III
Escales
Les deux premiers jours de ce voyage furent des plus agréables pour Lavarède. Chaque matin, il se retrouvait sur le pont en compagnie de sir Murlyton et de miss Aurett. Et c’étaient avec la jeune fille de douces causeries, où se révélait l’âme délicieuse et fraiche de la petite Anglaise. Seulement, s’ils parlaient un peu de tout, si les nombreux voyages d’Armand et du père fournissaient ample matière à d’intéressantes conversations, il était un sujet que miss Aurett évitait avec soin.
Jamais le nom de Mlle Pénélope ne fut prononcé. Jamais ne fut faite la moindre allusion aux projets de mariage que Bouvreuil avait avoués, en wagon, au départ de Paris. Il semblait que cette idée répugnait à la jeune Anglaise. N’y avait-il pas là un de ces petits secrets que renferment les cœurs mystérieux des jeunes filles ?
Lavarède ne pouvait pas songer à cela, pour deux raisons : La première est qu’il ignorait complètement que miss Aurett fût au courant des idées conçues par Mlle Pénélope Bouvreuil ; la seconde est que celle-ci n’occupait pas du tout son esprit, et que, tout entier au charme amical qu’il subissait inconsciemment et involontairement, il ne pensait pas le moins du monde à cette longue et désagréable personne.
Un matin, après avoir échangé le bonjour quotidien, il dit :
– Comment se fait-il, mademoiselle, que vous, qui êtes étrangère de naissance, vous parliez si purement notre langue ?
– Rien d’étonnant, cher monsieur. Comme la plupart des jeunes filles bien élevées de mon pays, une fois mes études terminées à Londres, j’ai été envoyée sur le continent pour me perfectionner dans la langue française. Mon père m’avait placée dans une institution de Choisy-le-Roi, celle de Mme Laville, où je rencontrai une douzaine de mes compatriotes, pensionnaires comme moi, mais assez libres, vu leur âge et l’éducation anglaise ; et nous venions ensemble presque tous les jours à Paris.
– En sorte que vous êtes presque une petite Parisienne ?
– Avec, en moins, la coquetterie, ce mot qui n’a pas de traduction littérale en anglais.
– Mais avec, en plus, l’aplomb et le calme que donnent l’initiative et la liberté, – un côté spécial de la façon dont sont élevées les jeunes personnes de votre nationalité.
– C’est cela… D’ailleurs, Paris nous est une ville très connue. Mon père l’a longtemps habité ; il était à la tête de la succursale qu’avait rue de la Paix notre maison de Londres ; et j’ai fait, à diverses reprises, d’assez longs séjours dans votre capitale.
– Eh bien, je vous avoue, miss, que vous m’êtes plus sympathique encore depuis que je peux vous considérer comme une compatriote.
L’expression « sympathique » dont il s’était servi n’avait pourtant rien que de très poli, de très convenable. Cependant, miss Aurett rougit et parut embarrassée. Elle ne répondit rien. Et les deux jeunes gens eussent été peut-être un peu gênés de reprendre la conversation si le père, M. Murlyton, n’était venu fort à propos les avertir que l’heure du déjeuner avait sonné.
On sait que la table des voyageurs de première classe est plantureusement servie à bord de nos grands bateaux transatlantiques. Le luxe y est pour ainsi dire princier. Et c’est merveille de trouver, en pleine mer, où l’on pourrait se croire loin des ressources culinaires abondantes et délicates, un menu et un service dignes des premiers restaurants parisiens. Ce confortable est apprécié et admiré par les voyageurs de tous les pays.
La table est présidée par le capitaine. Les officiers du bord sont en fréquentation quotidienne avec les passagers et les passagères ; et rien n’est plus agréable que ces relations mondaines et rapides avec nos courtois marins.
À Lavarède, on donnait du « Bouvreuil » chaque fois qu’on lui parlait.
Pour tout le monde à bord, il était M. Bouvreuil, titulaire de la cabine n° 10. Et il avait fait à ce nom une excellente réputation. Plein d’esprit, la répartie toujours vive, la riposte alerte et point mordante, la mémoire bourrée de faits piquants et d’anecdotes intéressantes, il avait plu à tous. C’est d’un aimable sourire que le commandant et son second saluaient deux fois par jour l’apparition de Lavarède à la table commune.
Quel joyeux compagnon vous êtes ! lui dit une fois le second de la Lorraine. Quand je pense que vous avez failli manquer le départ à Bordeaux !
– Ah ! le fait est que si j’étais arrivé cinq minutes plus tard, le bateau parlait sans moi. Mais aussi qui pouvait prévoir ?…
– Et la cause de ce retard, monsieur Bouvreuil, est-il indiscret de la demander ?
– Pas le moins du monde et je vais vous la dire.
