Chapter 8

2076 Words
– Sans doute, reprit le bedeau ; mais qu’en est-il résulté ? Savez-vous jusqu’où a été l’ingratitude de ces rebelles, monsieur ? Croiriez-vous que le mari a renvoyé dire que la médecine ne convenait pas au genre de maladie de sa femme et qu’elle ne la prendrait pas ? Entendez-vous cela ? qu’elle ne la prendrait pas ! une médecine excellente, énergique, salutaire, qu’on avait administrée avec succès, pas plus tard qu’il y a huit jours, à deux manœuvres irlandais et à un portefaix ; qu’on lui avait envoyée pour rien, avec la bouteille par-dessus le marché ; et il fait dire qu’elle ne la prendra pas, monsieur ! Comme l’atrocité de cette conduite se présentait dans toute sa force à l’esprit de M. Bumble, il donna, de colère, un grand coup de canne sur le comptoir, et devint pourpre d’indignation. « Oh ! dit Sowerberry, jamais de ma vie… – Non, jamais ! s’écria le bedeau ; jamais pareille infamie n’a été commise ; mais maintenant qu’elle est morte, il s’agit de l’enterrer ; voici l’adresse : le plus tôt sera le mieux. » Et M. Bumble, dans son accès d’emportement, mit son tricorne à l’envers, et s’élança hors de la boutique. « Tiens ! Olivier, il était si en colère qu’il a oublié de demander de tes nouvelles, dit M. Sowerberry en suivant des yeux le bedeau qui arpentait la rue à grands pas. – Oui, monsieur, » répondit Olivier, qui s’était prudemment tenu à l’écart pendant l’entretien, et qui tremblait de tout son corps au seul souvenir de la voix de M. Bumble. Il était pourtant superflu qu’il cherchât à échapper à la vue de M. Bumble : car ce fonctionnaire, sur lequel la prédiction du monsieur au gilet blanc avait fait une vive impression, pensait que, maintenant que l’entrepreneur des pompes funèbres avait pris Olivier à l’essai, il valait mieux éviter d’aborder ce sujet, jusqu’à ce que l’enfant fût engagé pour une période de sept ans, et qu’on fut ainsi définitivement rassuré sur le danger de le voir retomber à la charge de la paroisse. « Allons, dit M. Sowerberry en mettant son chapeau, plus tôt cette besogne sera terminée et mieux ce sera. Noé, attention à la boutique. Olivier, mets ta casquette et suis-moi. » Olivier obéit et suivit son maître dans l’exercice de sa profession. Ils marchèrent quelque temps à travers le quartier le plus populeux de la ville, puis descendirent une ruelle étroite plus sale et plus misérable que les autres, et s’arrêtèrent pour chercher de l’œil la maison en question. Des deux côtés de la rue, les maisons étaient hautes et grandes, mais très vieilles, et occupées par les gens de la classe la plus pauvre, comme leur apparence négligée l’aurait suffisamment indiqué, sans qu’il fût besoin de la présence d’un petit nombre d’hommes et de femmes qui, les bras croisés et le corps plié en deux, traversaient de temps à autre furtivement la rue. La plupart de ces habitations avaient sur le devant des boutiques hermétiquement fermées et tombant en ruines : il n’y avait d’habité que les étages supérieurs. D’autres menaçaient de s’écrouler et étaient étayées par de grosses poutres appliquées aux murailles et solidement fixées dans le sol ; mais ces réduits lézardés, semblaient servir de retraite pour la nuit à quelques vagabonds sans asile : car plusieurs des planches grossières qui bouchaient la porte et les fenêtres avaient été arrachées, de manière à laisser une ouverture suffisante pour y passer le corps. Le ruisseau était sale et stagnant. Les rats eux-mêmes, qui ça et là se vautraient dans cette ordure, étaient d’une maigreur affreuse. Il n’y avait ni marteau ni cordon de sonnette à la porte où s’arrêtèrent Olivier et son maître ; celui-ci se glissa à tâtons dans un passage obscur, dit à Olivier de se tenir sur ses talons et de n’avoir pas peur, monta au premier étage et, trébuchant contre une porte sur le palier, y frappa doucement. Une jeune fille de treize à quatorze ans vint ouvrir. L’entrepreneur vit tout de suite, à l’aspect