Si bien qu’en somme j’appris à danser et à parler français aussi bien qu’aucune d’elles et à chanter beaucoup mieux, car j’avais une meilleure voix qu’aucune d’elles ; je ne pouvais pas aussi promptement arriver à jouer du clavecin ou de l’épinette, parce que je n’avais pas d’instruments à moi pour m’y exercer, et que je ne pouvais toucher les leurs que par intervalles, quand elles les laissaient ; mais, pourtant, j’appris suffisamment bien, et finalement les jeunes demoiselles eurent deux instruments, c’est-à-dire un clavecin et une épinette aussi, et puis me donnèrent leçon elles-mêmes ; mais, pour ce qui est de danser, elles ne pouvaient mais que je n’apprisse les danses de campagne, parce qu’elles avaient toujours besoin de moi pour faire un nombre égal, et, d’autre part, elles mettaient aussi bon cœur à m’apprendre tout ce qu’on leur avait enseigné à elles-mêmes que moi à profiter de leurs leçons.
Par ces moyens j’eus, comme j’ai dit, tous les avantages d’éducation que j’aurais pu avoir, si j’avais été autant demoiselle de qualité que l’étaient celles avec qui je vivais, et, en quelques points, j’avais l’avantage sur mesdemoiselles, bien qu’elles fussent mes supérieures : en ce que tous mes dons étaient de nature et que toutes leurs fortunes n’eussent pu fournir. D’abord j’étais jolie, avec plus d’apparence qu’aucune d’elles ; deuxièmement j’étais mieux faite ; troisièmement, je chantais mieux, par quoi je veux dire que j’avais une meilleure voix ; en quoi vous me permettrez de dire, j’espère, que je ne donne pas mon propre jugement, mais l’opinion de tous ceux qui connaissaient la famille.
J’avais avec tout cela, la commune vanité de mon s**e, en ce qu’étant réellement considérée comme très jolie, ou, si vous voulez, comme une grande beauté, je le savais fort bien, et j’avais une aussi bonne opinion de moi-même qu’homme du monde, et surtout j’aimais à en entendre parler les gens, ce qui arrivait souvent et me donnait une grande satisfaction.
Jusqu’ici mon histoire a été aisée à dire, et dans toute cette partie de ma vie, j’avais non seulement la réputation de vivre dans une très bonne famille, mais aussi la renommée d’une jeune fille bien sobre, modeste et vertueuse, et telle j’avais toujours été ; d’ailleurs, je n’avais jamais eu occasion de penser à autre chose, ou de savoir ce qu’était une tentation au vice.
Mais ce dont j’étais trop fière fut ma perte.
La maîtresse de la maison où j’étais avait deux fils, jeunes gentilshommes de qualité et tenue peu ordinaires, et ce fut mon malheur d’être très bien avec tous deux, mais ils se conduisirent avec moi d’une manière bien différente.
L’aîné, un gentilhomme gai, qui connaissait la ville autant que la campagne, et, bien qu’il eût de légèreté assez pour commettre une mauvaise action, cependant avait trop de jugement pratique pour payer trop cher ses plaisirs ; il commença par ce triste piège pour toutes les femmes, c’est-à-dire qu’il prenait garde à toutes occasions combien j’étais jolie, comme il disait, combien agréable, combien mon port était gracieux, et mille autres choses ; et il y mettait autant de subtilité que s’il eût eu la même science à prendre une femme au filet qu’une perdrix à l’affût, car il s’arrangeait toujours pour répéter ces compliments à ses sœurs au moment que, bien que je ne fusse pas là, cependant il savait que je n’étais pas assez éloignée pour ne pas être assurée de l’entendre.
Ses sœurs lui répondaient doucement : « Chut ! frère, elle va t’entendre, elle est dans la chambre d’à côté. » Alors il s’interrompait et parlait à voix basse, prétendant ne l’avoir pas su, et avouait qu’il avait eu tort ; puis, feignant de s’oublier, se mettait à parler de nouveau à voix haute, et moi, qui étais si charmée de l’entendre, je n’avais garde de ne point l’écouter à toutes occasions.
