IILe duc de Brécé recevait, ce jour-là, à Brécé, le général Cartier de Chalmot, l’abbé Guitrel et M. Lerond, substitut démissionnaire. Ils avaient visité les écuries, le chenil, la faisanderie et parlé cependant de l’Affaire.
Au déclin tranquille du jour, ils commençaient à traîner le pas sur la grande allée du parc. Devant eux, le château dressait, dans un ciel gris pommelé, sa façade lourde, chargée de frontons et surmontée de toits à l’impériale.
– Je le répète, dit M. de Brécé, l’agitation soulevée autour de cette affaire n’est et ne peut être qu’une manœuvre exécrable des ennemis de la France.
– Et de la religion, ajouta doucement M. l’abbé Guitrel, et de la religion. On ne saurait être un bon Français sans être un bon chrétien. Et nous voyons que le scandale est soulevé principalement par des libres penseurs et des francs-maçons, par des protestants.
– Et des juifs, reprit M. de Brécé, des juifs et des Allemands. Et quelle audace inouïe de mettre en question l’arrêt d’un Conseil de guerre ! Car enfin il n’est pas admissible que sept officiers français se soient trompés.
– Non, assurément, ce n’est pas admissible, dit M. l’abbé Guitrel.
– En thèse générale, dit M. Lerond, une erreur judiciaire est la chose la plus invraisemblable. Je dirai même que c’est une chose impossible, tant la loi offre de garanties aux accusés. Je le dis pour la justice civile. Je le dis aussi pour la justice militaire. Devant les Conseils de guerre, l’accusé, s’il ne rencontre pas toutes les garanties dans les formes un peu sommaires de la procédure, les retrouve dans le caractère des juges. À mon sens, c’est déjà un outrage à l’armée que le doute émis sur la légalité d’un arrêt rendu en Conseil de guerre.
– Vous avez parfaitement raison, dit M. de Brécé. D’ailleurs, peut-on admettre que sept officiers français se soient trompés ? Peut-on l’admettre, général ?
– Difficilement, répondit le général Cartier de Chalmot. Je l’admettrais, pour ma part, très difficilement.
– Le syndicat de trahison ! s’écria M. de Brécé. C’est inouï !
La conversation alentie, tomba. Le duc et le général virent des faisans dans une clairière et, pris du désir instinctif et profond de tuer, regrettèrent au dedans d’eux-mêmes de n’avoir pas de fusil.
– Vous possédez les plus belles chasses de toute la région, dit le général au duc de Brécé.
Le duc de Brécé songeait.
– C’est égal, dit-il, les juifs ne porteront pas bonheur à la France.
Le duc de Brécé, fils aîné du feu duc qui avait brillé parmi les chevau-légers à l’Assemblée de Versailles, était entré dans la vie publique après la mort du comte de Chambord. Il n’avait pas connu les jours d’espérance, les heures de lutte ardente, les entreprises monarchiques amusantes comme une conspiration, passionnées comme un acte de foi ; il n’avait pas vu le lit de tapisserie offert au prince par les dames des châteaux, les drapeaux, les bannières, les chevaux blancs qui devaient ramener le roi. Député héréditaire de Brécé, il entra au Palais-Bourbon avec des sentiments d’inimitié sourde à l’endroit du comte de Paris et un secret désir de ne point voir le trône restauré pour la branche cadette. À cela près, monarchiste loyal et fidèle. Il fut mêlé à des intrigues qu’il ne comprenait pas, s’embrouilla dans ses votes, fit la fête à Paris et, lors du renouvellement de la Chambre, fut battu à Brécé par le docteur Cotard.
Dès lors, il se consacra à l’agriculture, à la famille, à la religion. De ses domaines héréditaires, qui se composaient en 1789 de cent douze paroisses, comprenant cent soixante-dix hommages, quatre terres titrées, dix-huit châtellenies, il lui restait huit cents hectares de terres et de bois, autour du château historique de Brécé. Ses chasses lui donnaient dans le département un lustre qu’il n’avait point reçu du Palais-Bourbon. Les bois de Brécé et de la Guerche, où François Ier avait chassé, étaient célèbres aussi dans l’histoire ecclésiastique de la région : c’est là que se trouvait la chapelle vénérée de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles.
