Chapter 2

2647 Words
CHAPITRE II Philadelphie – Les fils télégraphiques – Le dimanche et les pharmaciens limonadiers – Les boules payantes des grands magasins – L’usine Baldwin – Washington, ses monuments et ses nègresUn dimanche, à Philadelphie, n’est pas une chose absolument gaie, il s’en faut. 900 000 habitants sont chez eux, retirés et tranquilles, les rues sont presque désertes : c’est un vaste cimetière ! Dans les principales voies cependant les tramways courent encore, et à la sortie du Temple on voit quelques personnes se hâtant de rentrer chez elles. Sous les nombreux fils télégraphiques, téléphoniques et autres, les rayons du soleil ne sauraient vous atteindre. Les ombrages de fils métalliques les plus épais sont situés à l’angle de Chestnut Street et de Third Street. Les poteaux télégraphiques remplacent les arbres, les feuilles vert tendre du printemps sont représentées par les isolateurs de verre ou de porcelaine perchés sur leur tige de bois. Ils maintiennent l’immense toile d’araignée formée par les innombrables fils de fer (fig. 6). Les magasins restent ouverts en apparence dans les rues, il n’y a point de volets, de sorte que les devantures sont brillantes et parées comme dans la semaine. Cette mesure gêne les voleurs, paraît-il ; le soir, une lumière est placée dans le fond du magasin et les policemen pourraient voir facilement les travaux malfaisants de ces messieurs. Il est certain que le vol qui a eu lieu à Paris, chez un bijoutier de l’avenue de l’Opéra, n’aurait pu être réalisé à Philadelphie. Les volets du magasin enlevés, nos sergents de ville auraient vu les tentatives nocturnes de nos pickpockets parisiens. Les rues désertes de Philadelphie ne sauraient vous retenir longtemps, et on se sent attiré vers les rives de l’admirable Delaware. Les bassins grandioses remplis de navires de commerce et les belles lignes bleues tracées par les eaux du fleuve au courant rapide offrent un spectacle superbe, qu’on voit avec plus de plaisir le dimanche. On peut tout contempler à loisir et rêver à l’aise. Les autres jours, c’est le business perpétuel et l’ardeur fiévreuse du travail. Sous un des nombreux hangars situés auprès des bassins, je suis bientôt arrêté à la vue d’un assez grand nombre de spectateurs ; beaucoup d’entre eux sont debout, quelques-uns sont assis sur des ballots de marchandises diverses, au milieu d’eux un soi-disant clergyman chante des cantiques avec sa femme. Il fait ensuite un long discours sur la malignité des temps. Il menace la foule des foudres du ciel ; Philadelphie, New-York, etc., seront brûlés, précipités dans les abîmes, si nous autres, pauvres auditeurs, nous ne voulons pas suivre ses préceptes. Après ces avis charitables mais effrayants, écoutés sous un soleil ardent, on éprouve le besoin de se reposer un instant et même de prendre un rafraîchissement. Hélas, c’est dimanche ! les bars, sans exception, sont fermés. Un pauvre touriste a soif cependant ; comment faire ? Il est avec les règlements dominicaux des accommodements. Les bars sont fermés, vive le pharmacien ! On trouve chez lui tous les sodas et limonades inventés par la civilisation humaine. Les pharmaciens ont dans leur magasin, à côté de toutes les drogues, des vasques à l’antique en marbre rare ; elles sont munies de beaux robinets à col de cygne et, pour quelques sous, on a le dimanche tous les rafraîchissements réconfortants que les bars ne sauraient vous vendre ce jour-là. Nous autres Français, nous ne comprenons guère ces nuances, fort délicates, paraît-il ; mais enfin le but est rempli : on avait soif, on a bu. Le touriste a trouvé ainsi de nouvelles forces, et c’est le splendide Fairmount Park qui va l’attirer. Ce parc est aux environs de la cité, il est grandiose. De liantes collines, des arbres séculaires et la jolie rivière la Schuylkill le traverse. La nature a tout arrangé elle-même dans ces lieux charmants, et il faut avouer qu’ils ne ressemblent en rien à notre bois de Boulogne. Fig. 6 Les fils aériens de Philadelphie. Angle de Chestnut Street et de Third Street (d’après nature).Le dimanche passé, Philadelphie reprend son mouvement extraordinaire. Les maisons de briques avec fenêtres aux chambranles de marbre reprennent leur aspect accoutumé. C’est la résurrection. Les