Après qu’il eut ainsi amorcé son hameçon et assez aisément trouvé le moyen de placer l’appât sur ma route, il joua à jeu découvert, et un jour, passant par la chambre de sa sœur pendant que j’y étais, il entre avec un air de gaieté :
— Oh ! madame Betty, me dit-il, comment allez-vous, madame Betty ? Est-ce que les joues ne vous brûlent pas, madame Betty.
Je fis une révérence et me mis à rougir, mais ne répondis rien.
— Pourquoi lui dis-tu cela, mon frère ? dit la demoiselle.
— Mais, reprit-il, parce que nous venons de parler d’elle, en bas, cette demi-heure.
— Eh bien, dit sa sœur, vous n’avez pas pu dire de mal d’elle, j’en suis sûre ; ainsi, peu importe ce dont vous avez pu parler.
— Non, non, dit-il, nous avons été si loin de dire du mal d’elle, que nous en avons dit infiniment de bien, et beaucoup, beaucoup de belles choses ont été répétées sur Mme Betty, je t’assure, et en particulier que c’est la plus jolie jeune fille de Colchester ; et, bref, ils commencent en ville à boire à sa santé.
— Je suis vraiment surprise de ce que tu dis, mon frère, répond la sœur ; il ne manque qu’une chose à Betty, mais autant vaudrait qu’il lui manquât tout, car son s**e est en baisse sur le marché au temps présent ; et si une jeune femme a beauté, naissance, éducation, esprit, sens, bonne façon et chasteté, et tout a l’extrême, toutefois si elle n’a point d’argent, elle n’est rien ; autant vaudrait que tout lui fit défaut : l’argent seul, de nos jours, recommande une femme ; les hommes se passent le beau jeu tour à tour.
Son frère cadet, qui était là, s’écria :
— Arrête, ma sœur, tu vas trop vite ; je suis une exception à ta règle ; je t’assure que si je trouve une femme aussi accomplie, je ne m’inquiéterai guère de l’argent.
— Oh ! dit la sœur, mais tu prendras garde alors de ne point te mettre dans l’esprit une qui n’ait pas d’argent.
— Pour cela, tu n’en sais rien non plus, dit le frère.
— Mais pourquoi, ma sœur, dit le frère aîné, pourquoi cette exclamation sur la fortune ? Tu n’es pas de celles à qui elle fait défaut, quelles que soient les qualités qui te manquent.
— Je te comprends très bien, mon frère, réplique la dame fort aigrement, tu supposes que j’ai la fortune et que la beauté me manque ; mais tel est le temps que la première suffira : je serai donc encore mieux partagée que mes voisines.
— Eh bien, dit le frère cadet, mais tes voisines pourront bien avoir part égale, car beauté ravit un mari parfois en dépit d’argent, et quand la fille se trouve mieux faite que la maîtresse, par chance elle fait un aussi bon marché et monte en carrosse avant l’autre.
Je crus qu’il était temps pour moi de me retirer, et je le fis, mais pas assez loin pour ne pas saisir tout leur discours, où j’entendis abondance de belles choses qu’on disait de moi, ce qui excita ma vanité, mais ne me mit pas en chemin, comme je le découvris bientôt, d’augmenter mon intérêt dans la famille, car la sœur et le frère cadet se querellèrent amèrement là-dessus ; et, comme il lui dit, à mon sujet, des choses fort désobligeantes, je pus voir facilement qu’elle en gardait rancune par la conduite qu’elle tint envers moi, et qui fut en vérité bien injuste, car je n’avais jamais eu la moindre pensée de ce qu’elle soupçonnait en ce qui touchait son frère cadet ; certainement l’aîné, à sa façon obscure et lointaine, avait dit quantité de choses plaisamment que j’avais la folie de tenir pour sérieuses ou de me flatter de l’espoir de ce que j’aurais dû supposer qu’il n’entendrait jamais.
Il arriva, un jour, qu’il monta tout courant l’escalier vers la chambre où ses sœurs se tenaient d’ordinaire pour coudre, comme il le faisait souvent, et, les appelant de loin avant d’entrer, comme il en avait aussi coutume, moi, étant là, seule, j’allai à la porte et dis :
— Monsieur, ces dames ne sont pas là, elles sont allées se promener au jardin.
