V
La mer des Antilles
Les derniers jours de la traversée furent des plus calmes. Un seul incident se produisit aux approches de la mer des Antilles. Au loin, à l’horizon, une trombe apparut un soir, au soleil couchant ; l’eau, soulevée comme une colonne pélasgienne, rejoignait un gros nuage noir et semblait s’y engouffrer.
Sans être très commun, ce phénomène n’étonne pas outre mesure les navigateurs. Le spectacle est au surplus fort curieux, lorsqu’il se produit à distance suffisante pour n’être pas inquiétant.
Le même soir, la nuit venue, la mer devint phosphorescente ; des vagues argentées déferlaient le long de la Lorraine, faisant jaillir des millions d’étincelles aux vifs scintillements.
La présence antérieure de la trombe d’eau et des gros nuages disait assez combien l’atmosphère était chargée d’électricité.
Cela amena l’éternelle discussion sur la phosphorescence de l’océan ; Lavarède l’attribuant à une cause électrique, Murlyton tenant pour la tradition qui veut que ce phénomène soit produit par des myriades d’animalcules d’un ordre spécial. Miss Aurett ne cherchait pas la cause et se contentait d’admirer l’effet, un peu féerique, qui parlait à son âme.
Mais tandis que ceux-ci élevaient leurs esprits aux spectacles de la nature, d’autres s’abaissaient aux combinaisons humaines les plus viles. Entre Bouvreuil et José, une sorte de pacte était conclu. Le vieux finaud avait mis à profit les quelques jours de traversée. Il avait observé. Et clairement, il avait vu la sympathie naissante de la jeune Anglaise pour Lavarède.
– Ce gaillard-là, dit-il au Vénézuélien, est capable d’avoir plusieurs cordes à son arc. Si la fortune de son cousin lui échappe, comme cela est plus que probable, par la voie régulière de l’héritage, il trouvera une planche de salut… Les quatre millions reviendront à l’Anglais, puis à sa fille. Et en se faisant bien venir de celle-ci, il ressaisira par le mariage l’argent qu’il aura perdu… en route.
– Cette petite sera donc bien riche ? demanda José, que de telles perspectives dorées émoustillaient déjà.
– Oui… sir Murlyton a une fortune personnelle considérable ; vous connaissez les Anglais, pour qu’ils cessent de travailler il faut qu’ils soient plus qu’à l’aise. Miss Aurett est fille unique. Si, aux millions de son père, viennent se joindre ceux du voisin Richard, ce sera un parti princier.
– Ce serait grand dommage de le laisser tomber entre les mains de votre ennemi.
Ce disant, José avait son mauvais sourire, le sourire des jours où il « courait à Mazas. » Et Bouvreuil lui répondait par un mouvement circonflexe des lèvres qui ne l’embellissait point. Encore ne disaient-ils pas tout, ni l’un ni l’autre.
Mentalement, Bouvreuil pensait :
– Et Pénélope ?… que ferait ma Pénélope si je ne lui ramenais pas son infidèle, penaud et repentant, comme je le lui ai promis ?
De son côté, don José entrevoyait un horizon de repos après les orages de la vie aventureuse, avec les millions de l’Anglaise pour capitonner ses vieux jours, avec son joli sourire frais pour en dissiper l’amertume. Brusquement le dialogue muet cessa. Les deux hommes s’étaient compris.
– Donnant, donnant… comme toujours, fit l’Américain. Je vous aiderai à empêcher ce Lavarède de réussir dans sa folle entreprise, mais en revanche vous m’aiderez à obtenir la main de miss Aurett.
– C’est entendu… et ce traité-là n’a pas besoin d’être signé.
– Non, entre honnêtes gens.
– Et puis notre intérêt étant le même…
– Parfaitement exact.
Au fond de son idée, tout à fait au fond, dans un coin caché de derrière la tête, don José ne se souciait que subsidiairement de la main de la blonde enfant. C’était la fortune qui seule le tentait.
Gouverneur de Cambo, de Bambo ou de Tambo, préfectures diverses qui lui étaient offertes, c’était très joli assurément, c’était même flatteur, et, jusqu’à un certain point, productif. Mais n’était-ce point un sort précaire ? L’inamovibilité des fonctionnaires n’est point décrétée dans les républiques hispano-américaines. Encore moins celle des traitements. Et la révolution chronique, qui n’était encore que semestrielle, pouvait bien devenir trimestrielle. Les partis vaincus y avaient songé plusieurs fois.
