I
Le testament du cousin Richard
– Alors, votre réponse ?
– Je vous l’ai déjà dite, monsieur Bouvreuil, jamais !
– Réfléchissez encore, monsieur Lavarède.
– C’est tout réfléchi. Jamais, jamais !
– Mais vous ne comprenez donc pas que vous êtes dans ma main ; que, si vous me poussez à bout, demain je ferai vendre vos meubles, et vous serez sans abri, sans asile.
– Vous pouvez même ajouter : sans argent…
– Tandis que si vous consentez, c’est un beau mariage, la fortune, l’indépendance…
– Et vous croyez que je m’estimerais à mes propres yeux si je devenais le gendre de M. Bouvreuil, ancien agent d’affaires véreuses, ancien indicateur de la police…
– Un pauvre diable de journaliste comme vous êtes, doit être très honoré de devenir le gendre d’un gros propriétaire, d’un riche financier… Sans compter que ma fille Pénélope vous aime, et que je lui donne deux cent mille francs de dot, plus de fort belles espérances…
– Mademoiselle votre fille est hors de cause, monsieur ; ce n’est pas le mariage qui me répugne, ni la demoiselle que je refuse, c’est le beau-père.
– Savez-vous que vous n’êtes pas poli, monsieur Lavarède ?
– Savez-vous que je m’en moque absolument, monsieur Bouvreuil ?
Le propriétaire avait en réserve un dernier argument. Lentement il étala un certain nombre de papiers timbrés, les uns blancs, les autres bleus, des originaux et des copies, dont il commença l’énumération.
– Ici, outre vos trois quittances de loyer en retard, voici diverses créances que j’ai rachetées afin d’avoir barre sur vous. Toutes vos dettes sont payées.
– Vous êtes vraiment bien aimable ! fit ironiquement le jeune homme.
– Oui, mais je suis votre unique créancier. Si vous épousez Pénélope, je vous remets le dossier. Si vous refusez, je vous poursuis à outrance.
– Poursuivez donc à votre aise.
– Il y en a pour vingt mille francs. Avec les frais que je vous ferai, la somme ne tardera pas à être doublée.
– Vous connaissez à merveille les choses de justice à ce que je vois.
– Il faut absolument que vous preniez une décision à très bref délai, car je dois partir incessamment pour Panama. Un syndicat d’actionnaires m’a chargé d’une enquête sur place.
– Ce syndicat a singulièrement placé sa confiance, voilà tout. Quant à ma décision, je crois vous l’avoir déjà fait connaître assez nettement pour n’avoir pas à y revenir. Donc brisons là, cher monsieur, nous n’avons plus rien à nous dire… Allez chez votre huissier, allez chez vos huissiers, vos avoués, chez vos avocats. Allez-vous repaître de papier timbré, cette nourriture vous est favorable. À moi elle est indigeste. Bonjour.
M. Bouvreuil ramassa ses paperasses, mit son chapeau, sortit et fit battre la porte. Il n’était pas content.
Par les répliques échangées ci-dessus, on connaît suffisamment M. Bouvreuil, un de ces types d’enrichis sans scrupules, à qui l’argent ne suffit pas et qui ambitionnent aussi l’estime du monde.
Mais Lavarède, notre héros, demande quelques lignes de biographie.
Armand Lavarède naquit à Paris d’un père méridional et d’une mère bretonne. Il participait des deux races, empruntant à l’une son entrain primesautier, à l’autre son calme réfléchi. De plus, Parisien, il reçut ce don propre aux enfants de Lutèce, l’esprit débrouillard et gouailleur, aussi difficile à étonner qu’à effrayer.
Orphelin d’assez bonne heure, il fut élevé par son oncle Richard qui, s’il paya toutes les leçons et tous les maîtres nécessaires, ne s’occupa guère d’éduquer aussi le caractère de son neveu.
Il avait bien trop à faire, le pauvre homme, avec son propre fils, Jean Richard, cousin d’Armand Lavarède par conséquent. Celui-là avait le tempérament tout à fait contraire. Autant Armand était bien portant, joyeux et prodigue, autant Jean était maladif, triste et économe.
Jean était un peu plus âgé qu’Armand. En 1891, ils avaient le premier tout près de quarante ans, le second trente-cinq. Jean avait repris le négoce de son père, qui faisait la commission en grand et s’y était vite enrichi. De santé chétive et de caractère aigre, il avait même fini par prendre en grippe Paris, la France, ses amis et ses parents, et il était allé s’établir en Angleterre, dans le Devonshire. Un hasard commercial, un chargement de coton d’Amérique resté impayé, lui avait valu là, en r***********t, une fort belle habitation à la campagne. Devenu misanthrope, il était heureux d’aller vivre en un pays où il ne connût personne et ne fût connu de quiconque.
