C’était salé.
Et plus Lavarède riait en écoutant ce récit lamentable, plus Bouvreuil s’emportait. Plus il s’emportait, plus il donnait raison à la lugubre fumisterie de son ennemi, plus il avait l’air d’un aliéné. Même il finit par se livrer à de telles imprécations que sir Murlyton lui lança un coup de poing, un de ces coups de poing anglais à assommer un homme.
– Il a parlé en termes inconvenants devant ma fille. C’était trop shocking.
Mais Bouvreuil qui avait coulé à terre sous la secousse, n’en revenait pas.
– Oh ! disait-il, gravement, assis sur son derrière, lui aussi il est contre moi !… Lui que je croyais mon allié… Mais ce Lavarède c’est donc le diable !…
– Bon diable, en tout cas, répondit miss Aurett, car il s’occupe de vous avec un officier du bord.
– De moi !… Grand Dieu !… Qu’est-ce qu’il va encore faire ?…
Et il se releva prestement.
En effet, Lavarède et le second avaient été présenté une requête au commandant.
La Lorraine était en route, on ne pouvait vraiment pas jeter ce pauvre fou à l’eau. Ils demandaient qu’on le gardât à bord. On le ferait coucher à l’infirmerie, par mesure de prudence, en cas de crise ; et on le ferait manger avec les matelots. Pour l’utiliser il donnerait un coup de main aux chauffeurs ; il y a bien toujours une pelle disponible dans la soute aux charbons.
En apprenant, par Lavarède froidement gouailleur, le sort qui lui était destiné, Bouvreuil entra dans une colère extrême.
– Allons bon ! dit le second, voilà que ça le reprend.
– Mais criait le malheureux, je ne veux pas être traité en passager indigent. Je suis Bouvreuil, et j’ai de l’argent !…
Ce disant, il brandissait un portefeuille.
– Votre portefeuille, sans doute ? dit un marin à Lavarède… nous allons le lui reprendre.
Armand l’arrêta.
– Non, dit-il, laissez-le-lui un peu, puisqu’il y tient ; cela occasionnerait encore un accès… Constatez seulement que mon ticket est bien là.
Miss Aurett et sir Murlyton eurent un geste de satisfaction. Lavarède mystifiait son adversaire, mais il ne le volait pas.
Il faut sept jours pour aller de Santander aux îles Açores. Le pauvre Bouvreuil n’eut pas la force de passer une semaine à faire le métier de chauffeur. Il avait essayé de protester d’abord. Rien n’y fit. Il dut prendre son mal en patience. Mais avant le troisième jour, il était fourbu, éreinté et n’avait même plus la force de se plaindre. Il n’articulait plus que de faibles gémissements, lorsqu’il était en présence d’un officier.
Grâce à un pourboire généreux octroyé aux mariniers de la chambre de chauffe, on ne lui donnait aucune besogne. Il restait étendu sur les tas de charbon. Seulement l’atmosphère surchauffée de cette partie du navire surprenait ses poumons qui n’y étaient point habitués. Et il demanda à ne plus descendre aux machines. Ce fut Lavarède, à qui il lançait toujours des regards furibonds lorsqu’il l’apercevait, qui intercéda auprès du second, afin que son malheureux propriétaire restât à l’infirmerie et obtint même la permission de prendre un peu l’air sur le pont.
Sur le pont, soit, dit l’officier, mais jamais à l’arrière avec les passagers. Qu’il se tienne à l’avant avec l’équipage. Là, nos hommes auront l’œil sur lui.
C’était trop de satisfaction pour Lavarède. Aussi s’avisa-t-il d’un argument topique pour que sa victime ne descendit plus se faire cuire, toute vivante, devant les chaudières du paquebot. Il argua qu’un homme sujet à des accès de folie était un danger pour la sécurité des passagers. Il lui suffirait de tourner de travers un bouton quelconque pour causer un accident à la machine.
Le raisonnement était bon. L’officier du bord s’en rendit compte. Mais, songeant aussi à sa responsabilité. Il eut une idée qu’il jugeait meilleure.
– Je vais le faire mettre aux fers jusqu’à la prochaine escale, et nous le déposerons aux Açores ; là, les gendarmes portugais le conduiront au consul français qui réside à Ponte Delgado, dans l’île San Miguel ; il se chargera de le rapatrier.
La seconde partie du projet était trop utile à notre ami pour qu’il ne s’en contentât pas. Il insista pour que Bouvreuil fût laissé en liberté, toujours mêlé à l’équipage et n’ayant pas le droit de dépasser l’avant du navire.
