Chapitre IV

1897 Words
Chapitre IV Le coffre de mer * Sans perdre un instant, je racontai alors à ma mère tout ce que je savais, comme j’aurais peut-être dû le faire depuis longtemps. Nous vîmes d’emblée le péril et la difficulté de notre situation. L’argent du capitaine (s’il en avait) nous était bien dû en partie ; mais quelle apparence y avait-il que les complices de notre homme, et surtout les deux échantillons que j’en connaissais, Chien-Noir et le mendiant aveugle, fussent disposés à lâcher leur butin pour régler les dettes du défunt ? Or, si je suivais les instructions du capitaine et allais aussitôt prévenir le docteur Livesey, je laissais ma mère seule et sans défense : je n’y pouvais donc songer. D’ailleurs, nous nous sentions tous deux incapables de rester beaucoup plus longtemps dans la maison. Les charbons qui s’éboulaient dans le fourneau de la cuisine, et jusqu’au tic-tac de l’horloge, nous pénétraient de crainte. Le voisinage s’emplissait pour nous de bruits de pas imaginaires ; et placé entre le cadavre du capitaine gisant sur le carreau de la salle, et la pensée de l’infâme mendiant aveugle rôdant aux environs et prêt à reparaître, il y avait des moments où, comme on dit, je tremblais dans mes culottes, de terreur. Il nous fallait prendre une décision immédiate. Finalement, l’idée nous vint de partir tous les deux chercher du secours au hameau voisin. Aussitôt dit, aussitôt fait. Sans même nous couvrir la tête, nous nous élançâmes dans le soir tombant et le brouillard glacé. Le hameau n’était qu’à quelque cent toises, mais caché à la vue, de l’autre côté de la crique voisine ; et, ce qui me rassurait beaucoup, il se trouvait dans la direction opposée à celle par où l’aveugle avait fait son apparition et par où il s’en était apparemment retourné. Le trajet nous prit peu de minutes, et cependant nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour prêter l’oreille. Mais on n’entendait aucun bruit suspect : rien que le léger clapotis du ressac et le croassement des corbeaux dans le bois. Les chandelles s’allumaient quand nous atteignîmes le hameau, et jamais je n’oublierai mon soulagement à voir leur jaune clarté aux portes et aux fenêtres. Mais ce fut là, tout compte fait, le meilleur de l’assistance que nous obtînmes de ce côté. Car, soit dit à la honte de ces gens, personne ne consentit à nous accompagner jusqu’à l’Amiral Benbow. Plus nous leur disions nos ennuis, plus ils se cramponnaient – hommes, femmes et enfants – à l’abri de leurs maisons. Le nom du capitaine Flint, inconnu de moi, mais familier à beaucoup d’entre eux, répandait la terreur. Des hommes qui avaient travaillé aux champs, plus loin que l’Amiral Benbow, se souvenaient aussi d’avoir vu sur la route plusieurs étrangers dont ils s’étaient écartés, les prenant pour des contrebandiers, et l’un ou l’autre avait vu un petit chasse-marée à l’abri dans ce que nous appelions la cale de Kitt. C’est pourquoi il suffisait d’être une relation du capitaine pour leur causer une frayeur mortelle. Tant et si bien que, si nous en trouvâmes plusieurs disposés à se rendre à cheval jusque chez le docteur Livesey, qui habitait dans une autre direction, pas un ne voulut nous aider à défendre l’auberge. La lâcheté, dit-on, est contagieuse ; mais la discussion, au contraire, donne du courage. Aussi, quand chacun eut parlé, ma mère leur dit leur fait à tous. Elle ne voulait pas, déclara-t-elle, perdre de l’argent qui appartenait à son fils orphelin. Elle conclut : – Si aucun d’entre vous n’ose venir, Jim et moi nous oserons. Nous allons retourner d’où nous sommes venus, et sans vous dire merci, tas de gros gaillards pires que des poules mouillées. Nous ouvrirons ce coffre, dût-il nous en coûter la vie. Et je vous emprunte ce sac, madame Crossley, pour emporter notre dû. Comme de juste, je me déclarai prêt à accompagner ma mère, et, comme de juste aussi, tous se récrièrent devant notre témérité ; mais même alors, pas un homme ne s’offrit à nous escorter. Tout ce qu’ils firent, ce fut de me donner un