Avec ça, le Trésor était à sec. Les appointements se soldaient avec des retards sensibles. Un beau jour, la bascule politique n’avait qu’à jouer avant le versement financier !…
Tout cela bien pesé, un bon mariage paraissait plus solide. Don José était jeune encore ; son titre dans le pays vers lequel on naviguait était de nature à flatter l’amour-propre d’une jeune personne ; les moyens de séduction honorables ne manquaient pas. Rien ne serait aisé comme de compromettre miss Aurett et de rendre l’union nécessaire.
Le plus pressé était de se lier petit à petit, pendant les derniers jours, avec sir Murlyton, et c’est à quoi tendirent les efforts del señor Miraflor. Bouvreuil l’y aida de son mieux. Ses regards même devinrent moins féroces lorsqu’ils croisaient ceux de Lavarède. Si bien que celui-ci put penser que l’antipathie de son propriétaire et créancier s’était séchée en même temps que ses habits. Il se trompait. Bouvreuil lui ménageait un tour de sa façon.
– Mon cher ami, dit-il à don José, ici, à bord de la Lorraine, ce coquin m’a pris mon nom. Il est, lui, Bouvreuil, homme considéré. Et je suis, moi, Lavarède, être sans importance, à moitié fou, la risée de l’équipage. Soit… patientons encore quelques heures. Bientôt nous débarquerons à Colon… Et là, je profiterai de la situation qui est faite à bord à Lavarède et à Bouvreuil.
– Que voulez-vous dire ?
– Ceci simplement : M. Bouvreuil est un personnage. Eh bien, une fois à terre je redeviens moi, je redeviens Bouvreuil, ce qui m’est facile, puisque j’ai tous mes papiers et que nous trouverons là des autorités régulières.
– C’est certain… et puis ?
– Et puis Lavarède n’est qu’une sorte de colis que l’on va rapatrier par charité, – ou par force, à son choix. Tous les officiers de la Lorraine, les matelots eux-mêmes en témoigneront… Rien ne sera plus facile que d’obtenir du consul français l’ordre de rapatriement dont il a déjà été question devant moi aux îles Açores.
– Je comprends… Avec le commandant, je m’entremets pour demander cette pièce et, une fois qu’elle sera signée, c’est le véritable Lavarède qu’on va saisir et embarquer.
– Voilà… son tour du monde n’aura pas été long.
La combinaison était excellente en effet. Par sa simplicité même, elle avait chance de réussite. Le malheur est que Lavarède n’était point un naïf et qu’en se rapprochant de la terre américaine, il sentait bien que son paradis allait finir et son enfer commencer. Très sincèrement, il s’en était ouvert à miss Aurett qui lui demandait en riant comment il allait se tirer de la plus prochaine étape.
– Vous pensez bien, mademoiselle, que je vais quitter le personnage dont je me suis affublé pour la traversée. Je n’aurais pas plus tôt mis le pied à terre à Colon que de sérieux obstacles m’arrêteraient.
– Alors, que comptez-vous faire ?
– Je n’en sais rien encore ; mais je suis bien résolu à ne pas attendre ce point pour débarquer.
À l’escale que fit la Lorraine à la Guadeloupe, rien ne fut encore changé ; nos personnages s’observaient.
Lavarède, pour mieux tromper son monde, se contenta de raconter quelques détails sur les récifs de coraux qui augmentent d’année en année, particulièrement sur le littoral de la grande Terre. Il avait un souvenir sur Marie-Galante, une anecdote sur la Désirade. Toutes les îles y passaient : Saint-Barthélemy, que la Suède nous a rendue en 1878 ; Saint-Martin, que nous partageons avec les Hollandais.
Il faisait remarquer les Grands-Mornes desquels se détache La Soufrière et son panache de fumée ; il indiquait la vallée de la Rivière des Goyaves et rappelait volontiers un incident du tremblement de terre qui détruisit, en 1843, la Pointe-à-Pitre en une seule minute, – 70 secondes disent les auteurs très précis.
En un mot, rien dans son allure, dans sa conversation ne décelait sa préoccupation. Il ne mit même pas pied à terre.
