Chapitre 7

3032 Words
Kitty, dans son emportement, n’entendait rien. « Je n’ai ni à m’affliger, ni à me consoler. Je suis trop fière pour aimer un homme qui ne m’aime pas. – Ce n’est pas ce que je veux dire… Écoute, dis-moi la vérité, ajouta Daria Alexandrovna en lui prenant la main : dis-moi si Levine t’a parlé ? » Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur elle-même ; elle sauta sur sa chaise, jeta par terre la boucle de sa ceinture qu’elle avait arrachée, et avec des gestes précipités s’écria : « À propos de quoi viens-tu me parler de Levine ? Je ne sais vraiment pas pourquoi on se plaît à me torturer ! J’ai déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de faire jamais, jamais, ce que tu as fait : revenir à un homme qui m’aurait trahie. Tu te résignes à cela, mais moi je ne le pourrais pas. » En disant ces paroles, elle regarda sa sœur : Dolly baissait tristement la tête sans répondre ; mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle en avait eu l’intention, s’assit près de la porte, et cacha son visage dans son mouchoir. Le silence se prolongea pendant quelques minutes. Dolly pensait à ses chagrins ; son humiliation, qu’elle ne sentait que trop, lui paraissait plus cruelle, rappelée ainsi par sa sœur. Jamais elle ne l’aurait crue capable d’être si dure ! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d’une robe, un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou : Kitty était à genoux devant elle. « Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi, » murmura-t-elle ; et son joli visage couvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly. Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux sœurs à une entente complète ; pourtant, après avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet qui les intéressait l’une et l’autre ; Kitty se savait pardonnée, mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées sur l’abaissement de Dolly restaient sur le cœur de sa pauvre sœur. Dolly comprit de son côté qu’elle avait deviné juste, que le point douloureux pour Kitty était d’avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, et que sa sœur se trouvait bien près d’aimer le premier et de haïr l’autre. Kitty ne parla que de l’état général de son âme. « Je n’ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux t’imaginer combien tout me paraît vilain, répugnant, grossier, moi en première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent à l’esprit ! – Quelles mauvaises pensées peux-tu bien avoir ? demanda Dolly en souriant. – Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n’est pas de la tristesse, ni de l’ennui. C’est bien pis. On dirait que tout ce qu’il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Comment t’expliquer cela ? Papa m’a parlé tout à l’heure : j’ai cru comprendre que le fond de sa pensée est qu’il me faut un mari. Maman me mène au bal : il me semble que c’est dans le but de se débarrasser de moi, de me marier au plus vite. Je sais que ce n’est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables : j’ai toujours l’impression qu’ils prennent ma mesure. Autrefois c’était un plaisir pour moi d’aller dans le monde, cela m’amusait, j’aimais la toilette : maintenant il me semble que c’est inconvenant, et je me sens mal à l’aise. Que veux-tu que je te dise ? Le docteur… eh bien… » Kitty s’arrêta ; elle voulait dire que, depuis qu’elle se sentait ainsi transformée, elle ne pouvait plus voir Stépane Arcadiévitch sans que les conjectures les plus bizarres se présentassent à son esprit. « Eh bien oui, tout prend à mes yeux l’aspect le plus repoussant, continua-t-elle ; c’est une maladie, – peut-être cela passera-t-il. Je ne me trouve à l’aise que chez toi, avec les enfants. – Quel dommage que tu ne puisses y venir maintenant ! – J’irai tout de même, j’ai eu la scarlatine et je déciderai maman. » Kitty insista si vivement, qu’on lui permit d’aller chez sa sœur ; pendant tout le cours de la maladie, car la scarlatine se déclara effectivement, elle aida Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bientôt en convalescence sans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne s’améliorait pas. Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et se rendirent à l’étranger. La haute société de Pétersbourg est restreinte ; chacun s’y connaît plus ou moins et s’y fait des visites, mais elle a des subdivisions. Anna Arcadievna Karénine comptait des relations d’amitié dans trois cercles différents, faisant tous trois partie du grand monde. L’un était le cercle officiel auquel appartenait son mari, composé de ses collègues et de ses subordonnés, liés ou divisés entre eux par les relations sociales les plus variées et souvent les plus capricieuses. Anna avait peine à comprendre le sentiment de respect presque religieux qu’elle éprouva au début pour tous ces personnages. Actuellement elle les connaissait, comme on se connaît dans une ville de province, avec leurs faiblesses et leurs manies ; elle savait où le bât les blessait, quelles étaient leurs relations entre eux et avec le centre commun, à qui chacun d’eux se rattachait. Mais cette coterie officielle, à laquelle la liaient les intérêts de son mari, ne lui plut jamais, et elle fit de son mieux pour l’éviter, en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le second cercle auquel tenait Anna était celui qui avait contribué à la carrière d’Alexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot ; il se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d’hommes intelligents, instruits et ambitieux. Quelqu’un l’avait surnommé « la conscience de la société de Pétersbourg ». Karénine appréciait fort cette coterie, et Anna, dont le caractère souple s’assimilait facilement à son