II

1788 Words
IIDélicat comme était Jude Fawley, il porta sans s’arrêter les seaux pleins d’eau jusqu’au cottage. Sur la porte était un petit rectangle de carton bleu, où étaient peints en lettres jaunes ces mots : « Drusilla Fawley, boulangère. » Derrière les petits carreaux plombés de la fenêtre – cette maison était une des plus anciennes du pays – il y avait cinq bocaux de bonbons, et trois gâteaux sur une assiette à ramages. Tandis qu’il vidait ses seaux derrière la maison, Jude pouvait entendre une conversation animée qui continuait à l’intérieur, entre sa grand-tante, la Drusilla de l’enseigne, et quelques autres villageoises. Ayant vu le départ du maître d’école, elles discutaient sur les détails de l’événement et se plaisaient à en tirer des pronostics pour l’avenir. – Qui est donc celui-là ? demanda l’une, qui paraissait n’être pas du pays, quand le garçon entra. – Vous pouvez bien me le demander, mistress Williams. C’est mon petit-neveu. Il n’était pas ici la dernière fois que vous êtes venue. La vieille bonne femme qui répondait était une grande maigre ; elle parlait d’un ton tragique sur le sujet le plus trivial et adressait une phrase de sa conversation à chaque auditeur à son tour. « Il vient de Mellstock, dans le Vessex méridional, il y a un an déjà, – il n’a pas eu de chance, Belinda – (se tournant à droite) : son père vivait dans ce pays ; il attrapa le mal de la mort, et mourut en deux jours, comme vous savez, Caroline. (Se tournant à gauche) : C’eût été une bénédiction si la Providence t’avait enlevé aussi, avec ta mère et ton père, toi, pauvre enfant inutile !... Mais je l’ai pris ici pour rester avec moi, jusqu’à ce que je puisse voir ce que je ferai de lui, quoique je sois obligée de le laisser gagner un penny quand il en trouve l’occasion. Précisément, en ce moment, il écarte les oiseaux dans les champs du fermier Troutham. Cela l’empêche de mal faire. – Pourquoi te tournes-tu, Jude ? continua-t-elle, en s’adressant à l’enfant qui sentait pleuvoir les regards comme des soufflets sur son visage et détournait la tête. La blanchisseuse du pays répondit que Mme ou Mlle Fawley (comme on la nommait indifféremment) avait fait peut-être un très bon calcul en prenant Jude avec elle. « Pour vous tenir compagnie dans votre solitude, chercher l’eau, fermer les volets le soir, et vous aider un peu dans la boulangerie. » Miss Fawley n’était pas convaincue... « Pourquoi n’avons-nous pas persuadé au maître d’école de le prendre avec lui à Christminster et d’en faire un étudiant ? continua-t-elle avec une plaisanterie renfrognée. Je suis sûre qu’il n’eût pas trouvé meilleur élève. Le garçon est fou des livres, il en est fou. Cela vient de famille. Sa cousine Sue est absolument de même ; je l’ai entendu dire, du moins, car je n’ai pas vu cette enfant depuis des années, quoiqu’elle soit née ici, entre ces quatre murs. Ma nièce et son mari, après leur mariage, n’eurent pas de maison à eux pendant un ou deux ans. Lorsqu’ensuite ils furent installés... mais ne parlons plus de ça. Jude, mon enfant, ne vous mariez jamais : il n’est pas bon pour les Fawley d’entrer dans ce chemin-là. Elle, leur unique enfant, fut comme ma propre fille, Belinda, jusqu’à la séparation. Ah ! qu’une petite fille ait connu de tels changements !... » Jude, voyant l’attention générale concentrée encore sur lui, quitta la boulangerie, où il avait mangé le gâteau réservé pour son déjeuner. La fin de son court repos était arrivée et, sortant du jardin en escaladant la haie, il suivit un sentier vers le nord jusqu’à une large et solitaire dépression du plateau, ensemencée de blé. Ce vaste creux était le théâtre de ses travaux pour M. Troutham, le fermier ; Jude descendit au milieu. La surface brune du champ était limitée tout autour par le ciel et se perdait par degrés dans la brume qui envahissait ses confins et rendait la solitude plus saisissante. Rien n’en rompait l’uniformité, si ce n’est une meule formée par les récoltes de l’année précédente, des corneilles qui s’envolèrent à l’approche de Jude et le sentier par lequel il était venu, – Que c’est laid, ici ! murmura-t-il. Il s’arrêta auprès de la meule et, pendant quelques instants, il fit vigoureusement résonner sa crécelle. À chaque claquement, les corneilles, cessant de becqueter, s’élevaient sur leurs ailes nonchalantes, sombres comme une cotte de mailles, tournoyaient en regardant Jude avec circonspection et descendaient picorer à distance respectueuse. L’enfant agita sa claquette jusqu’à ce que son bras fût fatigué, et peu à peu son cœur sympathisa avec les désirs contrariés des oiseaux. Ils semblaient, comme lui, vivre dans un monde qui ne se souciait pas d’eux. Pourquoi les effaroucher ? Ils prenaient de plus en plus l’aspect de gentils amis et protégés – les seuls amis que Jude pût considérer comme siens, car sa tante lui avait dit souvent qu’il ne devait pas compter sur elle. Il cessa de claquer et, de nouveau, les oiseaux redescendirent. – Pauvres petits chéris ! dit Jude à haute voix. Vous aurez votre dîner, vous l’aurez ! Il y a bien assez pour nous tous, et le fermier Troutham est assez riche pour vous offrir quelque chose. Donc, mangez, mes chers petits oiseaux, et faites un bon repas. Les corneilles s’arrêtèrent pour manger, taches d’encre sur le sol brou de noix, et Jude se réjouissait de leur appétit. Un fil magique de sympathie unissait sa propre vie à la leur. Ces existences chétives et pénibles ressemblaient à son existence. Il avait jeté de côté sa claquette, comme un vil et sordide objet, aussi cruel pour l’ami des oiseaux que pour les oiseaux eux-mêmes. Soudain, il sentit un rude choc sur sa culotte, choc suivit d’un sourd claquement qui révéla à ses sens surpris que l’instrument de correction employé était la claquette elle-même. Les oiseaux et Jude s’effrayèrent simultanément, et les yeux effarés du gamin aperçurent le fermier en personne, le grand Troutham, abaissant sur Jude épouvanté un visage coloré par l’indignation, et balançant la crécelle dans sa main. – C’est cela : « Mangez, mes chers oiseaux ! » c’est cela, jeune homme ! « Mangez, chers oiseaux ! » En vérité ? J’arrive derrière vous et je vous entends dire : « Mangez, chers oiseaux ! » Et vous avez été faire le paresseux chez le maître d’école, avant de venir ici, n’est-ce pas, hein ?... C’est ainsi que vous gagnez vos six pence par jour pour écarter les oiseaux de mon blé ? Tout en cornant aux oreilles de Jude ce discours indigné, Troutham avait saisi la main gauche de l’enfant dans la sienne, et balançant Jude au bout de son bras, il le fit tourner autour de lui en le frappant avec le plat de la crécelle, jusqu’à ce que l’écho du champ retentit du bruit des coups, distribués deux ou trois fois à chaque révolution. – Ne me battez pas, monsieur, je vous en prie, ne me battez pas... Je... je... monsieur... je voulais dire qu’il y avait beaucoup de grain – je l’ai vu semer – et que les oiseaux pouvaient en prendre un peu pour leur repas et que ça ne vous ferait pas de tort, monsieur, et M. Phillotson, dit qu’il faut être bon pour eux. Oh !... Oh !... Oh !... Cette explication sincère parut exaspérer le fermier, plus que ne l’eût fait une protestation. Il continua de balancer Jude et de faire résonner la claquette dont le bruit parvenait jusqu’aux travailleurs éloignés qui croyaient Jude assidûment occupé à sa besogne, et jusqu’à la nouvelle église pour laquelle le fermier avait largement souscrit en témoignage de l’amour qu’il portait à Dieu et aux hommes. Quand il en eut assez de cette besogne, Troutham remit l’enfant tremblant sur ses jambes, prit six pence dans sa poche et les lui donna comme salaire en lui disant de retourner à la maison et de ne jamais reparaître devant ses yeux ni dans