie. Ils ne savent pas à quel point j’ai eu l’air d’une folle en suppliant un homme, un parfait inconnu, dans le café derrière moi.
Mais moi, je le sais.
Et lui, il le sait.
Je dois m’éloigner avant que la porte ne s’ouvre, que le carillon ne retentisse et qu’il ne sorte sur le trottoir. Que nous serions contraints de partager.
Parce que pour l’instant, l’idée de partager quoi que ce soit avec lui est insupportable.
Je force mes pieds à bouger, mes jambes à fonctionner. J’avance sans réfléchir. Un pas après l’autre.
Puis un klaxon de voiture résonne, m’extirpant de ma torpeur. Et, tout à coup, je ne suis plus qu’une poupée de chiffon.