entourage, s’y était fait des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu lui devint insupportable : il lui sembla qu’elle-même, aussi bien que les autres, y manquait de naturel, et elle vit la comtesse Lydie aussi rarement que possible. Enfin Anna avait encore des relations d’amitié avec le grand monde par excellence, ce monde de bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui tient d’une main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans le demi-monde qu’il s’imagine mépriser, mais dont les goûts se rapprochent des siens au point d’être identiques. Le lien qui rattachait Anna à cette société était la princesse Betsy Tverskoï, femme d’un de ses cousins, riche de cent vingt mille roubles de revenu et qui s’était éprise d’Anna dès que celle-ci avait paru à Pétersbourg ; elle l’attirait beaucoup et la plaisantait sur la société qu’elle voyait chez la comtesse Lydie. « Quand je serai vieille et laide, je ferai de même, disait Betsy, mais une jeune et jolie femme comme vous n’a pas encore sa place dans cet asile de vieillards. » Anna avait commencé par éviter autant que possible la société de la princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant des dépenses au delà de ses moyens ; mais tout changea après son retour de Moscou. Elle négligea ses amis raisonnables et n’alla plus que dans le grand monde. C’est là qu’elle éprouva la joie troublante de rencontrer Wronsky ; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine germaine d’Alexis ; celui-ci d’ailleurs se trouvait partout où il pouvait entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucune avance, mais son cœur, en l’apercevant, débordait du même sentiment de plénitude, qui l’avait saisie la première fois près du wagon ; cette joie, elle le sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sourire, mais elle n’avait pas la force de la dissimuler. Anna crut sincèrement d’abord être mécontente de l’espèce de persécution que Wronsky se permettait à son égard ; mais, un soir qu’elle vint dans une maison où elle pensait le rencontrer, et qu’il n’y parut pas, elle comprit clairement, à la douleur qui s’empara de son cœur, combien ses illusions étaient vaines, et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait l’intérêt dominant de sa vie. Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société de Pétersbourg était à l’Opéra ; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans attendre l’entr’acte, quitta le fauteuil qu’il occupait pour monter à sa loge. « Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner ? – lui demanda-t-elle ; puis elle ajouta à demi-voix en souriant, et de façon à n’être entendue que de lui : – J’admire la seconde vue des amoureux, elle n’était pas là, mais revenez après l’Opéra. » Wronsky la regarda comme pour l’interroger, et Betsy lui répondit d’un petit signe de tête ; avec un sourire de remerciement, il s’assit près d’elle. « Et toutes vos plaisanteries d’autrefois, que sont-elles devenues ? – continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier, les progrès de cette passion. – Vous êtes pris, mon cher ! – C’est tout ce que je demande, répondit Wronsky en souriant de bonne humeur. Si je me plains, c’est de ne pas l’être assez, car, à dire vrai, je commence à perdre tout espoir. – Quel espoir pouvez-vous bien avoir ? dit Betsy en prenant le parti de son amie : entendons-nous… – Mais ses yeux éveillés disaient assez qu’elle comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir. – Aucun, répondit Wronsky en riant et en découvrant ses dents blanches et bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé. Je crains de devenir ridicule. » Il savait fort bien qu’aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son monde, il ne courait aucun risque de ce genre ; il savait parfaitement que, si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans espoir une jeune fille ou une femme non mariée, il ne l’était jamais en aimant une femme mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand, intéressant, et c’est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache. « Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner ? lui dit-elle, sans pouvoir s’empêcher de l’admirer. – J’ai été occupé. De quoi ? C’est ce que je vous donne à deviner en cent, en mille ; jamais vous ne devinerez. J’ai réconcilié un mari avec l’offenseur de sa femme. Oui, vrai ! – Et vous avez réussi ? – À peu près. – Il faudra me raconter cela au premier entr’acte, dit-elle en se levant. – C’est impossible, je vais au Théâtre français. – Vous quittez Nilsson pour cela ? – dit Betsy indignée ; elle n’aurait su distinguer Nilsson de la dernière choriste. – Je n’y peux rien : j’ai pris rendez-vous pour mon affaire de réconciliation. – Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés, » dit Betsy, se rappelant avoir entendu quelque part une parole semblable. « C’est un peu vif, mais si drôle, que j’ai bien envie de vous le raconter, dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine ; d’ailleurs, je ne nommerai personne… – Je devinerai, tant mieux. – Écoutez donc : deux jeunes gens en gaîté… – Des officiers de votre régiment, naturellement. – Je n’ai pas dit qu’ils fussent officiers, mais simplement des jeunes gens qui avaient bien déjeuné. – Traduisez : gris. – C’est possible… vont dîner chez un camarade ; ils étaient d’humeur fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se retourner et, à ce qu’il leur semble du moins, les regarder en riant : ils la poursuivent au galop. À leur grand étonnement, leur beauté s’arrête précisément devant la maison où ils se rendaient eux-mêmes ; elle monte à l’étage supérieur, et ils n’aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous une voilette, et une paire de petits pieds. – Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la partie. – De quoi m’accusiez-vous tout à l’heure ? Mes deux jeunes gens montent chez leur camarade, qui donnait un dîner d’adieu, et ces adieux les obligent à boire peutêtre un peu plus qu’ils n’auraient dû. Ils questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n’en sait rien seul : le domestique de leur ami répond à leur question : « Y a-t-il des mamselles au-dessus ? » Il y en a beaucoup. – Après le dîner, les jeunes gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée à leur inconnue, pleine de protestations passionnées ; ils la montent eux-mêmes, afin d’expliquer ce que la lettre pourrait avoir d’obscur. – Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles ? – Après. – Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en affirmant qu’ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge comme une écrevisse, avec des favoris en forme de boudins, qui les met à la porte sans cérémonie en déclarant qu’il n’y a dans l’appartement que sa femme. – Comment savez-vous que ses favoris ressemblaient à des boudins ? demanda Betsy. – Vous allez voir. Aujourd’hui j’ai voulu conclure la paix. – Eh bien, qu’en est-il advenu ? – C’est le plus intéressant de l’affaire. Il se trouve que ce couple heureux est celui d’un conseiller et d’une conseillère titulaire. Le conseiller titulaire a porté plainte et j’ai été forcé de servir de médiateur. Quel médiateur ! Talleyrand, comparé à moi, n’était rien. – Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée ? – Voici. Nous avons commencé par nous excuser de notre mieux, ainsi qu’il convenait : « Nous sommes désespérés, avons-nous dit, de ce fâcheux malentendu. » Le conseiller titulaire a l’air de vouloir s’adoucir, mais il tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu’il exprime ses sentiments, la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir à mes talents diplomatiques : « Je conviens que leur conduite a été déplorable, mais veuillez remarquer qu’il s’agit d’une méprise : ils sont jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se repentent du fond du cœur et vous supplient de pardonner leur erreur. » Le conseiller titulaire s’adoucit encore : « J’en conviens, monsieur le comte, et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de mauvais garnements, de misé… » Et, les mauvais garnements étant présents, me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la diplomatie, et ainsi de suite ; chaque fois que mon affaire est sur le point d’aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère et sa figure rouge, ses boudins rentrent en mouvement et je me noie dans les finesses du négociateur. – Ah ! ma chère, il faut vous raconter cela ! dit Betsy à une dame qui entrait dans sa loge. Il m’a tant amusée ! – Eh bien, bonne chance, » ajouta-t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éventail laissait libres ; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de remonter, elle se replaça sur le devant de sa loge, sous la lumière du gaz, afin d’être plus en vue. Wronsky alla retrouver au Théâtre français le colonel de son régiment, qui n’y manquait pas une seule représentation ; il avait à lui parler de l’œuvre de pacification qui, depuis trois jours, l’occupait et l’amusait. Les héros de cette histoire étaient Pétritzky et un jeune prince Kédrof, nouvellement entré au régiment, un gentil garçon et un charmant camarade. Il s’agissait, et c’était là le point capital, des intérêts du régiment, car les deux jeunes gens faisaient partie de l’escadron de Wronsky. Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte au colonel contre ses officiers, pour avoir insulté sa femme. Celle-ci, racontait Wenden, mariée depuis cinq mois à peine, et dans une situation intéressante, avait été à l’église avec sa mère et, s’y étant sentie indisposée, avait pris le premier isvostchik venu pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers l’avaient poursuivie ; elle était rentrée plus malade encore, par suite de l’émotion, et avait remonté son escalier en courant. Wenden lui-même revenait de son bureau, lorsqu’il entendit des voix succédant à un coup de sonnette ; voyant qu’il avait affaire à deux officiers ivres, il les jeta à la porte. Il exigeait qu’ils fussent sévèrement punis. « Vous avez beau dire, Pétritzky devient impossible, avait dit le commandant à Wronsky, lorsque sur sa demande celui-ci était venu le trouver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque équipée. Ce monsieur offensé ira plus loin, il n’en restera pas là. » Wronsky avait déjà compris l’inutilité d’un duel en pareille circonstance et la nécessité d’adoucir le conseiller titulaire et d’étouffer cette affaire. Le colonel l’avait fait appeler parce qu’il le savait homme d’esprit et soucieux de l’honneur de son régiment. C’était à la suite de leur consultation que Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom et ses aiguillettes d’aide de camp contribueraient à calmer l’offensé ; Wronsky n’avait réussi qu’en partie, comme il venait de le raconter, et la réconciliation semblait encore douteuse. Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer et lui raconta le succès, ou plutôt l’insuccès de sa mission. Réflexion faite, celui-ci résolut de laisser l’affaire où elle en était, mais ne put s’empêcher de rire en questionnant Wronsky. « Vilaine histoire, mais bien drôle ! Kédrof ne peut pourtant pas se battre avec ce monsieur ! Et comment trouvez-vous Claire ce soir ? Charmante !… dit-il en parlant d’une actrice française. On a beau la voir souvent, elle est toujours nouvelle. Il n’y a que les Français pour cela. »
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD