Dimanche 1er avril. 7 heures 12.— Ici, brigade de gendarmerie de Saint-Renan… oui le 17… Plus fort. Parlez plus fort ! répéta le brigadier. Je vous entends mal.
Passée depuis un téléphone portable, la communication était en effet de mauvaise qualité. Caverneuse, parasitée par des sifflements, elle semblait provenir d’un lieu clos, souterrain, ou de quelque chose de ce genre. Un obstacle perturbait en tout cas la liaison. Ou bien la batterie du portable donnait des signes de faiblesse. Ou les deux à la fois.
— Où êtes-vous ? Pourquoi appelez-vous ? Pour toute réponse, le brigadier entendit une respiration apeurée, puis des syllabes mâchonnées :
—…courir… voiture…
La voix était pâteuse. Une voix d’ivrogne qui n’aurait pas encore dessoûlé de sa nuit de beuverie ? Un dimanche matin, tout était possible.
— Vous avez eu un accident de voiture ? interpréta le brigadier qui, pour mieux saisir le moindre mot, brancha la communication sur un amplificateur.
Le parasitage devint aussitôt plus strident et la voix – une voix de jeune femme – plus sonore, mais pas plus claire pour autant :
—…coffre… ture…
— Vous êtes dans un coffre ? demanda pour confirmation le brigadier. C’est ça ? Oui… vous faisiez votre jogging… et… vous avez été…
La communication se réduisit à un sifflement. Sans doute, si ce que disait la voix était vrai, la voiture devait-elle rouler entre deux masses verticales, des murs ou des clôtures, qui coupaient la liaison.
— Ici gendarmerie… Parlez, reprit le brigadier soucieux de maintenir le contact.
L’amplificateur déversa une bouillie de paroles d’où soudain – la voiture arrivait-elle dans une zone plus dégagée ? – surnagèrent quelques mots plus audibles :
—…attaquée… bombe…
Une bombe d’autodéfense ? Une nouvelle fois, le brigadier constata que ces bombes portaient mal leur nom… Destinées en principe à repousser un agresseur, elles servaient tout aussi bien à un agresseur pour neutraliser sa victime. Et celle-là avait dû absorber une bonne giclée de gaz, lacrymogène ou paralysant, pour avoir la voix aussi pâteuse.
— Avec un masque ? s’écria-t-il… De carnaval ?
— C’est une blague, murmura à ses côtés un jeune gendarme. On est le 1er avril…
— Ou une tentative de viol, rectifia son supérieur… ou de meurtre. Puis détachant ses syllabes comme pour mieux se faire entendre : Où ê-tes-vous ? Où…
— Bois…
— Quel bois ? Où ha-bi-tez-vous ? Saint-Renan… c’est ça ?
Sur un signe de son chef, le jeune gendarme pianota sur son ordinateur. La carte de la commune apparut sur un écran mural. Un bois ? Mais lequel ? La commune était entourée de bois : à l’ouest, le bois de Kervéatouz ; au sud-ouest, celui de Ty Devet ; au nord, le petit bois du Moulin de Keranflec’h ; au nord-ouest, celui de Kerlean.
— Précisez… Un lac ?
L’information ne se révéla guère plus exploitable. S’il n’y avait aucun lac dans le bois de Kervéatouz, il restait tous ceux nés de l’exploitation de l’étain, des trous remplis par l’eau de la rivière. Six au total : le lac de Pontavennec, le lac de Ty Colo, le lac de la Comiren, de Tréoualen, les lacs de Poulinoc et de Lannéon.
— Le lac de Ty Colo ? hasarda le brigadier.C’était le plus proche.
Manquant peut-être d’air, la voix n’était plus qu’une suffocation affolée, répétant entre deux saccades :
—…vite… mourir…
— La voiture. Quelle marque ?
Désespérant d’obtenir de plus amples informations, le brigadier alerta ses hommes déjà en patrouille puis les permanenciers des commissariats environnants, de Brest et de Lampaul-Plouarzel.