magasins sont remplis de clientes venant faire leurs achats. Dans Chestnut Street, la rue élégante par excellence, les grands magasins de MM. Sharpless frères, qu’on peut considérer comme le Bon-Marché ou le Louvre de Philadelphie, possèdent un appareil curieux : c’est le cash railway, le chemin de fer des recettes, qu’on peut appeler la boule payante. M. Lamcon en est l’inventeur. Rien de plus ingénieux et de plus commode, et le système est employé déjà dans plusieurs villes des États-Unis, Philadelphie, Cincinnati, San-Francisco, etc. (fig. 7). Au Louvre et au Bon-Marché, les dames surtout le savent, on est fort ennuyé pour aller payer à la caisse. Il y a toujours une bousculade à affronter. Dans ce beau magasin de Chestnut street cela n’existe pas. Les acheteurs n’ont pas à se déranger. Ils payent directement à l’employé qui les a servis et s’assoient à l’aise. Celui-ci met l’argent et la note dans une boule de bois B. Il la fait monter jusqu’à la petite glissière CC qui s’abaisse aussitôt la boule reçue et la lance sur un petit chemin de fer incliné à rails de bois bordés de cuir pour éviter le bruit (Voir la coupe n° 1). La boule arrive ainsi au centre du magasin, aux bureaux de la caisse. Ces bureaux sont au nombre de deux ; ils sont suspendus, comme la nacelle d’un ballon, au milieu du grand Hall de l’établissement. Ils communiquent cependant aux galeries par de légers escaliers en fer. Il y a tout un réseau de rails de bois pour le parcours de ces boules, correspondant aux différents comptoirs ; ils desservent le rez-de-chaussée et le premier étage des magasins. Les acheteurs ont la vue perpétuelle de cette sorte de canalisation aérienne avec les boules courant en silence à leur destination respective. C’est un aperçu qui ne manque pas d’originalité. Les comptoirs sont nombreux, les boules ont toutes un diamètre différent et portent des numéros pour éviter la confusion. Les diamètres différents obligent la boule à suivre un embranchement voulu, les rails de bois étant de largeur correspondante, et les numéros rappellent aux employés la place de leur comptoir. Lorsque le caissier central a reçu l’argent envoyé, il donne la monnaie, acquitte la note et met le tout dans la même houle. Il la lance sur le plan incliné inférieur. La houle arrive à destination, l’employé n’a plus qu’à tirer à lui le filet E (Voir détail n° 2), ouvrir la petite boîte et remettre le contenu à l’acheteur qui a pu attendre à sa place sans être inquiété. L’opération tout entière n’a pas duré plus de deux minutes. Fig. 7 La boule payante des grands magasins de nouveauté (d’après nature).Si les magasins sont remplis d’une foule élégante, dans les usines de la ville, des armées d’ouvriers sont à leur intéressante besogne. Les immenses ateliers Baldwin, entre autres, sont extraordinaires en leur genre. C’est la plus grande fabrique de locomotives et de wagons-réservoirs à pétrole des États-Unis. À l’entrée de ce palais du travail, grâce à la recommandation d’un de mes bons amis de la ville, on me remet obligeamment un laissez-passer pour visiter tous les ateliers. J’entre d’abord dans l’immense pavillon où s’achève le montage des locomotives et des wagons-réservoirs à pétrole. Le mouvement y est extraordinaire. On s’y fait cependant, on admire alors l’entrain des ouvriers et le soin qu’ils mettent à terminer et perfectionner leur œuvre ; on pénètre ensuite dans un autre pavillon de même grandeur. Là se trouvent les machines à vapeur destinées à percer ou à tailler les pièces de tôle et de fonte ; puis toutes les fonderies, les marteaux-pilons en marche, les salles où la fonte liquide coule dans les moules, les nombreux ateliers où l’on fait les pièces de moindre importance pour les machines, telles que vis de toutes sortes, objets de cuivre ou d’acier, etc., les salles de dessins pour les modèles, etc. ; on sort de là ébloui. Le bruit assourdissant des travaux vous fatigue dans ces forges de Vulcain où le mutisme absolu chez les ouvriers est commandé. Il est absolument défendu de causer ou de questionner les travailleurs, enveloppés de flammes et de fumée, qui sont occupés dans l’usine, où l’application et l’intelligence règnent en maîtresses. De Philadelphie à Washington le trajet est court, mais grâce à toutes les