IV
Le baptême sous la ligne
Même si Lavarède avait connu la biographie del señor José, il n’eût pas été très rassuré. L’individu était, nous l’avons dit, de la race des aventuriers sans patrie qui ne reculent devant aucune indélicatesse.
À Paris, il avait fallu vivre. Une fois mangé le sac de piastres rapporté de là-bas, une fois épuisé le petit crédit que les étrangers obtiennent toujours si aisément ; chez nous, la série des moyens blâmables avait commencé.
José exploita d’abord le cœur et la pitié des nombreux réfugiés de langue castillane en résidence à Paris. Mais ils ne sont pas riches, et ce filon ne tarda pas à s’épuiser. La parente entrevue aux îles Açores apporta pendant quelque temps son contingent d’appui matériel. Mais bientôt elle dut songer à elle-même afin de ne pas s’enliser dans les boues parisiennes.
Bon José s’aboucha alors avec certains exotiques, dont les dossiers ne sont pas assez connus, et pénétra dans des tripots indûment dénommés « cercles », où il exerça diverses industries aussi peu recommandables les unes que les autres. Un peu de tricherie, beaucoup de mendicité, passionnément d’emprunts, pas du tout de probité, avec ce programme, la pente est glissante. Notre personnage glissa et bientôt il versa dans l’escroquerie.
La victime fut un prêteur à la petite semaine, à proprement parler, un usurier. Mais cet individu n’était que l’homme de paille, le prête-nom d’un autre « spéculateur » qui exploitait les joueurs passionnés et les fils de famille en déveine. Et cet entrepreneur de prêts à taux usuraire n’était autre que le sieur Bouvreuil, un de ces tireurs dont l’arc a tant de cordes. Bouvreuil ne supportait pas aisément qu’on le mît dedans.
En ce temps-là, don José s’appelait simplement Miraflor ; c’était peut-être son nom, c’était peut-être celui de son village, l’histoire n’a pas encore éclairci ce point. Toujours est-il qu’un jour, interrogé par un compatriote sur ce que devenait l’aventurier, Bouvreuil répondit :
– Votre ami, s’il continue, il court à Mazas.
Et, de fait, il y allait. Car Bouvreuil le fit condamner à la prison. Mais du même coup, Miraflor avait trouvé son nom de guerre sous lequel nous le retrouvons aujourd’hui. Les oreilles ibériques séduites par la consonance, adoptèrent les sonorités de la phrase, Bouvreuil avait baptisé son escroc sans s’en douter. Voilà comment don José devint Miraflor y Courramazas, gentilhomme d’une quelconque des républiques sud-américaines.
Telles étaient les relations existantes. On le conçoit, elles mettaient l’escroc à la merci de Bouvreuil. Mais sur la Lorraine Bouvreuil avait besoin de don José. Et leur intérêt commun unit bientôt ces deux honnêtes gens. Tandis que le bateau naviguait du 30e degré de latitude Nord au tropique du Cancer, se dirigeant vers la ligne fictive de l’équateur, Bouvreuil mit son nouvel associé au courant de sa pénible situation. L’examinant attentivement, don José fit une juste remarque.
– À ce bord, dit-il, rien à faire de mieux que ce qui est. Je vous ai soi-disant agréé comme mon serviteur ; vous voilà tranquille pour la fin de la traversée. Mais du moment où nous débarquerons sur une terre de l’Amérique, là, je deviens un personnage et vous pouvez compter sur moi.
– Ah ! je vous en serai bien reconnaissant.
– Seulement je me souviens que, lors de notre petit différend, jadis, à Paris, M. le substitut m’a fait observer que la condamnation à quelques mois de repos, pour un retard que vos lois françaises appellent un délit, ne m’en constituait pas moins votre débiteur.
– Oh ! ne parlons pas de cela, fit négligemment Bouvreuil.
– Au contraire, parlons-en, appuya l’autre avec intention. J’étais si bien resté votre débiteur que votre huissier me l’a rappelé et c’est même une des causes qui m’ont fait quitter une ville aussi peu hospitalière. Ne croyez-vous pas qu’il serait bon de liquider ce petit arriéré ?
Bouvreuil était pris.
– Je ne demande pas mieux… mais vous devez bien penser que je n’ai pas sous la main les papiers nécessaires… le dossier est à Paris.
– Un simple reçu aurait suffi, dit froidement José… vous réfléchirez.
– C’est cela, quand nous débarquerons.
– Alors, ce sera plus cher.
– Vraiment ?
– Sans doute… car il faudra nous débarrasser de votre ennemi et ce sera un surcroît de dépenses.
– Un surcroit ?
Même dans les pays équatoriaux, cher monsieur, les coups de revolver se paient à part.
Bouvreuil blêmit.
– Mais je ne demande passa mort ! s’écria-t-il.
– Bast ! les demi-mesures ne valent jamais rien : je vous assure que vous faites là une économie mal placée.
Don José commençait à se montrer sous son véritable aspect ; à vrai dire, il effrayait un peu le vautour Bouvreuil, – canaille civilisée que le code avait faite, mais dont les combinaisons ne dépassaient pas les bornes légales. On sait qu’elles vont d’ailleurs assez loin et que « le droit » couvre bien des actions pas toujours très belles ; en France, autre chose est d’avoir l’équité pour soi ou bien le papier timbré.
La Lorraine approchait de la « ligne ». Le passage de cette zone imaginaire est l’occasion d’une fête pour les matelots, que connaissent tous ceux qui ont un peu navigué. Du côté de Lavarède et de la famille Murlyton, on en parlait en toute connaissance de cause.
Déjà on voyait l’équipage préparer mystérieusement, avec des sourires énigmatiques les accessoires du fameux baptême, dont les péripéties grotesques ont été vulgarisées par les dessinateurs.
– Étrange coutume, tout de même, dit miss Aurett.
– Oh ! mademoiselle, si l’ancienneté est une excuse, celle-ci est bien pardonnable, car elle remonte fort loin. On ne sait si c’est la corruption d’une cérémonie païenne, sur laquelle le catholicisme aurait laissé au passage quelques lambeaux de ses rites. Quelques-uns pensent que c’est le souvenir d’un culte profane, d’une religion indécise des peuples navigateurs, se rattachant à l’adoration du soleil.
– Mais j’ai lu dans mes livres, fit observer la jeune fille, que cet usage ne semble point avoir été pratiqué par les compagnons de Christophe Colomb, ce qui ne lui donnerait pas une origine aussi antique.
– Cependant, mademoiselle, nos plus anciens marins en ont fait mention. Jean de Léry, qui partit de Honfleur pour le Brésil en 1557, en parle comme d’une coutume suivie déjà par les premiers découvreurs sortis du Havre et de Dieppe longtemps avant lui. Un autre, Souchu de Rennefort, qui écrivit en 1688 une Histoire des Indes, décrit le baptême tropical tel qu’il se pratique encore de nos jours à bord de tous les bâtiments de guerre et de commerce.
Sir Murlyton dit aussi son mot.
– Monsieur Armand a raison, mon enfant, et je crois que cette cérémonie nous a été léguée par les Normands, non pas nos voisins actuels, ni ceux venus en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, mais bien les « hommes du Nord », qui sont descendus en pirates vers les parages qui bordent « notre canal », celui que les Français appellent la Manche.
– Sur quoi basez-vous votre opinion, cher monsieur ?
– Sur une tradition suédoise du onzième siècle ; au temps du roi Valdémar le Victorieux, qui régna de 1170 à 1241, la montagne du Kullaberg, en Scanie, était habitée par un sorcier appelé l’Homme du Kulla, qui n’accordait aux navigateurs de ces parages le droit de doubler le cap Kullen qu’après avoir joué avec eux le rôle de doucheur, rempli depuis par le Père Tropique sous la ligne équatoriale.
– Tout cela est fort curieux, dit miss Aurett, mais moi je n’ai jamais vu ce baptême ; seulement, je n’aimerais pas à en être l’héroïne.
– Oh ! n’ayez aucune crainte, monsieur votre père paiera demain aux matelots le petit tribut qui sert à se racheter de cette corvée ; d’ailleurs le patient est tout désigné. On choisit généralement un passager qui n’a jamais encore passé la ligne. Nous en avons un à bord.
– Qui donc ?
– Mais cet excellent M. Bouvreuil : je n’ai qu’un mot à dire à un maître d’équipage et demain nous le verrons plongé dans la baille, recevant le bain traditionnel.
Miss Aurett sourit. Ce sourire était un acquiescement. Et Lavarède se promit cette petite vengeance. Au premier mot qu’il dit, au surplus, le maître répondit :
– Ce toqué-là… parbleu, une bonne douche ne pourra pas lui faire de mal.
Donc le lendemain, malgré ses cris et ses protestations, Bouvreuil fut amené par quatre hommes, habillés en gendarmes de Neptune.
Les officiers du bord fermèrent les yeux, c’est l’usage. Don José aussi laissa faire ; au fond il n’en était pas fâché, Bouvreuil s’était trop fait tirer l’oreille pour lui donner quittance. Les passagers avaient pris place à l’arrière, la musique jouait en fanfare une marche triomphale, c’était fête à bord, tout le monde était en joie, excepté notre infortuné Bouvreuil.
La cérémonie commença. Une mousqueterie nourrie se fit entendre et le cortège du dieu de la Ligne parut, tandis que les matelots perchés dans la mâture, jetaient à poignées des haricots sur le pont. Le dieu, donnant le bras à son épouse, – moussaillon dont le visage était encadré par des touffes de copeaux figurant des cheveux, – prit place sur un trône installé au pied du grand mât. Autour du groupe se rangèrent les dignitaires de la cour tropicale, l’astronome, le mousse Cupidon, etc. Tous portaient des costumes fantaisistes et de longues barbes d’étoupe.
Alors, le dieu Tropique se leva et dans un discours classique annonça aux passagers et marins, qui pour la première fois franchissaient la ligne, que dans sa sollicitude paternelle, il avait résolu de leur trancher la tête pour les guérir de la migraine et de leur scier les membres afin de les préserver des rhumatismes. Après quoi le défilé des patients commença. Chacun saisi par deux gendarmes, était amené auprès d’une cuve recouverte d’une planche et ornée de draperies. Il glissait une pièce de monnaie dans la main de ses gardiens, on approchait la férule sacrée de ses lèvres, un flacon d’eau de Cologne lui était versé dans la manche ou dans le cou et la farce était jouée.
Cette première partie des réjouissances fut en quelque sorte bâclée. L’équipage avait hâte de voir arriver le tour de Bouvreuil. On lui avait abandonné le fou et il l’attendait avec impatience. Le propriétaire, sans défiance, regardait ses compagnons passer à la cuve et, à l’appel de son nom, il se livra complaisamment aux gendarmes chargés de le conduire devant le « Père Trois-Piques ». – Un hourrah joyeux ébranla l’atmosphère.
Bouvreuil étonné regarda autour de lui. Il vit tous les visages ravis ; matelots, passagers étaient radieux et, au premier rang Lavarède, à côté de miss Aurett, riant aux larmes, en dépit du « cant » britannique. Sir Murlyton lui-même, donnant le bras à sa fille, paraissait avoir une tendance à se laisser aller à la gaieté générale. Il résistait certes, le digne gentleman, et de cette lutte entre le rire et la gravité, résultait une contraction des muscles de la face de l’effet le plus bouffon.
Bouvreuil eut le pressentiment d’un désastre. La joie d’un ennemi est toujours de mauvais augure. Il voulut échapper à ses gardiens, mais ceux-ci l’empoignèrent et le firent asseoir, un peu rudement peut-être, sur la planchette qui recouvrait la grande cuve. Il tenta de se débattre ; la main pesante des gendarmes le cloua sur son siège. Deux autres représentants de la maréchaussée tropicale le maintinrent, qui par la tête, qui par les jambes, de telle sorte qu’il fût réduit à l’immobilité la plus complète.