Il fallait le maximum de voitures pour couvrir la zone. Le brigadier entendit bientôt leur sirène par la liaison radio.
— Non ! ordonna-t-il. Pas de sirène ! Ni de gyrophare !
Il était inutile de prévenir l’agresseur qui, se sentant piégé, pouvait, de rage ou de panique, tuer sa victime. Ce qu’il fallait c’était le coincer par surprise et, si possible, en douceur.
Le brigadier confia à son jeune subordonné le soin de rester en contact avec la voix pour mieux se concentrer sur les liaisons-radio avec les voitures. La salle résonna bientôt d’échanges brefs, croisés.
— Voiture 2 à “Épervier”, arrivons sur Lannéon
— Les secours arrivent… gardez courage… redisait le jeune policier… Parlez…C’est quel lac ?
— Voiture 3 à Épervier. Bois de Kervéatouz. RAS. Rien à signaler.
— Pitié, suppliait la voix… pas mourir…
— Voiture 1. Pénétrons bois de Ty Devet.
— À toutes les voitures, ordonna le brigadier. Patrouillez sous toute futaie accessible par véhicule. Ce sont peut-être des arbres qui perturbent la liaison avec le portable…
— Voiture 2. Véhicule suspect repéré près du lac de Lannéon sur GR 34 F. Une… Renault grise… Préparons interception.
— Attention, voiture 2. L’individu peut être armé…
— Bien reçu, Épervier. Approchons par l’arrière… le véhicule semble à l’arrêt… Immatriculé… 1622 WZ 29…
Sur son ordinateur, le brigadier consulta le fichier national des cartes grises.
— Véhicule déclaré volé le 30 mars, informa-t-il quelques secondes plus tard la voiture 2.
Une agression commise avec un véhicule volé ? La piste se précisait.
— Vous avez été localisée, dit aussitôt le jeune gendarme… Courage… Ça va être bientôt fini… continuez de parler…
— Voiture 2 à Épervier. Le véhicule suspect semble avoir été abandonné… précipitamment… Moteur en marche… Porte du conducteur entrouverte… Berthier descend voir de plus près… me mets en position de le couvrir… et…
— Continuez, voiture 2…
— Berthier revient en courant… Je lui passe la radio…
— Ici Berthier… Le véhicule pue l’essence à plein nez… Tout l’intérieur en est aspergé…
— Pitié ! criait la voix… Vite…
— Le coffre ! tonna le brigadier. Ouvrez le coffre !
Il y eut un long silence, le temps de procéder avec précaution à l’ouverture du coffre.
— Rien, finit par annoncer Berthier. Le coffre est vide… Sans doute des malfrats qui s’apprêtaient à effacer leurs traces en incendiant leur bagnole… et qu’on a dérangés…
— OK, conclut le brigadier. Je préviens les pompiers. Portez-vous en renfort sur Pontavennec. Le lac est grand…
Le jeune gendarme jeta un regard déçu à son chef.
— Maintiens le contact, lui dit ce dernier, tout en exigeant des commissariats concernés l’envoi de patrouilles supplémentaires.
Alertés à leur tour, les gardes forestiers qui étaient d’astreinte ce dimanche matin, furent priés de signaler la moindre anomalie.
La probable proximité d’une borne-relais rendit soudain plus nette la liaison avec le portable.
— Vite, implorait la voix… je vous en supplie… nooonnn…
L’amplificateur répandit le bruit d’un écoulement d’abord puissant et continu puis irrégulier.
— Elle pisse, commenta le brigadier. C’est bon signe ! Tant qu’on pisse, on est en vie.
Le gargouillis cessa. La communication se fit bientôt plus faible, dominée par des bips-bips de plus en plus fréquents. À l’évidence, la batterie du portable s’épuisait.
— Mon bébé ! hurla la voix. Occupez-vous de mon bébé !
Et ce fut le silence. Complet, définitif.
Le brigadier nota l’heure : 8 heures 07.
II