– Allons, soit, dit le second… on ne le mettra pas aux fers tout de suite, mais je vais le faire surveiller par un de mes mathurins… Et à la moindre incartade, il y passera !
Bouvreuil fut informé de tout. Et comme la raison du plus fort est toujours la meilleure et qu’il se sentait bien le plus faible, il s’inclina, rongeant son frein. – Mais on se fait une idée de ce qui s’amassait de haine en son cœur, en voyant mons Lavarède mollement étendu, éventé avec le panka par l’Indien de service, un des domestiques des cabines de première classe, traité comme un passager de marque, – tandis que lui, qui avait payé pour l’autre, en était réduit à un traitement d’indigent ou d’homme du bord.
Inversement, d’ailleurs, Lavarède goûtait ce confortable avec d’autant plus de plaisir. Le voyage commençait bien. Il était déjà en plein dans l’Atlantique, et n’avait pas encore trébuché, quelles qu’eussent été les difficultés soulevées.
Sir Murlyton se plaisait à le reconnaître. Mais tenace comme ceux de sa nation, et sachant bien la force de l’argent, appréciant par conséquent la faiblesse de ceux qui n’en ont pas, il attendait patiemment le premier accroc fait aux conditions du testament pour le constater aussitôt et faire valoir alors son droit aux quatre millions.
Le 4 avril, la Lorraine se trouva en vue de Flora, la première des îles où fontes cale les paquebots-poste français de la Compagnie générale transatlantique ; mais elle ne s’y arrêtait que par exception, le voyageur que l’on y devait prendre étant gouverneur de district, haut fonctionnaire d’un État de l’Amérique centrale. C’est ce que le second expliqua à Armand, qui lui demandait combien de temps on allait stopper là.
– Ces merveilleux coins de terre, dit le Français à miss Aurett, sont des plus beaux qui soient au monde, des plus beaux et des meilleurs ; par un privilège exceptionnel, l’archipel des Autours, en portugais Açor, n’a pas d’animaux venimeux ; une légende locale veut même qu’ils ne puissent pas s’y acclimater. Mais comme dit le géographe Vivien de Saint-Martin, il serait peut-être imprudent d’en faire l’expérience.
Lavarède en disant cela avait fait sourire la jeune Anglaise.
– Continuez, je vous prie, dit-elle.
– Que je continue ma conférence ? Soit, mais efforçons-nous de la faire amusante et instructive. Vous remarquerez, mademoiselle, que la population, qui dépasse 260 000 habitants pour les neuf îles, San Miguel, Terceira, Piro, Fayal, San Jorge, Graciosa, Florès, Santa Maria et Corvo, est presque blanche, plus blanche en tout cas que celle de la province d’Algarve, au sud du Portugal, avec de superbes cheveux noirs.
Les Açoréens, pour la plupart beaux et bien faits, leurs femmes renommées pour leur fécondité, se ressentent des trois éléments qui ont concouru au peuplement de ces îles, dites « africaines » comme Madère, les Canaries et celles du Cap-Vert, bien qu’elles soient plus rapprochées du continent européen que de la terre d’Afrique.
Ces trois éléments fondus depuis des siècles sont les cultivateurs, Maures d’origine, les conquérants portugais, venus au milieu du quinzième siècle, et, – ce qui est moins connu. – les colons flamands, envoyés peu après par la mère de Charles le Téméraire, la duchesse Isabeau de Bourgogne, à qui son frère le roi Édouard avait fait don de ces îles, nouvellement acquises alors à la couronne portugaise.
ARRIVÉE DE DON JOSÉ
À cause de cela, elles portèrent même le nom d’îles Flamandes durant le temps qu’elles furent gouvernées par un gentilhomme de Bruges, Jacques Hurler ; mais cela prit bientôt fin et les Açores suivirent les destinées du Portugal, premier possesseur, mais non pas premier explorateur, car l’archipel est décrit sur des cartes italiennes du quatorzième siècle, notamment celle du Portulan médicéen.
Miss Aurett prenait plaisir à écouter ces choses racontées par Lavarède, dont la mémoire était admirablement meublée. Cela occupait les derniers instants avant l’arrêt de la Lorraine. Une foule nombreuse de curieux attendait le navire ; car nos bateaux ne font pas d’escale régulière aux Açores. Les services se font à Madère, ou pour la direction de Dakar au Sénégal, aux îles du Cap-Vert. Mais cette fois il s’agissait, comme nous l’avons déjà dit, de recevoir à bord un personnage important et l’exception était justifiée.