son champ. Jude s’enfuit hors de la portée de son bras et s’en alla en pleurant, non de douleur, quoiqu’elle fût assez vive ; non même de la découverte qu’il avait faite d’une fêlure dans le système de l’univers, ce qui est bon aux oiseaux de Dieu étant nuisible au jardinier créé par Dieu ; mais il avait la sensation terrifiante de s’être porté le plus grand tort, depuis un an qu’il habitait la commune, et d’être un fardeau pour sa grand-tante durant toute sa vie. Il y avait, sur son chemin, une quantité de ces vers qui sortent de terre à cette époque de l’année, et il était presque impossible d’avancer sans en écraser quelques-uns. Quoique le fermier Troutham l’eût justement corrigé, Jude était incapable de faire, du mal à qui que ce fût. Il n’avait jamais déniché des oiseaux, sans rester éveillé toute la nuit par la pitié ; et bien souvent, le lendemain matin, il avait remis les captifs dans leur nid. À peine pouvait-il supporter la vue des arbres taillés ou abattus... Cette disposition de caractère, qu’on appelle communément de la faiblesse, révélait qu’il appartenait à l’espèce des hommes destinés à souffrir beaucoup, avant que la chute du rideau sur le spectacle de leur vie inutile ne vienne marquer le moment où tout redeviendra bien pour eux. Il continua sa route sur la pointe du pied, parmi les vers de terre, sans en écraser un seul. En entrant dans la chaumière, il trouva sa tante vendant un pain de deux sous à une petite fille. La cliente partie, elle demanda : – Eh bien, pourquoi revenez-vous ici au milieu de la matinée ? – Je suis renvoyé. – Quoi ? – M. Troutham m’a renvoyé parce que j’ai laissé les corneilles manger un peu de maïs. Et voilà mes gages, les derniers. Tragiquement, il jeta les six pence sur la table. – Ah ! dit la tante qui suspendit sa respiration. Elle commença un sermon pour prouver qu’elle allait avoir Jude sur les bras, tout le printemps, sans qu’il pût rien faire. – Si vous ne pouvez écarter les oiseaux, à quoi êtes-vous bon ?... Là, vous ne semblez pas capable de grand-chose. Je suis meilleure que le fermier Troutham. Mais, comme a dit Job : « Maintenant, les jeunes me tournent en dérision, ceux dont j’aurais dédaigné les pères, comme gardiens de mes troupeaux. » Son père était ouvrier chez mon propre père ; n’importe, j’ai été bien folle de vous laisser travailler pour lui... Jude, Jude, pourquoi n’avez-vous pas suivi le maître d’école à Christminster ou ailleurs ? – Où est cette belle cité, tante, cette ville où est allé M. Phillotson ? demanda l’enfant après une méditation silencieuse. – Seigneur ! vous devriez savoir où est Christminster. À une vingtaine de milles environ. C’est un endroit beaucoup trop beau pour vous, mon pauvre garçon, j’en ai bien peur. – Et M. Phillotson y restera toujours ? – Est-ce que je sais ? – Ne pourrais-je aller le voir ? – Dieu non. On voit bien que vous n’êtes pas d’ici ; ou vous ne demanderiez pas une chose pareille. Nous n’avons jamais eu aucun rapport avec les gens de Christminster ni eux avec nous. Jude sortit et, sentant plus que jamais l’inanité de son existence, il se laissa tomber sur un tas de paille près de l’étable à porcs. Le brouillard était devenu transparent et l’on devinait le soleil au travers... Jude comprit que l’âge apportait des responsabilités. L’ordre des événements ne ressemblait pas à celui qu’il avait espéré. La logique de la nature était trop cruelle pour le ménager, et son sens de l’harmonie était blessé de ce que la compassion due à certaines créatures portât préjudice aux autres... S’il pouvait seulement s’empêcher de grandir ! Il n’éprouvait nul besoin de devenir un homme. Dans l’après-midi, quand il n’eut plus rien à faire à la maison, il sortit du village et demanda le chemin de Christminster, qu’on lui indiqua, dans la direction du champ de Troutham.
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