facilités que les chemins de fer américains vous procurent, les voyages sont toujours aisés à faire. À l’hôtel même j’avais fait prendre mon billet, et mes bagages ont été enlevés de ma chambre sans que je m’en sois occupé pour ainsi dire. On entre dans le wagon à l’heure dite, puis, pendant le trajet, un employé vient vous demander dans quel hôtel vos bagages doivent être portés à votre arrivée dans la ville. À l’hôtel, presque en même temps que vous, ils sont portés exactement. Pour tout cela, il n’y a eu que quelques mots à dire à des agents polis et intelligents ; il n’y a rien de plus pratique. Lorsqu’on vient de quitter Philadelphie et New-York, Washington semble monotone, presque triste. On ne voit point dans ses larges avenues le grand mouvement d’affaires qui règne dans les autres cités des États-Unis. Les monuments publics sont les curiosités principales. Le Capitole domine tout par son grand aspect. Son dôme est immense, ainsi que les bas-côtés tout encombrés de colonnes. Les salles intérieures sont luxueusement décorées, mais tout cela n’a aucune valeur artistique. Le seul point vraiment intéressant consiste dans le vaste panorama de la ville que l’on découvre, sur les terrasses qui entourent ce grand monument de marbre blanc, et du haut de son dôme. Là évidemment Washington est superbe. Les belles campagnes, les eaux brillantes du Potomac, lui servent de cadre ; ce spectacle vaut à lui seul plus que tous les monuments de la cité. On venait de terminer cette année le grand obélisque construit en l’honneur de Washington. C’est le plus haut monument du monde, disent fièrement les Américains ; cela, je le crois sans peine, puisque les chiffres sont là pour le prouver (fig. 8) ; mais il est loin d’être le plus beau en tout cas. Cette grande aiguille n’offre d’intérêt que par la difficulté de sa construction. J’ai pensé qu’il serait curieux d’en signaler les principaux détails. Le monument de Washington fut commencé en 1848 par une Société particulière. Le projet, dressé par M. Robert Mills, comprenait un obélisque de 600 pieds de hauteur, soit 180 mètres environ. Cet obélisque devait être entouré d’une colonnade à la base. Ce projet fut bientôt modifié. On renonça à la colonnade, et l’on réduisit la hauteur de l’obélisque à 152m, 39. C’est dans ces conditions qu’il a été construit, mais en le surmontant d’un pyramidion de 16m, 77, ce qui porte la hauteur totale à 169ra, 16. La fondation, telle qu’elle avait d’abord été établie par la Compagnie, se composait d’un massif de maçonnerie en gros blocs de gneiss. Ce massif, dont la partie supérieure était à 2m, 30 au-dessous du niveau du sol, avait la forme d’un tronc de pyramide quadrangulaire, de 7 mètres de hauteur, la base inférieure ayant 24 mètres de côté et la base supérieure 17m, 55 de côté. Cette fondation a été notablement renforcée plus tard, comme nous le verrons. Fig. 8 Hauteur de l’obélisque de Washington comparée avec celle des plus hauts monuments du monde.L’obélisque a 16m, 90 de côté à la base. Chaque face a, en cet endroit, 4m, 50 d’épaisseur, ce qui laisse un vide intérieur carré, de 7m, 90 de côté. Ces faces sont en maçonnerie et moellons de gneiss, avec revêtement de marbre blanc. Les blocs de marbre ont 0m, 60 de hauteur d’assise, avec 0m, 45 à 0m, 38 de longueur en queue. En 1854, on était arrivé à la hauteur de 45m, 60. En 1856, on ajouta 1m, 20 environ. Les travaux furent alors abandonnés jusqu’en 1877. Le 19 janvier 1877, la Compagnie transmit tous ses droits au gouvernement des États-Unis, et les travaux reprirent en 1878, sous la direction de M. Thomas Lincoln Casey. Fig. 9 Monument de Washington.On commença par renforcer la fondation. Pour cela, on coula, sous l’ancien massif de gneiss, une couche de béton de 4m, 05 d’épaisseur, sauf dans la partie centrale, où l’on conserva un noyau en terre de 13m, 20 de côté. La couche de béton fut prolongée au-delà du massif, de manière à donner à la nouvelle fondation une base carrée de 37m, 95 de côté. Pour bien répartir la pression sur la nouvelle fondation, on démolit en partie le massif de gneiss, sous la base de l’obélisque, à peu près jusqu’à moitié de l’épaisseur des faces, et l’on remplaça la partie démolie par un massif de béton rejoignant la couche générale de 4m, 