Ce fut seulement à la Martinique, où le bateau relâchait pendant près d’une journée, qu’il fit comme la plupart des passagers. Il descendit à Fort-de-France. Quant à Bouvreuil, il resta consigné encore.
Est-ce adieu qu’il faut vous dire ? interrogea miss Aurett.
– Non pas, mademoiselle… ne dois-je point d’ailleurs permettre à votre père d’accomplir sa mission ?
– Les difficultés ne vous découragent donc pas ?
Elles m’excitent, au contraire… Nous sommes ici en terre française et ma foi, je vais chercher un moyen de continuer mon tour du monde, sans sortir des clauses qui me sont imposées.
C’était très simple à dire, mais moins simple à exécuter. Il connaissait la colonie, l’ayant habitée pendant l’un de ses voyages. Il se dirigea vers la place de la Savane, se donnant plutôt un but de promenade machinale, afin de laisser aller sa pensée.
Et il songeait.
– Voyons… que faire ? Si je continue la traversée sur la Lorraine, nous allons trouver les escales du Vénézuéla et de la Colombie avant d’arriver à l’isthme. De ces côtés, les routes sont à peu près nulles même les messageries se font à dos de mulet… je perdrai donc par là un temps précieux. Et puis, comment m’y prendre pour vivre ! « Si, sans quitter l’île, je poussais jusqu’à Saint-Pierre, je trouverais là un navire pour l’Amérique du Nord… à Saint-Thomas, je rencontrerais ceux qui font le service des Antilles et du Mexique… cela m’avancerait toujours… oui, mais comment m’y prendre pour solder mon passage ? Allons, ce n’est vraiment pas très commode. Dans quelques heures, la Lorraine reprend la mer, il faut que d’ici là…»
Comme il faisait le tour de la statue élevée à l’impératrice Joséphine, il aperçut quelqu’un qui le regardait.
– Lavarède ?… Est-ce bien toi ?
– Moi-même.
Et il dévisagea le nouveau venu, qu’il reconnut presque aussitôt. C’était un camarade de collège.
– Que diable fais-tu ici ? demanda Armand.
– Je vais te le dire, mais je te ferai ensuite la même question. Je suis attaché à la personne du gouverneur depuis peu.
– Donc, te voilà créole.
– Non pas… immigrant, puisque je ne suis pas natif de la colonie. À toi, maintenant.
– Je suis de passage seulement et je viens respirer l’air de la ville pendant l’escale de notre transatlantique.
Une absinthe au lait de noix de coco fut vite offerte, et la conversation s’engagea. Armand demanda des nouvelles de quelques amis de jeunesse et d’autres qu’il avait connus jadis aux petites Antilles.
– Georget ?…
– Mort, piqué par une vipère fer de lance, sur les bords du Lamentin.
– Dramane ?…
– Atteint de la fièvre jaune à la Pointe-du-Diable, dans la presqu’île de Caravelle.
– Subit ?…
En villégiature au ravin des Pitons, ou à la source d’Absalon, où il prend les eaux pour se guérir d’anciennes blessures.
Une absinthe fut vite offerte
– Jordan ?
– Émigré dans une des dix-huit républiques hispano-américaines. Aux dernières nouvelles, l’ami Jordan, décavé à la suite de Jolies de jeunesse, était parti pour Caracas, ayant réalisé ses dix derniers mille francs.
Au surplus, un commis de l’ordonnateur, nom d’un des fonctionnaires le connaissait. C’était à deux pas, on y alla. Un type que ce commis. Créole, correspondant de sociétés savantes et un tantinet prétentieux. Cela se remarquait dès les premiers mots.
– Je voudrais savoir ce qu’est devenu notre ami Jordan, qui habitait autrefois la Martinique, dit très courtoisement Lavarède.
– Vous voulez dire, objecta l’érudit, qui habitait la Madinine.
– Le nom créole, sans doute ?
– Non, monsieur, le véritable nom de l’île, celui que les aborigènes lui avaient donné.
– Ah ! très bien… Mais je ne sais pas le caraïbe, moi.
– Vous voulez dire le caribe, car l’autre mot en est la corruption française. Les Anglais, obéissant mieux à la tradition orale, écrivent caribbee, en quoi ils ont raison.