Un des exécuteurs s’approcha de lui et, pointant perpendiculairement un clou énorme au-dessus de sa tête, fit mine de l’y enfoncer à grands coups de marteau. En toute autre circonstance, Bouvreuil eût compris que c’était une simple plaisanterie ; mais, harcelé, rudoyé, malmené par tout le monde depuis l’instant où il avait mis le pied sur ce malencontreux bateau, il avait perdu la notion exacte des choses. À la vue de la pointe et du marteau, il se crut perdu et poussa un cri d’épouvante, – auquel répondirent de bruyants éclats de rire. – Le clou était en mie de pain colorée.
La terreur était ridicule ; l’usurier le sentit et sa rage en fut augmentée. Il lança à Lavarède un regard qui l’eut fait frémir s’il n’avait été très occupé à raconter à la petite Anglaise une histoire que la jeune fille écoutait les yeux mi-clos, une teinte rosée aux joues et les lèvres entrouvertes par un sourire. Mais la victime n’était pas au bout de ses peines. Un second exécuteur armé d’énormes tenailles s’avançait.
– Il devait, disait-il, arracher les ongles du patient.
Et, il lui enleva… ses chaussures.
Un troisième survint portant une scie dont il menaçait le col du malheureux. Il lui râpa simplement le dos avec la corde qui sert à tendre la lame.
Bouvreuil ne bronchait plus. Il laissa un autre exécuteur lui barbouiller la figure de blanc et de noir, à l’aide d’une férule de basane.
Après cette opération, les gendarmes le lâchèrent. Il pensa que ses épreuves étaient terminées et fit mine de se lever. Comme s’ils n’eussent attendu que ce mouvement, ses tourmenteurs firent basculer la planchette sur laquelle il était assis, et l’usurier, avec une pirouette des plus réjouissantes, disparut jusqu’au cou dans la cuve remplie de vieille sauce, de noir d’ivoire, de sel, de poivre, de cirage, enfin de tous les ingrédients que le navire avait pu fournir.
Bouvreuil fit un effort héroïque. Se cramponnant aux bords il tenta de s’échapper. Mais aussitôt le tube d’une pompe foulante fut placé dans la cuve et en fit jaillir le liquide, qui retomba de tous côtés en flots jaunâtres sur la tête du malheureux. En même temps le contenu de nombreux seaux d’eau coula du haut de la hune, où les matelots les avaient tenus en réserve pour compléter ce singulier baptême.
Aveuglé, à demi-asphyxié, Bouvreuil hurlant, gesticulant, se débattait avec désespoir sous cette interminable averse.
Un rire fou secouait tous les assistants. Sir Murlyton lui-même s’abandonnait maintenant. Et la douche tombait toujours. Le docteur du bord encourageait les matelots.
LE BAPTÈME DU TROPIQUE
– Allez-y, enfants. C’est un service que vous rendez à cet infortuné. La douche est le traitement normal de l’affection dont il souffre.
Et les marins ne faisaient point la sourde oreille. Mais les forces humaines ont une limite. On riait trop pour faire beaucoup de besogne. Les arroseurs lâchèrent leurs seaux ; les gendarmes cessèrent de retenir le patient. Rapide comme la pensée, Bouvreuil profita de la situation. D’un bond, dont ses nombreux clients ne l’eussent point cru capable, il s’élança hors de la cuve et s’enfuit, mais dans quel état !
Ruisselant, tremblotant, ahuri. La figure et les mains d’une couleur indescriptible. Les cheveux versant l’eau. Les vêtements collés au corps. Et avec cela ivre de colère, menaçant du poing tous ces gens égayés par sa déconvenue. Il courut s’enfermer dans l’entrepont où Lavarède lui envoya des vêtements de rechange, pris d’ailleurs dans les bagages de Bouvreuil, embarqués dans la cabine au départ.
Cette attention ne calma point l’usurier ; car, une heure après, débarbouillé, couvert d’habits secs, il se rencontra avec José et, l’attirant à part :
– Vous disiez, cher monsieur, qu’il est facile de se débarrasser d’un homme en Amérique ?
– Tout dépend du prix, répliqua en souriant le rastaquouère. Les braves ne manquent point chez nous.
– Eh bien, nous en reparlerons peut-être.