Alors, avec son merveilleux aplomb qui faisait sourire miss Aurett et son grave père, Lavarède fit le petit récit et le gros mensonge suivant :
– Imaginez-vous que je suis poursuivi à Paris, et cela depuis assez longtemps, par une espèce de toqué, un journaliste, ou du moins se disant tel, du nom de Lavarède, je crois, qui a la manie de se faire passer pour moi.
– La manie ?…
– Oui. C’est au point qu’il est arrivé à se convaincre que sa folie est devenue la raison. Il est persuadé que Bouvreuil est lui-même. C’est une forme particulière de l’aliénation mentale. Au demeurant, pour tout le monde, sa folie est douce et il n’est pas nécessaire de l’enfermer. Après tout, cela ne gêne que moi, et j’en ai pris mon parti.
– Mais cela doit vous causer maints désagréments ?
– Oh ! peu de chose jusqu’ici et m’en voilà débarrassé pour ce voyage.
Seulement, lorsqu’il me voit, lorsque je maintiens que je suis bien, moi,
Bouvreuil, et qu’il est lui, Lavarède, il entre quelquefois dans des colères très vives. Une simple douche d’ailleurs et quelques jours de repos viennent facilement à bout de ces violents accès. Au surplus, devant ces rages folles, je ne me suis jamais départi de mon calme.
– C’est la seule conduite qu’un homme sensé puisse tenir en présence d’un malheureux dont les idées sont déséquilibrées.
– N’est-ce pas ?… telle est bien mon opinion. Mon individu m’a relancé jusqu’à Bordeaux et j’ai eu beaucoup de peine à m’en défaire. Sans quelques douaniers et employés de la ligne, je n’aurais pu m’en débarrasser à temps pour embarquer… Mais c’est assez parler de ces choses, tristes malgré leur apparence plaisante. Où se dirige la Lorraine pour le moment, vers Lisbonne ?
– Non, Lisbonne est l’escale des Messageries ; notre première escale, à nous, est San lancier.
– Est-ce que nous prendrons des passagers là ?
– Oh ! non, il n’y a plus de cabines. Une seule est disponible, mais elle a été retenue télégraphiquement par un voyageur qui nous attend aux îles Açores, où nous toucherons après avoir vu le Portugal.
– Ce voyageur est-il Français ? est-ce un compatriote ?
– Je ne le pense pas… du moins à en juger par son nom, ou plutôt par ses noms : Don José de Courramazas y Miraflor.
– Oh ! oh ! cela sent en effet son hidalgo.
La traversée se poursuivit sans encombre ; le surlendemain du départ on était en vue de la côte d’Espagne ; on atterrissait à Santander, où l’on devait rester un jour, et nos amis débarquèrent.
La belle floraison de ce pays, le ciel d’un limpide azur, n’étaient pas ce qui les étonna le plus. C’est en visitant la cathédrale-mayor de Santander qu’ils trouvèrent leur plus curieuse impression de voyage.
Moyennant un franc vingt-cinq, Murlyton acheta au bedeau une indulgence, portant absolution pour le crime d’assassinat. Il avait le droit de tuer un homme et d’aller au ciel tout de même, mais à la condition de ne pas quitter Santander ; hors du diocèse, l’indulgence n’est plus valable.
Lavarède s’en amusait fort en revenant de visiter la ville pour se rembarquer avec les deux Anglais. Mais au moment où la Lorraine, accostée à quai, allait virer vers la pleine mer, un incident se produisit, qui ne laissa pas de l’inquiéter et de lui faire oublier la pittoresque acquisition.
Une voiture du pays, basse avec de grandes roues, accourait à fond de train. Elle contenait un voyageur à l’œil hagard, à l’air égaré, aux cheveux en désordre, à qui sa barbe poussée depuis trois ou quatre jours donnait une singulière apparence. On eût dit un fou ou un malfaiteur.
C’était Bouvreuil.
Il sauta de voiture, s’élança sur la planche, et parut sur le pont du paquebot, en criant :
– Le capitaine ?… Où est le commandant ?
– Le commandant est encore à terre, dit un matelot, il fait signer les papiers par le correspondant. On démarre dès qu’il sera rentré à bord.
– Mais je veux parler à une autorité.
– Eh bien, voici le second. Adressez-vous à lui.
Lavarède causait précisément avec cet officier.
– C’est mon fou, fit-il à voix basse.
– Comment ?… Il est venu jusqu’ici ?…
Mais Bouvreuil s’étant approché du second, sans voir encore Lavarède.
s’écria aussi Lot :
– Monsieur, je suis Bouvreuil !
L’autre lui rit au nez.
– Connu, mon pauvre homme. M. Bouvreuil est à bord depuis Bordeaux.
– Dans la cabine n° 10, sans doute ?
– Naturellement, puisque c’est la sienne.
– Ah ! c’est trop fort… Mais la cabine est à moi, mais je suis Bouvreuil de Paris, moi.