pistolet chargé, pour le cas où l’on nous attaquerait, et de nous promettre qu’ils tiendraient des chevaux tout sellés, pour le cas où l’on nous poursuivrait lors de notre retour ; cependant qu’un garçon s’apprêtait à galoper jusque chez le docteur afin d’obtenir le secours de la force armée. Mon cœur battait fort quand, par la nuit glacée, nous nous engageâmes dans cette périlleuse aventure. La pleine lune, rougeâtre et déjà haute, transparaissait vers la limite supérieure du brouillard. Notre hâte s’en accrut, car il ferait évidemment aussi clair qu’en plein jour avant que nous pussions quitter la maison, et notre départ serait exposé à tous les yeux. Nous nous faufilâmes au long des haies, prompts et silencieux, sans rien voir ni entendre qui augmentât nos inquiétudes. Enfin, à notre grand soulagement, la porte de l’Amiral Benbow se referma sur nous. Je poussai bien vite le verrou, et nous restâmes une minute dans le noir, tout pantelants, seuls sous ce toit avec le cadavre du capitaine. Puis ma mère prit une chandelle dans l’estaminet, et, nous tenant par la main, nous pénétrâmes dans la salle. Le corps gisait toujours dans la même position, les yeux béants et un bras étendu. – Baisse le store, Jim, chuchota ma mère ; s’ils arrivaient ils nous verraient du dehors… Là… Et maintenant, il nous faut trouver la clef sur ce cadavre : je voudrais bien savoir qui de nous va y toucher ! Et elle eut une sorte de sanglot. Je m’agenouillai à côté du mort. Près de sa main, sur le parquet, je vis un petit rond de papier noirci sur une face. C’était évidemment la tache noire. Je pris le papier et le retournai. Au verso, correctement tracé d’une main ferme, je lus ce court message : « Tu as jusqu’à dix heures du soir. » – Mère, dis-je, il avait jusqu’à dix heures. À cet instant précis, notre vieille horloge se mit à sonner. Ce fracas inattendu nous fît une peur affreuse ; mais tout allait bien : il n’était que six heures. – Allons, Jim, reprit ma mère, cette clef. J’explorai les poches, l’une après l’autre. Quelque menue monnaie, un dé, du fil et de grosses aiguilles, un rôle de tabac mordu par le bout, le couteau à manche courbe, une boussole portative et un briquet, formaient tout leur contenu. Je commençai à désespérer. – Elle est peut-être à son cou, hasarda ma mère. Surmontant une vive répugnance, j’arrachai au col la chemise du cadavre, et la clef nous apparut, enfilée à un bout de corde goudronnée, que je tranchai à l’aide de son propre couteau. Ce succès nous remplit d’espoir, et nous grimpâmes en toute hâte à la petite chambre où le capitaine avait couché si longtemps, et d’où sa malle n’avait pas bougé depuis le jour de son arrivée. C’était, d’apparence, un coffre de marin comme tous les autres, aux angles détériorés par les heurts d’un service prolongé. Sur le couvercle se lisait l’initiale « B », imprimée au fer chaud. – Passe-moi la clef, me dit ma mère. Bien que la serrure fût très dure, elle l’ouvrit en un clin d’œil et souleva le couvercle. Un fort relent de tabac et de goudron s’échappa du coffre, mais on n’y voyait rien, au premier abord, qu’un très bon habit complet, soigneusement brossé et plié. Il n’avait jamais servi, au dire de ma mère. Dessous, le pêle-mêle commençait : un quart de cercle, un gobelet de fer-blanc, plusieurs rouleaux de tabac, deux paires de très beaux pistolets, un lingot d’argent, une vieille montre espagnole et quelques autres bibelots de peu de valeur, presque tous d’origine étrangère, un compas de mathématiques à branches de cuivre et cinq ou six curieux coquillages des Indes occidentales. Je me suis demandé souvent, par la suite, pourquoi il transportait avec lui ces coquillages, dans sa vie errante de criminel pourchassé. Jusqu’ici, le lingot d’argent et les bibelots avaient seuls quelque prix, mais cela ne faisait pas notre affaire. Par-dessous, il y avait un vieux suroît blanchi aux embruns de bien des môles. Ma mère le retira impatiemment, et le dernier contenu de la malle nous apparut : un paquet enveloppé de toile cirée, qui semblait