I

1269 Words
IÉvariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s’était rendu de bon matin à l’ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai 1790, servait de siège à l’assemblée générale de la section. Cette église s’élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et on avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise républicaine : « Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort. » Évariste Gamelin pénétra dans la nef : les voûtes, qui avaient entendu les clercs de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins, voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section. Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de l’Homme se dressait sur l’autel dépouillé. C’est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heures du soir à onze heures, se tenaient les assemblées publiques. La chaire, ornée du drapeau aux couleurs de la nation, servait de tribune aux harangues. Vis-à-vis, du côté de l’Épître, une estrade de charpentes grossières s’élevait, destinée à recevoir les femmes et les enfants, qui venaient en assez grand nombre à ces réunions. Ce matin-là, devant un bureau, au pied de la chaire, se tenait, en bonnet rouge et carmagnole, le menuisier de la place de Thionville, le citoyen Dupont aîné, l’un des douze du Comité de surveillance. Il y avait sur le bureau une bouteille et des verres, un écritoire et un cahier de papier contenant le texte de la pétition qui invitait la Convention à rejeter de son sein les vingt-deux membres indignes. Évariste Gamelin prit la plume et signa. – Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendrais donner ton nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la section n’est pas chaude ; elle manque de vertu. J’ai proposé au Comité de surveillance de ne point délivrer de certificat de civisme à quiconque ne signerait pas la pétition. – Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, la proscription des traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort de Marat : qu’ils périssent. – Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c’est l’indifférentisme. Dans une section, qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il n’y en a pas cinquante qui viennent à l’assemblée. Hier nous étions vingt-huit. – Eh bien ! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d’amende, les citoyens à venir. – Eh ! Eh ! fît le menuisier en fronçant le sourcil, s’ils venaient tous, les patriotes seraient en minorité… Citoyen Gamelin, veux-tu boire un verre de vin à la santé des bons sans-culottes ?… Sur le mur de l’église, du côté de l’Évangile, on lisait ces mots accompagnés d’une main noire dont l’index montrait le passage conduisant au cloître : Comité civil, Comité de surveillance, Comité de bienfaisance. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte de la ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription : Comité militaire. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité qui écrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, de lingots d’acier, de cartouches et d’échantillons de terres salpêtrées. – Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu ? – Moi ?… je me porte à merveille. Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisait invariablement cette réponse à ceux qui s’inquiétaient de sa santé, moins pour les instruire de son état que pour couper court à toute conversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride, les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté. Opticien sur le quai des Orfèvres, il était propriétaire d’une très ancienne maison qu’il avait cédée en 91 à un vieux commis pour se dévouer à ses fonctions municipales. Une mère charmante, morte à vingt ans et dont quelques vieillards, dans le quartier, gardaient le touchant souvenir, lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés, sa pâleur, sa timidité. De son père, ingénieur opticien, fournisseur du roi, emporté par le même mal avant sa trentième année, il tenait un esprit juste et appliqué. Sans s’arrêter d’écrire : – Et toi, citoyen, comment vas-tu ? – Bien. Quoi de nouveau ? – Rien, rien. Tu vois : tout est bien tranquille ici. – Et la situation ? – La situation est toujours la même. La situation était effroyable. La plus belle armée de la République investie dans Mayence ; Valenciennes assiégée ; Fontenay pris par les Vendéens ; Lyon révolté ; les Cévennes insurgées, la frontière ouverte aux Espagnols ; les deux tiers des départements envahis ou soulevés ; Paris sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain. Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étant chargées par arrêté de la Commune d’opérer la levée de douze mille hommes pour la Vendée, il rédigeait des instructions relatives à l’enrôlement et l’armement du contingent que le « Pont-Neuf », ci-devant « Henri IV », devait fournir. Tous les fusils de munition devaient être délivrés aux réquisitionnaires. La garde nationale de la section serait armée de fusils de chasse et de piques. – Je t’apporte, dit Gamelin, l’état des cloches qui doivent être envoyées au Luxembourg pour être converties en canons. Évariste Gamelin, bien qu’il ne possédât pas un sou, était inscrit parmi les membres actifs de la section : la loi n’accordait cette prérogative qu’aux citoyens assez riches pour payer une contribution de la valeur de trois journées de travail ; et elle exigeait dix journées pour qu’un électeur fût éligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprise d’égalité et jalouse de son autonomie, tenait pour électeur et pour éligible tout citoyen qui avait payé de ses deniers son uniforme de garde national. C’était le cas de Gamelin, qui était citoyen actif de sa section et membre du Comité militaire. Fortuné Trubert posa sa plume : – Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu’on nous envoie des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver la terre et les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n’est pas tout que d’avoir des canons, il faut aussi de la poudre. Un petit bossu, la plume à l’oreille et des papiers à la main, entra dans la ci-devant sacristie. C’était le citoyen Beauvisage, du Comité de surveillance. – Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles : Custine a évacué Landau. – Custine est un traître ! s’écria Gamelin. – Il sera guillotiné, dit Beauvisage. Trubert, de sa voix un peu haletante, s’exprima avec son calme ordinaire : – La Convention n’a pas créé un Comité de salut public pour des prunes. La conduite de Custine y sera examinée. Incapable ou traître, il sera remplacé par un général résolu à vaincre, et ça ira ! Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeux fatigués : – Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble ni défaillance, il faut qu’ils sachent que le sort de ceux qu’ils ont laissés dans leur foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin, tu demanderas avec moi, à la prochaine assemblée, que le Comité de bienfaisance se concerte avec le Comité militaire pour secourir les familles indigentes qui ont un parent à l’armée. Il sourit et fredonna : – Ça ira ! ça ira !… Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa table de bois blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humble secrétaire d’un comité de section ne voyait point de disproportion entre l’énormité de la tâche et la petitesse de ses moyens, tant il se sentait uni dans un commun effort à tous les patriotes, tant il faisait corps avec la nation, tant sa vie se confondait avec la vie d’un grand peuple. Il était de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite, préparaient le triomphe impossible et certain. Aussi bien leur fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté, renversé le vieux monde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cet Évariste Gamelin, peintre obscur, n’attendaient point de merci de leurs ennemis. Ils n’avaient de choix qu’entre la victoire et la mort. De là leur ardeur et leur sérénité.
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