Comme je m’avançais pour parler ainsi, il venait d’arriver jusqu’à la porte, et me saisissant dans ses bras, comme c’eût été par chance :
— Oh ! madame Betty, dit-il, êtes-vous donc là ? C’est encore mieux, je veux vous parler à vous bien plus qu’à elles.
Et puis, me tenant dans ses bras, il me baisa trois ou quatre fois.
Je me débattis pour me dégager, et toutefois je ne le fis que faiblement, et il me tint serrée, et continua de me b****r jusqu’à ce qu’il fût hors d’haleine ; et, s’asseyant, il dit :
— Chère Betty, je suis amoureux de vous.
Ses paroles, je dois l’avouer, m’enflammèrent le sang ; tous mes esprits volèrent à mon cœur et me mirent assez en désordre. Il répéta ensuite plusieurs fois qu’il était amoureux de moi, et mon cœur disait aussi clairement qu’une voix que j’en étais charmée ; oui, et chaque fois qu’il disait : « Je suis amoureux de vous », mes rougeurs répondaient clairement :
« Je le voudrais bien, monsieur. » Toutefois, rien d’autre ne se passa alors ; ce ne fut qu’une surprise, et je me remis bientôt. Il serait resté plus longtemps avec moi, mais par hasard, il regardai la fenêtre, et vit ses sœurs qui remontaient le jardin.
Il prit donc congé, me baisa encore, me dit qu’il était très sérieux, et que j’en entendrais bien promptement davantage. Et le voilà parti infiniment joyeux, et s’il n’y avait eu un malheur en cela, j’aurais été dans le vrai, mais l’erreur était que Mme Betty était sérieuse et que le gentilhomme ne l’était pas.
À partir de ce temps, ma tête courut sur d’étranges choses, et je puis véritablement dire que je n’étais pas moi-même, d’avoir un tel gentilhomme qui me répétait qu’il était amoureux de moi, et que j’étais une si charmante créature, comme il me disait que je l’étais : c’étaient là des choses que je ne savais comment supporter ; ma vanité était élevée au dernier degré. Il est vrai que j’avais la tête pleine d’orgueil, mais, ne sachant rien des vices de ce temps, je n’avais pas une pensée sur ma vertu ; et si mon jeune maître l’avait proposé à première vue, il eût pu prendre toute liberté qu’il eût cru bonne ; mais il ne perçut pas son avantage, ce qui fut mon bonheur à ce moment.
Il ne se passa pas longtemps avant qu’il trouvât l’occasion de me surprendre encore, et presque dans la même posture ; en vérité, il y eut plus de dessein de sa part, quoique non de la mienne. Ce fut ainsi : les jeunes dames étaient sorties pour faire des visites avec leur mère ; son frère n’était pas en ville, et pour son père, il était à Londres depuis une semaine ; il m’avait si bien guettée qu’il savait où j’étais, tandis que moi je ne savais pas tant s’il était à la maison, et il monte vivement l’escalier, et, me voyant au travail, entre droit dans la chambre, où il commença juste comme l’autre fois, me prenant dans ses bras, et me baisant pendant presque un quart d’heure de suite.
C’est dans la chambre de sa plus jeune sœur que j’étais, et comme il n’y avait personne à la maison que la servante au bas de l’escalier, il en fut peut-être plus hardi ; bref, il commença d’être pressant avec moi ; il est possible qu’il me trouva un peu trop facile, car je ne lui résistai pas tandis qu’il ne faisait que me tenir dans ses bras et me b****r ; en vérité, cela me donnait trop de plaisir pour lui résister beaucoup.
Eh bien, fatigués de ce genre de travail, nous nous assîmes, et là il me parla pendant longtemps ; me dit qu’il était charmé de moi, qu’il ne pouvait avoir de repos qu’il ne m’eût persuadé qu’il était amoureux de moi, et que si je pouvais l’aimer en retour, et si je voulais le rendre heureux, je lui sauverais la vie, et mille belles choses semblables. Je ne lui répondis que peu, mais découvris aisément que j’étais une sotte et que je ne comprenais pas le moins du monde ce qu’il entendait.