de la chambre, que c’était bien là qu’il avait affaire ; il entra, et Olivier le suivit. Il n’y avait pas de feu dans la chambre ; un homme était accoudé machinalement sur le poêle vide ; une vieille femme était assise près de lui sur un tabouret ; dans un coin se tenaient plusieurs enfants déguenillés, et dans un petit renfoncement, en face de la porte, gisait sur le plancher un objet enveloppé d’une vieille couverture. Olivier frissonna en jetant les yeux de ce coté et se serra involontairement contre son maître ; malgré la couverture, Olivier devina que c’était un cadavre. L’homme était pâle et décharné ; il avait les yeux injectés, la barbe et les cheveux grisonnants ; la vieille femme était ridée ; elle avait des yeux animés et perçants, et les deux dents qui lui restaient avançaient sur sa lèvre inférieure. Olivier avait peur de les regarder l’un ou l’autre : ils lui rappelaient trop les rats qu’il avait vus si maigres dans la rue. « Nul ne la touchera, dit l’homme en s’élançant vers l’entrepreneur qui s’approchait du grabat. Arrière, arrière ! vous dis-je, si vous tenez à la vie. – Sottise ! mon brave homme, dit l’entrepreneur, qui était habitué à voir la misère sous toutes ses formes ; sottise que cela ! – Je vous répète, dit l’homme en serrant les poings et en frappant le plancher avec fureur, je vous répète que je ne veux pas qu’on l’enterre ; elle ne pourrait dormir là. Les vers la tourmenteraient sans trouver rien à manger ; elle est si décharnée ! » L’entrepreneur ne répondit rien à ce malheureux en délire, mais tirant une ficelle de sa poche, il s’agenouilla un instant à côté du corps. « Ah ! dit l’homme fondant en larmes et se jetant à genoux aux pieds de la pauvre morte, mettez-vous à genoux, mettez-vous tous à genoux autour d’elle et écoutez-moi. C’est de faim qu’elle est morte ; jusqu’au moment où la fièvre l’a saisie, je ne savais pas combien elle était mal ; mais alors les os lui perçaient la peau ; nous n’avions ni feu ni chandelle ; elle est morte dans les ténèbres, oui dans les ténèbres ; elle n’a pas même pu voir la figure de ses enfants, mais nous l’entendions les appeler dans son agonie. J’ai été dans la rue mendier pour elle, et on m’a mis en prison. À mon retour, elle était mourante ; mon cœur s’est desséché, en voyant qu’ils l’avaient laissée mourir de faim. Je le jure devant Dieu qui en a été témoin, elle est morte de faim ! » Il s’arracha les cheveux, poussa un cri horrible et se roula sur le plancher, l’œil hagard et l’écume sur les lèvres. Les enfants épouvantés se mirent à pleurer ; mais la vieille femme, qui était restée jusqu’alors immobile et comme étrangère à ce qui se passait autour d’elle, les menaça pour les faire taire ; puis ayant détaché la cravate de l’homme qui gisait sur le plancher, elle s’avança en chancelant vers l’entrepreneur. « C’était ma fille, dit-elle en faisant un signe de tête du côté du cadavre et en parlant avec l’air effaré d’une idiote, plus hideuse à voir que la mort même. Mon Dieu ! mon Dieu ! dire que je lui ai donné la vie dans le temps que j’étais femme, et que maintenant je suis vivante et joyeuse, tandis qu’elle est là étendue, froide et roide. Mon Dieu ! mon Dieu ! quand j’y pense ! c’est une comédie ! une vraie comédie ! » Tandis que la pauvre vieille marmottait ces paroles avec un affreux ricanement, l’entrepreneur se disposait à sortir. « Attendez ! attendez ! dit-elle en forçant sa voix cassée ; l’enterrement est-il pour demain, pour après-demain, ou pour ce soir ? Je l’ai ensevelie et je dois l’accompagner, n’est-ce pas ? Envoyez-moi un grand manteau ; un manteau bien chaud, car le froid, est vif ; nous devrions avoir aussi un gâteau et du vin avant de partir ; mais n’importe ; envoyez-nous du pain ; rien qu’un morceau de pain et un verre d’eau. Nous enverrez-vous du pain, mon ami ? dit-elle vivement en s’attachant à l’habit de M. Sowerberry qui regagnait la porte. – Oui, oui, sans doute, dit-il, vous