Pendant ce temps, Lavarède, audacieux, entreprenant, mais ami du changement, avait considérablement « roulé sa bosse », comme dit en son langage imagé l’expression populaire.
Encore gamin en 1870, il s’engagea dans un corps franc, fit le coup de feu à l’armée de la Loire, sous les ordres du général Chanzy, et commença ainsi à apprendre le courage.
Puis il reprit le cours de ses études, essaya de la médecine et ne tarda pas à se dégoûter des misères humaines, disséquées de trop près. Il se mit à travailler pour le génie maritime, navigua quelque peu, construisit de même. Et lorsqu’il sut assez de mécanique pratique pour que cet inconnu ne l’intéressât plus, sa marotte changea.
Il revint à Paris, partit comme correspondant militaire lors de la guerre turco-russe, fit la campagne, vit Plewna, poussa une pointe en Asie et, au retour, crut avoir trouvé son chemin de Damas. Ce fut un excellent reporter, le sire de Vapartout le rencontra en Tunisie, en Égypte, en Serbie, en Russie, en Espagne, etc., dans tous les pays où la presse parisienne envoyait des représentants. Ayant l’intelligence vive, la décision prompte, la santé solide, et une éducation complète lui ayant laissé une teinte superficielle de toutes les connaissances modernes, Lavarède se fit journaliste.
Et c’est dans cette situation que nous le trouvons au début de ce chapitre, en conférence assez amère avec M. Bouvreuil, son propriétaire.
Nous l’avons assez silhouetté pour que l’on comprenne aisément que, dépensant sans compter, n’ayant aucun souci du lendemain et conservant au cœur un amour immodéré pour son indépendance, Lavarède n’était pas riche. Il gagnait cependant beaucoup d’argent, mais il ne l’entassait point et vivait largement, au jour le jour.
Cependant sa conversation avec M. Bouvreuil lui avait donné à réfléchir.
– Cet animal-là, pensait-il non sans raison, va mettre opposition sur mes appointements au journal. Il fera saisir et vendre mes meubles. C’est certain et je vais être très ennuyé d’ici à vingt-quatre heures. Donc, soyons parfaitement tranquille aujourd’hui. Ce sera toujours une journée de gagnée.
Et, de fait, ce soir-là, il s’endormit avec la quiétude d’un juge au tribunal et ne fut réveillé que le lendemain par sa respectable concierge, qui avait beaucoup d’amitié pour lui.
– Monsieur Armand, voici une lettre. C’est un clerc de notaire qui l’a apportée ; il ne savait pas au juste votre adresse et a dû vous courir après, hier soir, au journal, au restaurant, je ne sais où. Enfin, il est arrivé ici très tard et m’a bien recommandé de vous la remettre dès le matin.
– Je vous remercie, ma bonne madame Dubois ; mais êtes-vous bien sûre que ce soit un clerc de notaire ?
– Dame ! il l’a dit.
– Hum ! j’ai bien peur que ce soit plutôt un clerc d’huissier… C’est Bouvreuil qui commence les hostilités.
Lavarède était doué d’une telle insouciance qu’il n’ouvrit pas tout de suite sa lettre. Il lut les journaux du matin, fit sa toilette, sortit pour déjeuner et c’est seulement dans la rue qu’il se résolut à la décacheter.
C’était bien une lettre de notaire, une convocation.
Maître Panabert l’invitait simplement à passer d’urgence, en son étude, rue de Châteaudun, « pour affaire le concernant » ; la formule banale qui ne dit pas grand-chose.
N’ayant rien de mieux à faire à cette heure-là, Armand se rendit chez le notaire, après son déjeuner. Le rendez-vous était pour deux heures.
Chemin faisant, il remarqua en passant une famille anglaise qui suivait le même trottoir que lui.
Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’étaient bien des Anglais. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, avait la raideur classique, les favoris bien connus, et le complet à carreaux, avec l’ulster de voyage auquel tout le monde reconnaît nos voisins en route. Une vieille dame, mère ou gouvernante, avec le vilain chapeau rond au voile vert et le long caoutchouc sans forme, accompagnait une jeune fille. Celle-là, par exemple, était fraîche et jolie, blanche et rose, comme le sont les Anglo-Saxonnes lorsqu’elles se mêlent de n’être ni sèches, ni revêches.
LE TESTAMENT
Machinalement, Lavarède l’avait regardée.
Cent pas plus loin, au carrefour de Châteaudun et du Faubourg-Montmartre, trois voitures se croisaient, venant de côtés différents. La petite Anglaise en évita bien deux, mais ne vit pas la troisième, et elle allait peut-être se faire écraser, lorsque Armand s’élança et, d’une poigne solide, arrêta net le cheval aux naseaux.
Le cocher jura, le cheval hennit, les passants crièrent, mais la jeune personne en fut quitte pour la peur.
Quoique un peu pâle, elle resta fort calme. Et tendant la main à Armand, elle remercia d’un vigoureux shake hand, à l’anglaise.
– Ce n’est rien, mademoiselle, et cela n’en vaut vraiment pas la peine.
Le père et la gouvernante s’approchèrent aussi et le bras de Lavarède fut fortement secoué trois fois de suite.
– Non vraiment, disait-il avec une modestie tout à fait sincère, il semble que je vous ai sauvé la vie… Cependant, vous auriez eu tout de même le temps de passer ; nos chevaux de fiacre sont bien calmes, croyez-le.
– Vous ne m’en avez pas moins rendu service, n’est-ce pas, mon père ? N’est-ce pas, mistress Griff ?
– Certainement, opinèrent les deux interpellés.
– Et j’ai le droit de vous en être reconnaissante. C’est que je n’ai pas beaucoup l’habitude de marcher dans vos rues de Paris, et j’ai toujours un peu peur, surtout lorsque je cherche mon chemin.
– Puis-je vous renseigner, demanda très poliment Lavarède ?
C’est le père qui prit la parole et tira une lettre de son portefeuille.
– Nous allons chez un notaire.
– Tiens, moi aussi.
– Un notaire que nous ne connaissons pas.
– Parbleu, c’est comme moi.
– Qui demeure rue de Châteaudun.
– Le mien de même.
– Maître Panabert.
– C’est bien son nom.
– Hasard curious.
– Mais providentiel. Souffrez donc que je vous conduise.
Tous arrivent, remettent leur lettre de convocation et sont introduits dans le cabinet du notaire, sauf la gouvernante qui attend dans l’étude.
– C’est donc pour la même affaire, pensèrent Lavarède et l’Anglais.
La coïncidence était bizarre entre gens qui ne se connaissaient point et qui se trouvaient appelés ensemble chez un officier ministériel, dont ils ignoraient le nom la veille et le matin même.
Une salutation, une présentation, pas de préliminaires. Maître Panabert est un notaire qui n’a pas de temps à perdre. Il commence aussitôt :
– Monsieur Lavarède, monsieur Murlyton, miss Aurett, j’ai l’honneur et le regret de vous faire part du décès de l’un de mes meilleurs clients, propriétaire du château de Marsaunay, dans la Côte-d’Or, de deux maisons sises à Paris rue Auber et boulevard Malesherbes, enfin du domaine de Baslett-Castle, dans le Devonshire. J’ai nommé le regretté M. Jean Richard.
– Mon cousin, s’écria Lavarède !
– Mon voisin, répliqua l’Anglais !
Les deux hommes se regardèrent, absolument interloqués, sans méfiance, encore, rien qu’avec une évidente stupéfaction.
Le notaire reprit impassible :
– Conformément aux intentions du défunt je vous ai convoqués ici pour entendre la lecture de son testament, olographe, dûment enregistré et paraphé.
Il lut rapidement les formules légales et articula un peu plus lentement :
– « En y comprenant les maisons et propriétés ci-dessus désignées, les valeurs en rentes, actions et obligations, ainsi que l’argent liquide déposé chez mon notaire, ma fortune s’élève à quatre millions environ. Comme je n’ai ni frère, ni femme, ni enfant, ni ascendant, ni descendant directs, mon unique héritier est mon cousin Armand Lavarède… »
– Vous dites ? Interrompit Armand.
– Attendez, répliqua le notaire… « mais je ne l’institue mon légataire universel qu’à une condition expresse. Ce garçon ne connaît pas la valeur de l’argent, il prodiguerait ma fortune, la jetterait à tous les vents, ainsi qu’il advint dans un voyage d’agrément que nous finies ensemble à Boulogne-sur-Mer ; cela lui coûta deux mille francs, tandis que moi je dépensai cent soixante-quatre francs et quatre-vingt-cinq centimes.
Donc Lavarède partira de Paris avec cinq sous dans sa poche, comme le Juif errant ; et de même que ce célèbre Sémite, il fera le tour du monde sans avoir une autre somme à sa disposition. Il sera ainsi contraint d’être économe. Je lui donne un an, jour pour jour, pour exécuter cette clause.
Nécessairement, il devra être surveillé, et je désigne pour l’accompagner un homme qui aura un intérêt personnel et considérable à remplir sa mission. C’est mon voisin de Baslett-Castle, sir Murlyton, que j’institue mon légataire universel, au lieu et place d’Armand Lavarède, si celui-ci n’accomplit pas rigoureusement la condition prescrite…»
– Comment moi ?… fit l’Anglais. Mais je connaissais à peine cet original et nous étions constamment en procès.
– « Sir Murlyton, reprit imperturbablement maître Panabert, est un homme à cheval sur ses droits. Dès que l’ennui me prenait, j’avais un différend avec lui, soit à propos d’un mur mitoyen, soit pour la rivière qui sépare nos parcs, soit pour la récolte des arbres qui bordent nos propriétés.
Cela m’émoustillait et me rattachait à la vie fastidieuse.
Par conséquent, sir Murlyton, à qui je crée un droit conditionnel à ma fortune, saura le faire valoir. Il est entendu qu’il perd tout droit à mon héritage s’il commet un acte de trahison envers ce pauvre Lavarède. Il doit le surveiller simplement et honnêtement.
Mais j’avoue que ce n’est pas sans un malin plaisir que je vois d’avance mon beau cousin si dépensier inéluctablement déshérité. » L’ironie de la phrase finale ne parvint même pas à dérider celui qui la prononçait. Mais cette lecture produisait des effets divers sur les auditeurs.
Lavarède souriait. Peut-être ce sourire était-il jaune, mais on n’en pouvait distinguer la couleur. Sir Murlyton restait aussi calme que s’il eût été en présence d’une tranche de rostbeaf. Miss Aurett, seule, était visiblement agitée. Elle rougit d’abord, elle pâlit ensuite. Ses regards se portèrent sur les deux hommes qui allaient faire cette belle chasse dont le gibier valait quatre millions. Ce fut elle qui parla la première.
– Mon père, dit-elle, vous ne pouvez pas spolier ce jeune homme qui n’est pas votre ennemi et qui vient de me sauver la vie.
– Ma fille, répondit-il, les affaires sont les affaires ; il ne serait pas pratique de perdre cette fortune. Car il est impossible, non seulement de faire le tour du monde, mais même d’aller de Paris à Londres avec vingt-cinq farthings, le cinquième d’un schelling… Good business !
– Ainsi vous n’y voulez pas renoncer ?
Le notaire se mêla de la conversation.
– Mademoiselle, fit-il, Monsieur votre père renoncerait même à accepter la clause conditionnelle qui le concerne que M. Lavarède ne pourrait pas pour cela être envoyé en possession de l’héritage. Il n’y a droit que sous certaines réserves, expressément indiquées. Et à moins que lui-même n’y renonce…
– Vous plaisantez, exclama Armand ! Comment voilà des millions qui tombent du ciel et vous croyez que je ne ferai rien pour les gagner… D’abord ce qu’exige mon cousin n’est pas déjà si difficile. Lorsqu’on a été de la Bastille à la Madeleine sans un sou vaillant, on peut bien aller en Amérique, en Chine, au diable, avec cinq sous.
– Vous voulez essayer, dit l’Anglais, soit ! Je suis riche, mon carnet de chèques ne me quitte jamais, je ne vous lâcherai pas d’un instant et nous verrons bien si, avant deux jours, je n’ai pas gagné l’enjeu de la partie.
– Eh bien, j’accepte le duel, riposta froidement Lavarède.
Puis, s’adressant au notaire :
– Monsieur, avez-vous dans l’étude un indicateur des chemins de fer.
– En voici un, mon cher monsieur.
Lavarède le consulta.
– Il y a demain, 26 mars 1891, à neuf heures du matin, un train pour Bordeaux, en correspondance à Pauillac avec un transatlantique à destination de l’Amérique… Sir Murlyton, demain matin, je vous attendrai à la gare d’Orléans, conclut-il avec un aplomb écrasant.
Les deux rivaux se saluèrent courtoisement pendant que le notaire rangeait méthodiquement le dossier Richard et que miss Aurett souriait en voyant l’assurance du jeune homme. Celui-ci s’adressa à maître Panabert.
– Je dois être de retour dans votre étude le 25 mars 1892, avant la fermeture des bureaux.
– Au plus tard, monsieur.
– Parfait, j’y serai.
Et il sortit tranquillement.