– Retenez bien ce que je vous dis, répéta le duc de Brécé : les juifs ne porteront pas bonheur à la France… Mais aussi pourquoi ne se débarrasse-t-on pas d’eux ? Ce serait si simple !
– Ce serait excellent, répondit le magistrat. Mais ce n’est pas aussi simple que vous croyez, monsieur le duc. Il faut, pour atteindre les juifs, faire d’abord de bonnes lois sur la naturalisation. Il est toujours difficile de faire une bonne loi, qui réponde aux intentions des législateurs. Des dispositions législatives qui, comme celles-ci, modifieront tout notre droit public, sont d’une rédaction singulièrement difficile. Et il n’est pas certain, malheureusement, qu’il se trouvera un gouvernement pour les proposer ou les soutenir, un Parlement pour les voter… Le Sénat est mauvais…
À mesure que se développe à nos yeux l’expérience de l’histoire, nous découvrons que le XVIIIe siècle est une vaste erreur de l’esprit humain, et que la vérité sociale, comme la vérité religieuse, se trouve tout entière dans la tradition du Moyen Âge. La nécessité s’imposera bientôt en France, comme elle s’est déjà imposée en Russie, de renouveler à l’égard des juifs les procédés en usage dans le monde féodal, vrai type de société chrétienne.
– C’est évident, dit M. de Brécé ; la France chrétienne doit appartenir aux Français et aux chrétiens, et non pas aux juifs et aux protestants.
– Bravo ! dit le général.
– Il y a dans ma famille, poursuivit M. de Brécé, un cadet surnommé, je ne sais pourquoi, Nez-d’Argent, qui faisait la guerre dans la province sous Charles IX. Il fit pendre à l’arbre dont vous voyez là-bas la cime dénudée, six cent trente-six huguenots. Eh bien, je suis fier, je l’avoue, de descendre de Nez-d’Argent. J’ai hérité sa haine des hérétiques. Et je déteste les juifs comme il détestait les protestants.
– Ce sont des sentiments bien louables, monsieur le duc, dit l’abbé Guitrel, bien louables et dignes du grand nom que vous portez. Permettez-moi seulement de vous présenter une observation sur un point particulier. Les juifs n’étaient pas considérés au Moyen Âge comme des hérétiques. Et ils ne sont pas à proprement parler des hérétiques. L’hérétique est celui qui, ayant été baptisé, connaît les dogmes de la foi, les altère ou les combat. Tels sont ou tels furent les ariens, les novatiens, les montanistes, les priscillianistes, les manichéens, les albigeois, les vaudois et les anabaptistes, les calvinistes, si bien accommodés par votre illustre aïeul Nez-d’Argent, et tant d’autres sectateurs ou défenseurs de quelque opinion contraire à la croyance de l’Église. Le nombre en est grand. Car la diversité est le propre de l’erreur. On ne s’arrête pas sur la pente funeste de l’hérésie ; le schisme produit le schisme à l’infini. On ne trouve en face de l’Église véritable que de la poussière d’églises. J’ai recueilli dans Bossuet, monsieur le duc, une admirable définition de l’hérétique. « Un hérétique, dit Bossuet, est celui qui a une opinion à lui, qui suit sa propre pensée et son sentiment particulier. » Or, le juif, n’ayant reçu ni le baptême ni la vérité, ne peut être dit hérétique.
Aussi voit-on que l’Inquisition ne sévit jamais contre un juif en tant que juif, et que, si elle en abandonna quelqu’un au bras séculier, ce fut comme profanateur, blasphémateur ou corrupteur des fidèles. Le juif, monsieur le duc, serait plutôt un infidèle, puisque nous nommons ainsi ceux qui, n’étant point baptisés, ne croient point les vérités de la religion chrétienne. Encore ne devons-nous point rigoureusement considérer le juif comme un infidèle de la même sorte qu’un mahométan ou un idolâtre. Les juifs ont une place unique et singulière dans l’économie des vérités éternelles. Ils reçoivent de la théologie une désignation conforme à leur rôle dans la tradition. Au Moyen Âge on les nommait des témoins. Il faut admirer la force et l’exactitude de ce terme. Dieu les conserve en effet pour qu’ils servent de témoins et de garants des paroles et des actes sur lesquels notre religion est fondée. Il ne faut pas dire que Dieu rend exprès les juifs obstinés et aveugles, afin qu’ils servent de preuve au christianisme ; mais il profite de leur obstination libre et volontaire, pour nous confirmer dans notre croyance. Il les conserve dans ce dessein parmi les nations.
– Mais pendant ce temps, dit M. de Brécé, ils nous prennent notre argent et détruisent nos énergies nationales.
– Et ils insultent l’armée, dit le général Cartier de Chalmot, ou mieux ils la font insulter par des aboyeurs à leurs gages.
– C’est criminel, dit l’abbé Guitrel avec douceur. Le salut de la France est dans l’union du clergé et de l’armée.
– Alors, monsieur l’abbé, pourquoi défendez-vous les juifs ? demanda le duc de Brécé.
– Bien éloigné de les défendre, répondit M. l’abbé Guitrel, je condamne leur impardonnable, erreur, qui est de ne pas croire à la divinité de Jésus-Christ. Sur ce point leur opiniâtreté demeure invincible. Ce qu’ils croient est croyable. Mais ils ne croient pas tout ce qu’il faut croire. Par là, ils se sont attiré la réprobation qui pèse sur eux. Cette réprobation est attachée à la nation et non point aux individus, et elle ne saurait atteindre les israélites convertis au christianisme.
– Pour moi, dit M. de Brécé, les juifs convertis me sont aussi odieux et plus odieux, peut-être, que les autres juifs. C’est la race que je hais.
– Permettez-moi de n’en rien croire, monsieur le duc, dit l’abbé Guitrel, car ce serait pécher contre la doctrine et contre la charité. Et vous pensez, comme moi, j’en suis sûr, qu’il convient de savoir gré, dans une certaine mesure, aux personnes israélites, non converties, de leurs bonnes intentions et de leur libéralité en faveur de nos œuvres pieuses. On ne peut nier, par exemple, que les familles R*** et F*** n’aient donné à cet égard un exemple qui devrait être suivi dans toutes les maisons chrétiennes. Je dirai même que madame Worms-Clavelin, bien qu’elle ne soit pas encore ouvertement convertie au catholicisme, a cédé, dans plusieurs circonstances, à des inspirations vraiment angéliques. Nous devons à l’épouse du préfet la tolérance dont jouissent, dans notre département, au milieu de la persécution générale, nos écoles congréganistes.
Quant à madame la baronne de Bonmont, juive de naissance, elle est chrétienne de fait et d’esprit et elle imite, en quelque sorte, ces saintes veuves des siècles passés, qui donnaient aux églises et aux pauvres une partie de leurs richesses.
– Ces Bonmont, dit M. Lerond, s’appellent de leur vrai nom Gutenberg, et sont d’origine allemande. Le grand-père s’est enrichi en fabriquant de l’absinthe et du vermout, des poisons ; il a été condamné trois fois comme contrefacteur et comme falsificateur. Le père, industriel et financier, fit une scandaleuse fortune dans la spéculation et les accaparements. Depuis lors, sa veuve a donné un ciboire d’or à monseigneur Charlot. Ces gens-là me font songer aux deux procureurs qui, après avoir entendu un sermon du bon père Maillard, se disaient l’un à l’autre, tout bas, à la porte de l’église : « Compère, faut-il donc restituer ? » Il est remarquable, continua M. Lerond, qu’il n’y ait point de question sémitique en Angleterre.
– C’est parce que les Anglais n’ont point le cœur placé comme nous l’avons, dit M. de Brécé, ni le sang bouillant comme le nôtre.
– Assurément, dit M. Lerond. J’apprécie cette remarque, monsieur le duc, mais c’est peut-être aussi parce que les Anglais emploient leurs capitaux dans l’industrie, tandis que nos laborieuses populations réservent les leurs à l’épargne, c’est-à-dire à la spéculation, c’est-à-dire aux juifs. Tout le mal vient de ce que nous avons les institutions, les lois et les mœurs de la Révolution. Le salut est dans un prompt retour à l’ancien régime.
– C’est vrai ! dit le duc de Brécé, pensif.
Ils allaient ainsi conversant. Soudain, devant eux, par le chemin que le feu duc avait ouvert dans son parc aux habitants du bourg, un char à bancs passa, rapide, gai, tapageur, portant, au milieu de fermières en chapeaux à fleurs et de cultivateurs en blouse, un jovial gaillard à barbe rousse, fumant sa pipe, et qui fit mine, avec sa canne, d’ajuster des faisans, le docteur Cotard, député en exercice de l’arrondissement de Brécé, ancienne seigneurie de Brécé.
– C’est un spectacle au moins étrange, dit M. Lerond en secouant la poussière du char à bancs, de voir l’officier de santé Cotard représenter au Parlement cet arrondissement de Brécé que vos ancêtres, monsieur le duc, ont comblé, pendant huit cents ans, de gloire et de bienfaits. Je relisais hier encore, dans le livre de monsieur de Terremondre, la lettre que le duc de Brécé, votre trisaïeul, écrivait en 1787 à son intendant et dans laquelle il laisse voir la bonté de son cœur. Vous vous rappelez cette lettre, monsieur le duc ?
M. de Brécé répondit qu’il croyait se la rappeler, mais que les termes mêmes ne lui étaient pas présents.
Et aussitôt M. Lerond cita de mémoire les phrases essentielles de cette lettre touchante : « J’ai appris, écrivait le bon duc, que l’on désolait les habitants de Brécé en les empêchant de prendre des fraises dans les bois. On trouvera le secret de me faire haïr, et cela me procurera un des plus vifs chagrins que je puisse avoir en ce monde. »
– J’ai trouvé encore, poursuivit M. Lerond, d’intéressants détails sur la vie du bon duc de Brécé dans le précis de monsieur de Terremondre. Le duc passa ici même, sans être inquiété, les plus mauvais jours. Sa bienfaisance lui assura, pendant la Révolution, l’amour et le respect de ses anciens vassaux. En échange des titres qu’un décret de l’Assemblée nationale lui avait ôtés, il reçut celui de commandant de la garde nationale de Brécé. Monsieur de Terremondre nous apprend encore que, le 20 septembre 1792, la municipalité de Brécé se rendit dans la cour du château et y planta un arbre de la Liberté auquel cette inscription fut suspendue : « Hommage à la vertu. »
– Monsieur de Terremondre, répliqua le duc de Brécé, a puisé ces renseignements dans les archives de ma famille. Je les lui ai fait ouvrir. Malheureusement je n’ai jamais eu le loisir d’en prendre connaissance par moi-même. Le duc. Louis de Brécé, dont vous parlez, surnommé le bon duc, mourut de chagrin en 1794. Il était doué d’un caractère bienveillant, auquel les révolutionnaires eux-mêmes se plurent à rendre hommage. On s’accorde à reconnaître qu’il s’honora par sa fidélité à son roi ; qu’il fut bon maître, bon père et bon mari. Il ne faut tenir aucun compte des prétendues révélations produites par un monsieur Mazure, archiviste départemental, d’après lesquelles le bon duc aurait entretenu des relations intimes avec ses plus jolies vassales et volontiers exercé le droit de jambage. Au reste, c’est là un droit fort hypothétique et dont, pour ma part, je n’ai jamais découvert la trace dans les archives de Brécé, qui ont déjà été dépouillées en partie.
– Ce droit, dit M. Lerond, s’il a jamais existé dans quelque province, se réduisait à une redevance de viande ou de vin que les serfs devaient fournir à leur seigneur avant de contracter mariage. Je crois me rappeler que, dans certaines localités, cette redevance se payait en espèces sonnantes et qu’elle était de trois sous.