L’arrivée de don José de Courramazas y Miraflor était un évènement dans l’île. Petit, sec, noiraud, olivâtre, don José était le cousin à la mode d’Estramadure d’une parente du gobernador de San Miguel. Était-ce bien une parente ? La Lorraine ne stationnait pas assez longtemps dans l’archipel pour que nous puissions résoudre le problème : en tout cas c’était une belle personne qui gouvernait la maison, – et le gouverneur avec. Son cousin avait peut-être été Colombien de naissance ; mais, à la suite de certains voyages d’aventures, il s’était senti la vocation de devenir citoyen du Venezuela et de temps en temps de Costa-Rica.
Dans sa nouvelle patrie, il avait pris le parti d’un général dont le nom nous échappe, compétiteur d’un médecin dont le nom importe peu. À la suite de la révolution annuelle, motivée par le pronunciamiento semestriel, qui réussit une fois sur deux, les amis du général ayant été battus, don José avait dû s’embarquer pour l’Europe.
Et, comme tout bon rastaquouère, il était venu à Paris d’abord. Ce qu’il y fit, nous le saurons plus tard, bientôt peut-être. Ensuite, il se souvint qu’il avait de la famille, une cousine ambitieuse. Il la chercha et la découvrit « parente » du gouverneur des Açores. C’est auprès d’elle qu’il vint se reposer et attendre des jours meilleurs.
Ces jours arrivèrent. Le pronunciamiento chronique eut lieu à sa date. Les partisans du médecin prirent à leur tour les paquebots pour l’Europe et l’Amérique du Nord. Et les amis du général les remplacèrent dans les emplois bien rétribués. C’est à chacun son tour, – dans les républiques du Centre et du Sud de l’Amérique.
Don José de Courramazas y Miraflor reçut, pour sa part, l’équivalent d’une préfecture, il fut nommé gouverneur de Cambo et télégraphia au représentant de sa nation à Paris pour retenir son passage à bord du premier transatlantique en partance, à l’effet de rejoindre son poste.
Ce représentant à Paris ne change jamais, quelle que soit l’issue de la révolution annuelle. On a pensé que c’était mieux ainsi, qu’il serait plus au courant. C’est sagement raisonner. Car, à force de voir arriver et partir, pour repartir et revenir, les gouverneurs, sous-gouverneurs et autres fonctionnaires civils et militaires faisant la navette, cet Américain possède à fond les itinéraires et est devenu très expert en l’art des voyages. Ainsi, si immédiatement après avoir reçu la dépêche de don José, il n’avait retenu son passage sur le premier transatlantique partant le 26 de Bordeaux, M. le futur Gobernador de Cambo aurait été obligé d’aller d’abord des Açores à Madère sur un méchant petit bateau de commerce.
Là, il aurait vu le paquebot-poste français des Messageries allant au Sénégal et au Brésil, mais vu seulement ; car c’est à Madère que se fait par traité le transbordement pour les plis, les colis et les passagers avec les paquebots de la Steam Florida Circus and Liberia Company, Société américaine dont le siège est à Talahassec, dans la Floride.
Don José n’eût même pas voyagé une heure sur un bateau français ; il fût monté, en quittant son caboteur quelconque, sur un paquebot des États-Unis, où l’on n’a aucun respect, aucun égard pour les fonctionnaires des petites républiques hispano-américaines. On les voit trop souvent changer pour les considérer comme bien assis. Tandis qu’en arrêtant une cabine sur le bateau qui part le 26, on était sûr que don José serait traité convenablement et jouirait du confortable élégant de nos services français. Et la Lorraine s’arrêtant tout exprès pour lui, quel prestige cela ne lui donnait-il pas aux yeux du peuple açoréen ? Ce prestige même devait rejaillir sur son demi-parent le gouverneur, puisque sa parente en avait aussi sa bonne part.
Tout était donc pour le mieux, et tel était le personnage nouveau que nous voyons embarquer en compagnie de nos anciennes connaissances.
Une garde d’honneur, escortant monsieur le Gobernador et faisant cortège à don José, les accompagna jusqu’à la planche, jetée du bateau sur le quai.
Miraflor passa le premier, présenta ses hommages au commandant, esquissa une révérence à l’adresse des autres passagers et, ensuite, d’un geste arrondi, il salua la foule, sa cousine et son hôte.