– Alors, dit le second d’un air goguenard, lui, notre passager, qui est-il ?
– Est-ce que je sais !…
– Lavarède, peut-être ?
Bouvreuil bondit, il avait vraiment l’aspect d’un fou.
– Lavarède ! cria-t-il, le brigand… C’est lui. Ah ! je le retrouve… Au voleur !
Il fallut le calmer. Deux marins le tinrent solidement.
– Mais j’ai mes papiers, hurlait-il.
L’officier se tourna vers Lavarède et les autres passagers que le bruit avait attirés, parmi eux sir Murlyton et sa fille.
– Il a un accès, dit l’officier. Je vais le faire doucher.
– Non, intercéda Lavarède, laissez-moi lui parler.
– Comme il vous plaira. Mais la douche vaudrait mieux.
Pendant que s’échangeaient ces mots, Bouvreuil venait d’apercevoir l’Anglais.
– Ah ! voici du moins quelqu’un qui me connaît et pourra affirmer si je suis ou non un imposteur.
Miss Aurett se pencha vers son père et, rapidement, à voix basse :
– Papa, vous ne pouvez rien dire… vous ne devez pas prendre parti contre M. Lavarède… question d’honneur.
– Mais cependant…
Ou bien, rappelez-vous que vous perdez vos droits aux quatre millions.
– C’est juste.
Bouvreuil s’adressa à sir Murlyton :
– Voyons, monsieur, dites-leur donc qui je suis.
– Moi… mais je ne vous connais pas.
Un cri de rage lui répondit, lancé par Bouvreuil.
– Mais c’est à devenir fou, cria-t-il.
– Hélas ! c’est fait depuis longtemps, mon bonhomme, riposta le second du bord.
À ce moment, l’ange de Lavarède, sa Providence, comme il appelait miss Aurett, eut une idée précieuse.
Lavarède se tenait à côté de l’officier.
Se tournant vers le jeune homme :
– Monsieur Bouvreuil, lui dit-elle, tâchez donc de savoir comment ce pauvre homme a fait pour arriver à Santander. Cela peut être intéressant, ajouta-t-elle avec intention.
– Tiens, au fait, vous avez raison, miss.
Cette intervention de la jeune Anglaise avait pour premier résultat d’enfoncer plus que jamais dans l’esprit des officiers l’idée que le faux Bouvreuil était bien le vrai. Mais, elle était utile aussi à Lavarède au point de vue de sa défense future. Le danger qu’il avait cru écarté reparaissait plus fort que jamais.
Seulement, pendant le temps qu’avaient duré ces scènes diverses, le commandant Kassler était revenu, avait donné l’ordre du départ et la Lorraine était déjà en marche emportant les deux Bouvreuil, lorsque leur entretien commença en présence des Murlyton et du second, qui s’arrêtait chaque fois que son service le lui permettait.
L’infortuné Bouvreuil, le vrai, avait eu tous les malheurs à Bordeaux. D’abord, il lui avait fallu payer le transport de la caisse. Puis le retour du colis à Paris. Ensuite le prix de son propre voyage. Car dans la bagarre, il avait perdu son ticket de première classe et jamais personne n’avait voulu croire à « son invention. » Enfin, il avait tout soldé en maugréant, et en maudissant Lavarède.
Il se croyait quitte et n’avait qu’une pensée : courir à bord du bateau.
Lorsque à ce moment, intervinrent les douaniers.
La Compagnie du chemin de fer ne lui réclamait plus rien, soit. Mais la douane ? Et puis le commissaire spécial ? Il y avait un bon procès-verbal. Ça ne pouvait pas se passer comme ça. Bouvreuil envoie tout promener et s’élance.
Voilà les gendarmes qui se mettent de la partie. On crie. On lui court après. On le rattrape. Il renverse un agent des douanes, bouscule un gendarme ; et, finalement, il est appréhendé au corps, mis en prison et poursuivi pour rébellion envers les agents de la force publique. La journée s’écoule ainsi. Et Dieu sait si Bouvreuil écumait en songeant que Lavarède lui échappait.
Enfin, un commissaire de police survint qui, après interrogatoire, se laissa fléchir.
À bord de la Lorraine
Il demanda par dépêche à Paris des renseignements sur l’inculpé.
« Gros propriétaire, financier considérable. »
Telle fut la réponse.
Au nom des porteurs d’actions du Panama, Bouvreuil fut à la fin relaxé, non sans qu’on lui infligeât une forte amende. Encore ne dut-il d’échapper au procès et à la mise en jugement, c’est-à-dire à une grosse perte de temps, qu’en versant une somme considérable dans les caisses de bienfaisance de la ville. Après quoi, s’étant informé, il avait pris le chemin de fer du Midi, afin de retrouver la Lorraine à son escale de Santander. En résumé, transports, amendes, procès-verbaux, versements, voyages, etc., le tout lui revenait à plus de trois mille francs.