05 dont nous avons parlé. Ces nouveaux travaux de fondation en sous-œuvre furent achevés le 29 mai 1880. Comme nous l’avons dit, l’obélisque, au moment où les travaux avaient été abandonnés, atteignait la hauteur de 46m, 80 environ. On démolit les dernières assises de manière à ramener la hauteur à 45 mètres, et l’on acheva la construction, en suivant le même système, jusqu’à 150 mètres. À cette hauteur, le côté de la pyramide, qui a 16m, 90 à la base, a 10m, 33. L’épaisseur des faces est de 0m, 45. À partir de 135m, 60 jusqu’à 150 mètres, les faces sont entièrement en marbre (fig. 9). Le pyramidion se compose de plaques de revêtement en marbre, de 0m, 18 d’épaisseur, reposant sur douze espèces d’arbalétriers, trois pour chaque face, composés de voussoirs de marbre. Les naissances des arbalétriers sont au niveau de 141 mètres, c’est-à-dire à 9 mètres au-dessous de la base du pyramidion. Sur cette hauteur de 9 mètres, ces arbalétriers ne sont que des nervures en s*****e sur l’intérieur des faces de l’obélisque. Dans l’intérieur du monument, on a disposé une ossature métallique qui sert de support à une cage d’escalier et, en même temps, à un élévateur. Le poids total de la construction est de 81 120 tonnes de 1 015 kilogrammes, et est ainsi réparti : Poids de la fondation et de la terre qui la recouvre.36 912 tonnes.Poids des 45 premiers mètres de l’obélisque (partie anciennement construite).22 373 –Poids de la partie nouvellement construite.21 260 –Poids du pyramidion. 300 –Poids de l’ossature métallique. 275 – 81 120 tonnes.La dépense totale s’est élevée à 1 187 710 doll. 31, soit 5 938 530 francs, en comptant le dollar à 5 francs. Sur cette somme, 1 500 000 francs avaient été dépensés par la Compagnie qui avait commencé le monument. Le grand monument de Washington a été déjà atteint par la foudre plusieurs fois. Heureusement que les précautions avaient été prises à cet effet. Le cône terminal de l’obélisque est en aluminium ; il se trouve relié électriquement au sol par les quatre colonnes métalliques de l’ascenseur. Cette disposition a fait victorieusement ses preuves. La foudre n’a causé aucun dégât. Non loin de cet obélisque, dans un parc considérable planté de beaux arbres, on a construit des pavillons fort bien aménagés pour les travaux divers des hommes de la science. La géologie, la botanique, la paléontologie, etc., ont là leur service particulier. Les laboratoires, les bibliothèques, sont installés largement et d’une façon aisée pour l’étude. Un curieux bâtiment réservé aux pêcheries et à la pisciculture complète tout cet ensemble qui entoure les grandioses galeries du Muséum d’histoire naturelle. M. le professeur Spencer Baird a bien voulu m’en montrer tous les détails. Dans quelques années les collections fort nombreuses auront pu être mises en place méthodiquement ; ce sera alors un des plus curieux musées qu’on puisse voir. Le public ne peut considérer actuellement qu’une faible partie de toutes ces richesses. Il y a déjà dans de grandes salles des échantillons de minéralogie du pays et des fossiles remarquables ; des objets de toutes sortes forment ensuite un curieux mélange ; cela donne une idée de ce que sera plus tard ce bel ensemble de curiosités de la science et de la nature. Avec le palais du président des États-Unis et ceux qui abritent tous les services des administrations diverses, Washington a nécessairement un aspect tout particulier. Les avenues sont remplies des maisons luxueuses des hauts personnages de l’État ; mais si l’on remarque toutes ces richesses, si on constate toutes les dépenses faites pour la création de ces constructions, une chose étonne encore plus le voyageur. Que de nègres, mon Dieu, en cette ville ! on ne voit que cela. Des négresses épouvantables, des négrillons hideux, quel vilain spectacle ! Tout cela misérable, en haillons, traîne toute la journée dans les rues. À peine le Capitole est-il dépassé que déjà les maisons de bois commencent avec la misère. Je n’oublierai point certaines rues où les nègres habitent : le manque de soin, la malpropreté même dominent dans ces avenues pleines de boue ou de poussière. Ce sont de tristes contrastes, auprès des riches demeures du centre de la ville.
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