aurez quelque chose ; tout ce qu’il vous faudra. » Il se dégagea de l’étreinte de la vieille femme et, traînant Olivier après lui, il s’élança au dehors. Le lendemain, la famille ayant reçu dans l’intervalle le secours d’un pain de deux livres et d’un morceau de fromage, apportés par M. Bumble en personne, Olivier et son maître revinrent à cette misérable demeure, où M. Bumble les avait précédés, accompagnés de quatre hommes du dépôt de mendicité, qui devaient servir de porteurs. Un vieux manteau noir couvrait les haillons de la vieille femme et du mari. On vissa le cercueil ; les porteurs le chargèrent sur leurs épaules et le descendirent dans la rue. « Maintenant, la vieille, tâchez d’allonger le pas, dit tout bas Sowerberry ; nous sommes en retard et il ne faut pas faire attendre le prêtre… Avancez, porteurs, aussi vite que vous voudrez. » Ceux-ci prirent une allure rapide avec leur léger fardeau, tandis que la vieille femme et l’homme les suivaient de leur mieux. M. Bumble et Sowerberry marchaient en tête d’un pas dégagé, et Olivier, avec ses petites jambes courait à côté du convoi. Il n’était pourtant pas aussi urgent de se presser que M. Sowerberry le prétendait ; quand ils eurent atteint le coin obscur du cimetière où poussent les orties et où sont les fosses de la paroisse, le prêtre n’était pas encore arrivé, et le clerc, assis au coin du feu dans la sacristie, donna à entendre que probablement il ne viendrait pas avant une heure. En conséquence, on déposa la bière au bord de la fosse ; l’homme et la vieille femme attendirent patiemment dans la boue, sous une pluie froide et pénétrante, tandis que des enfants déguenillés, attirés par la curiosité, jouaient à cache-cache derrière les tombes, ou sautaient à pieds joints par-dessus le cercueil ; Sowerberry et Bumble, amis intimes du clerc, se chauffaient avec lui et lisaient le journal. Enfin, après plus d’une heure d’attente, M. Bumble, Sowerberry et le clerc se dirigèrent en hâte vers la fosse, et en même temps parut le prêtre, qui mettait son surplis en marchant. M. Bumble gourmanda un ou deux enfants pour sauver les apparences ; et le respectable ecclésiastique, après avoir lu l’office des morts pendant quatre minutes, remit son surplis au clerc et s’en alla. « Maintenant, Bill, remplis, » dit Sowerberry au fossoyeur. La tâche était facile ; car la fosse était si pleine que le dernier cercueil était à quelques pieds seulement du niveau du sol. Le fossoyeur jeta sur la bière quelques pelletées de terre qu’il foula sous ses pieds, mit sa pelle sur son épaule, et s’éloigna, suivi des enfants, qui se plaignaient que leur amusement fût si vite terminé. « Allons, venez, mon brave homme, dit Bumble en frappant doucement sur l’épaule du pauvre malheureux ; on va fermer le cimetière. » Celui-ci, qui n’avait pas fait un mouvement depuis qu’il était arrivé au bord de la fosse, tressaillit, leva la tête, regarda fixement celui qui lui parlait, fit quelques pas, et tomba évanoui. La vieille folle était trop occupée de la perte de son manteau, que l’entrepreneur lui avait repris, pour faire attention à autre chose ; on fit revenir à lui l’homme évanoui avec une douche d’eau froide ; on le déposa sain et sauf hors du cimetière, et, après avoir fermé à clef la porte, chacun s’en retourna chez soi. « Eh bien, Olivier, dit Sowerberry en regagnant sa boutique, comment trouves-tu cela ? – Assez bien, monsieur, je vous remercie, répondit l’enfant en hésitant beaucoup ; pas trop bien, monsieur. – Bah ! tu t’y feras, Olivier, dit Sowerberry ; ça ne vous fait plus rien du tout, une fois qu’on y est fait, mon garçon. » Olivier aurait bien voulu savoir s’il avait fallu beaucoup de temps à son maître pour s’y accoutumer ; mais il crut sage de ne pas hasarder cette question, et s’en retourna à la boutique, la tête pleine de tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.
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