renfermer des papiers, et un sac de toile qui émit sous nos doigts le tintement de l’or. – Je ferai voir à ces bandits que je suis une honnête femme, dit ma mère. Je prendrai mon dû, et pas un rouge liard de plus. Donne-moi le sac de Mme Crossley. Et elle se mit en devoir de faire passer, du sac de matelot dans celui que je tenais, le montant de la dette du capitaine. La tâche était longue et ardue, car il y avait là, entassées au hasard, des pièces de tous pays et de tous modules : doublons, louis d’or, guinées, pièces de huit et d’autres que j’ignore. Les guinées, du reste, se trouvaient en minorité, et celles-là seules permettaient à ma mère de s’y retrouver dans son compte. Soudain, comme nous étions presque à moitié de l’opération, je posai ma main sur son bras. Dans l’air silencieux et glacé je venais de percevoir un bruit qui fit cesser mon cœur de battre : c’était le tapotement du bâton de l’aveugle sur la route gelée. Le bruit se rapprochait. Nous retenions notre souffle. Un coup v*****t heurta la porte de l’auberge ; nous entendîmes qu’on tournait la poignée, et le verrou cliqueta sous les efforts du misérable. Puis il y eut un long intervalle de silence, dedans comme dehors. À la fin le tapotement reprit et, à notre joie indicible, s’affaiblit peu à peu dans le lointain et s’évanouit tout à fait. – Mère, dis-je, prends le tout et allons-nous-en. J’étais certain, en effet, que la porte verrouillée avait paru suspecte, et que cela nous attirerait bientôt tout le guêpier aux oreilles. Pourtant je me félicitais de l’avoir verrouillée, et cela à un point difficilement croyable pour qui n’a jamais rencontré ce terrifiant vieil aveugle. Mais, en dépit de sa frayeur, ma mère se refusait à prendre rien au-delà de son dû, et ne voulait absolument pas se contenter de moins. Il n’était pas encore sept heures, disait-elle, et de loin ; elle connaissait son droit et voulait en user. Elle discutait encore avec moi, lorsqu’un bref et léger coup de sifflet retentit au loin sur la hauteur. C’en fut assez, et plus qu’assez, pour elle et pour moi. – J’emporte toujours ce que j’ai, fit-elle en se relevant. – Et j’emporte ceci pour arrondir le compte, ajoutais-je, empoignant le paquet de toile cirée. Un instant de plus, et laissant la lumière auprès du coffre vide, nous descendions l’escalier à tâtons ; un autre encore, et, la porte ouverte, notre exode commençait. Il n’était que temps de déguerpir. Le brouillard se dissipait rapidement ; déjà la lune brillait, tout à fait dégagée, sur les hauteurs voisines, et c’était uniquement au creux du ravin et devant la porte de l’auberge, qu’un mince voile de brume flottait encore, pour cacher les premiers pas de notre fuite. Bien avant la mi-chemin du hameau, très peu au-delà du pied de la hauteur, nous arriverions en plein clair de lune. Et ce n’était pas tout, car déjà nous percevions le bruit de pas nombreux qui accouraient. Nous tournâmes la tête dans leur direction : une lumière balancée de droite et de gauche, et qui se rapprochait rapidement, nous montra que l’un des arrivants portait une lanterne. – Mon petit, me dit soudain ma mère, prends l’argent et fuis. Je vais m’évanouir. C’était, je le compris, la fin irrémissible pour tous deux. Combien je maudissais la lâcheté de nos voisins ! Combien j’en voulais à ma pauvre mère pour son honnêteté et son avidité, pour sa témérité passée et sa faiblesse présente ! Par bonheur, nous étions précisément au petit pont, et je guidai ses pas chancelants jusqu’au talus de la berge, où elle poussa un soupir et retomba sur mon épaule. Je ne sais comment j’en eus la force, et je crains bien d’avoir agi brutalement, mais je réussis à la traîner le long de la berge et jusqu’à l’entrée de la voûte. La pousser plus loin me fut impossible, car le pont était trop bas, et ce fut à plat ventre et non sans peine que je m’introduisis dessous. Il nous fallut donc rester là, ma mère presque entièrement visible, et tous deux à portée d’ouïe de l’auberge.
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