Après ces salamalecs, on agita la question de Bouvreuil. On apprit d’abord qu’il n’y avait pas de consul, on était dans un interrègne, entre une démission et une nomination. Mais justement le commerçant indigène, chargé des intérêts français en attendant la venue du nouveau consul, avait escorté le gouverneur.
– Voulez-vous, lui dit un officier du bord, nous débarrasser d’une sorte d’aliéné embarqué accidentellement ?
Cette façon de recommander l’individu fit faire la grimace à l’Açoréen.
– Mais, dit-il, que voulez-vous que j’en lasse ?
– Le garder et le rapatrier à la première occasion.
Le brave négociant eut, pour éviter la corvée, une excellente inspiration.
– D’abord, objecta-t-il, je n’ai pas de fonds pour cet objet. Ensuite, comme les services pour la France ne sont pas réguliers ici, je ne sais quand on le réembarquera. Il faudra le nourrir, qui paiera ? L’enfermer, je ne dispose d’aucune prison. Ne vaudrait-il pas mieux, puisqu’il est à votre bord, que vous le gardiez jusqu’à destination ? Vous du moins, vous êtes sûr de retourner à Bordeaux après avoir touché l’Amérique. Eh bien, vous l’y ramènerez beaucoup plus tôt que si vous me chargiez de ce soin.
L’officier comprenait fort bien ; mais il résistait encore.
– Je vous assure, dit-il, que j’aimerais mieux le confier aux gendarmes que voilà.
Ici don José survint, magnanime et généreux.
– Non, monsieur, fit-il, les agents de l’autorité portugaise n’auront pas à intervenir.
Et d’un mouvement superbe il leur fit signe de s’éloigner.
– Je prends ce malheureux sous ma protection, ajouta-t-il, et je l’attache à ma personne pour tout le temps de la traversée.
– Pardon, fit le commandant, mais à quel titre ?
– J’en fais mon serviteur.
– Alors vous vous chargerez de sa nourriture à bord ?
– Oui, commandant.
– Et vous ne craignez rien de ses crises, de ses accès ?
– J’espère qu’il n’en aura pas et, s’il en a, je le traiterai par la douceur.
– Mais vous ne le connaissez pas ?
– Si, je l’ai vu à Paris. Il m’y a rendu service et je tiens à m’acquitter envers lui.
Soit, monsieur, mais vous serez responsable de ses actes, quoi qu’il puisse arriver. Je souhaite que vous n’ayez pas à regretter ce bon mouvement.
Puis la planche fut retirée. Un dernier signe d’adieu fut échangé. Et la Lorraine continua sa route à travers les îles du gracieux archipel pour regagner bientôt la haute mer.
Lavarède avait assisté muet à toute cette scène. Bouvreuil et lui avaient simplement échangé un coup d’œil significatif. Et le journaliste restait silencieux sur le pont, se demandant ce qui avait pu se passer entre ces deux hommes.
Ce fut encore sa petite Providence, miss Aurett, qui le renseigna. Avec la finesse particulière aux femmes, elle avait saisi un geste d’étonnement échappé à don José quand il monta sur le pont. Bouvreuil avait aussitôt placé son index sur ses lèvres, recommandant évidemment le silence au rastaquouère. Cela l’avait intriguée. Se glissant rapidement derrière le mât de misaine, elle s’était dissimulée un instant, assez longtemps cependant pour saisir au vol ce court dialogue, qu’elle répéta à Armand :
– Comment, dit Bouvreuil, le personnage de qualité qu’on attendait, c’est vous ?
– Moi-même ; pas un mot, je vous en prie, répondit don José, il y va de ma position, de mon avenir.
– Je ne vous trahirai pas, j’ai pour cela plusieurs raisons que vous connaissez bien ; et en plus une que vous ignorez. Vous avez besoin de moi, j’ai besoin de vous, cela se trouve à merveille.
– Que désirez-vous de moi ?
– On prétend me faire quitter ce navire. J’ai un grand intérêt à y rester ; gardez-moi avec vous, même comme domestique, et cela suffira.
– C’est facile.
– Un point important : Ici on ne veut pas que je m’appelle de mon vrai nom… On me nomme Lavarède, fit-il avec un sourire qui était une laide grimace.
– C’est parfait.
Et don José avait aussitôt tenu sa promesse.
De cette confidence de la jeune Anglaise, Lavarède ne concluait encore que ceci : Un lien mystérieux rapprochait ces deux hommes ; mais lequel ? et comment le découvrir ?
Une seule chose était certaine pour lui, la Lorraine emportait à son bord deux ennemis au lieu d’un seul, et cela compliquait sa situation.