Lavarède ne voulait pas discuter avec ce puits de connaissances locales, il revint aussitôt à Jordan.
– M. Jordan s’est établi à Caracas, où il a fondé le Bazar français.
– Un bazar… tout à treize.
– Monsieur est sans doute Parisien, fit gravement le commis. Le Bazar est, dans l’État vénézuélien quelque chose comme le Louvre ou le Bon Marché, agrémentés du Temple et des Halles centrales… On y vend de tout, on y trouve de tout.
– Même des pianos ?
– Oui, monsieur, et des pommes de terre au besoin. C’est nous qui le fournissons de sucre.
– De sucre et de café ?
– Hélas non ! L’île ne produit plus assez à présent, ni en café, ni surtout en coton, mais nous tenons le premier rang pour la canne à sucre et le tafia.
– J’en suis enchanté pour la Marti… pardon, pour la Madinine… Mais je suis plus enchanté encore pour notre copain Jordan.
– Certes, vous pouvez l’être ! Son capital a été décuplé. Il va en France tous les deux ans pour faire ses achats et pour éviter l’anémie, qui atteint ici les Européens qui ne quittent pas ces parages. Et même, il a dû fonder diverses succursales à Bolivar, à Sabanilla, à Bogota, dans les grands centres de la Nouvelle-Grenade, ou (pour parler plus moderne) dans les capitales des États-Unis de la Colombie-Grenadine ; il a poussé, je crois, jusque dans les républiques de l’Ecuador et de la Bolivie. Mais son centre principal, la maison-mère, comme il dit plaisamment, est restée à Caracas.
– Le voyez-vous quelquefois ?
– Oui… mais jamais dans l’hivernage, c’est-à-dire de juillet à octobre, il vient revoir la France ici, pendant la saison fraîche, où il n’y a jamais d’ouragan.
Après quelques remerciements et politesses on prit congé. Le temps avait passé, le secrétaire du gouverneur reconduisit Lavarède jusqu’au bateau. Là tout était bouleversé, sens dessus dessous. Il y avait eu un raz de marée.
Ce phénomène bizarre est assez commun dans ces parages, mais il n’en est pas plus expliqué pour cela. En plein calme, sans que les flots soient agités au large, de longues houles se produisent, s’accentuant de plus en plus à mesure qu’elles s’approchent du rivage, si bien que sur la côte et sur les hauts fonds, la mer est furieuse et comme démontée.
Heureusement, le port de Fort-de-France est sûr, c’est le mieux abrité des Antilles, en sorte que les effets de ce raz de marée ne furent point funestes à la Lorraine.
– Bonheur encore que nous n’ayons pas vu le cyclone, dit un des matelots ; ça ravagerait tous les maisons et les bateaux.
– Ces cyclones sont donc bien terribles ? fit miss Aurett.
– Certes, répondit sir Murlyton, et ils sont particuliers à la Carribean sea, – le nom que les Anglais donnent à la mer des Antilles.
Pendant que le navire dérapait, un officier du bord en rappela quelques-uns dont la Martinique eut fort à souffrir : celui du 10 octobre 1780, qu’on appelle encore le « grand ouragan » celui du 26 août 1825, et celui du 4 septembre 1883, où la ville de Saint-Pierre fut à demi détruite et vingt navires perdus dans le port. On était silencieux. Cela se comprend : l’évocation de tels désastres n’est pas pour que l’on rie.
Quelques instants après, Lavarède, seul sur le pont, regardant la côte qui approchait, restait pensif. À peine interrogea-t-il le second.
– La première escale est bien la Guayra ?
– Oui, ensuite Porto-Cabello, encore en Venezuela ; ensuite Savanilla en Colombie ; mais à l’aller, nous ne nous arrêtons guère sur ces points que pour le service de la poste. C’est au retour que nous restons le plus longtemps, à cause des chargements pour l’Europe.
La Lorraine continua sa route. Lavarède était rentré dans sa cabine.
Il était malade, disait-on, et ne parut point à la table.
Le lendemain, sir Murlyton le fit demander. Bouvreuil et don José le cherchèrent eux-mêmes partout. Ils ne le trouvèrent point. Lavarède avait disparu. Tout le monde était inquiet, sauf miss Aurett, qui seule paraissait conserver son sang-froid britannique.