– À cet égard, reprit M. de Brécé, je crois le bon duc entièrement lavé des accusations portées par ce monsieur Mazure, qu’on me dit être un mauvais esprit. Malheureusement…
M. de Brécé poussa un léger soupir et reprit d’une voix un peu plus basse et voilée :
– Malheureusement le bon duc lisait beaucoup de mauvais livres. On a trouvé dans la bibliothèque du château des éditions entières de Voltaire et de Rousseau, reliées en maroquin, à ses armes. Il subit, en quelque sorte, la détestable influence que les idées philosophiques exerçaient, à la fin du XVIIIe siècle, sur toutes les classes de la nation et même, il faut bien le dire, sur la haute société. Il avait la manie d’écrire. Il a rédigé des Mémoires dont je possède le manuscrit. Madame de Brécé et monsieur de Terremondre y ont jeté les yeux. On est surpris de trouver dans ces Mémoires quelques traits de l’esprit voltairien. Monsieur de Brécé s’y montre parfois favorable aux encyclopédistes. Il était en correspondance avec Diderot. Aussi n’ai-je pas cru devoir autoriser la publication de ces Mémoires, malgré les sollicitations de plusieurs érudits de la région et de monsieur de Terremondre lui-même.
Le bon duc tournait assez joliment les vers. Il remplissait des cahiers entiers de madrigaux, d’épigrammes et de contes. C’est bien pardonnable. Ce qui l’est moins, c’est qu’il se laissait aller, dans ses poésies fugitives, jusqu’à railler les cérémonies du culte et même les miracles opérés par l’intervention de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles. Je vous prie, messieurs, de n’en rien dire. Cela doit rester entre nous. Je serais désolé de livrer ces anecdotes en pâture à la malignité publique et à la curiosité malsaine d’un monsieur Mazure. Ce duc de Brécé est mon trisaïeul. Je pousse très loin l’esprit de famille. Je pense que vous ne m’en blâmez pas.
– Il y a, monsieur le duc, dit l’abbé Guitrel, un enseignement précieux et de grandes consolations à tirer des faits que vous venez de produire. Nous en pouvons conclure que la France, tombée au XVIIIe siècle dans l’irréligion et gagnée à l’impiété jusque dans ses sommets, à ce point que des hommes honorables par ailleurs, comme monsieur votre trisaïeul, sacrifiaient à la fausse philosophie, que la France, dis-je, punie de ses crimes par une affreuse révolution dont les effets se font sentir encore, revient à résipiscence et voit renaître la piété dans toutes les classes de la nation et particulièrement dans les classes les plus hautes. Un exemple tel que le vôtre, monsieur le duc, ne saurait être perdu ; si le XVIIIe siècle, considéré dans son ensemble, peut paraître le siècle du crime, le XIXe, vu de haut, pourra être nommé, si je ne m’a***e, le siècle de l’amende honorable.
– Puissiez-vous dire vrai ! soupira M. Lerond. Mais je n’ose l’espérer. Mis en contact, par ma profession d’avocat, avec la masse de la population, je la trouve le plus souvent indifférente ou même hostile en matière religieuse. Mon expérience du monde, permettez-moi de vous le dire, monsieur l’abbé, me dispose à épouser la tristesse profonde de monsieur l’abbé Lantaigne, bien loin de me faire partager votre optimisme. Et, sans sortir d’ici, ne voyez-vous pas que la terre chrétienne de Brécé est devenue le fief du docteur Cotard, athée et franc-maçon ?
– Et qui sait, demanda le général, si monsieur de Brécé n’est pas en état de battre monsieur Cotard aux prochaines élections ? On m’a dit que la lutte n’était pas impossible, et qu’un assez grand nombre d’électeurs se montraient disposés à voter pour le château.
– Ma résolution est ferme, répondit M. de Brécé. On ne m’en fera pas changer. Je ne me présenterai pas à la députation. Je n’ai pas ce qu’il faut pour représenter les électeurs de Brécé, et les électeurs de Brécé n’ont pas ce qu’il faut pour que je les représente.
Cette parole lui avait été inspirée lors de son échec électoral par M. Lacrisse, son secrétaire, et depuis lors il se plaisait à la prononcer chaque fois qu’il en trouvait l’occasion.
À ce moment, le duc et ses hôtes virent venir à eux trois dames qui, ayant descendu les degrés du perron, s’avançaient par la grande allée du parc.
C’étaient les trois dames de Brécé, la mère, la femme et la fille du duc actuel, toutes trois grandes, massives, les cheveux tirés et plats, le teint hâlé, le visage couvert de taches de rousseur, vêtues de lainages noirs et fortement chaussées. Elles allaient à la chapelle de Notre-Dame-des-Belles-Feuilles, située dans le parc à mi-chemin du bourg et du château, au bord d’une source.