MOLL FLANDERS-1

2204 Words
MOLL FLANDERS Mon véritable nom est si bien connu dans les archives ou registres des prisons de Newgate et de Old Bailey et certaines choses de telle importance en dépendent encore, qui sont relatives à ma conduite particulière, qu’il ne faut pas attendre que je fasse mention ici de mon nom ou de l’origine de ma famille ; peut-être après ma mort ceci sera mieux connu ; à présent il n’y aurait nulle convenance, non, quand même on donnerait pleine et entière rémission, sans exception de personnes ou de crimes. Il suffira de vous dire que certaines de mes pires camarades, hors d’état de me faire du mal, car elles sont sorties de ce monde par le chemin de l’échelle et de la corde que moi-même j’ai souvent pensé prendre, m’ayant connue par le nom de Moll Flanders, vous me permettrez de passer sous ce nom jusqu’à ce que j’ose avouer tout ensemble qui j’ai été et qui je suis. On m’a dit que dans une nation voisine, soit en France, soit ailleurs, je n’en sais rien, il y a un ordre du roi, lorsqu’un criminel est condamné ou à mourir ou aux galères ou à être déporté, et qu’il laisse des enfants (qui sont d’ordinaire sans ressource par la confiscation des biens de leurs parents), pour que ces enfants soient immédiatement placés sous la direction du gouvernement et transportés dans un hôpital qu’on nomme Maison des Orphelins, où ils sont élevés, vêtus, nourris, instruits, et au temps de leur sortie entrent en apprentissage ou en service, tellement qu’ils sont capables de gagner leur vie par une conduite honnête et industrieuse. Si telle eût été la coutume de notre pays, je n’aurais pas été laissée, pauvre fille désolée, sans amis, sans vêtements, sans aide, sans personne pour m’aider, comme fut mon sort ; par quoi je fus non seulement exposée à de très grandes détresses, même avant de pouvoir ou comprendre ma situation ou l’amender, mais encore jetée à une vie scandaleuse en elle-même, et qui par son ordinaire cours amène la destruction de l’âme et du corps. Mais ici le cas fut différent. Ma mère fut convaincue de félonie pour un petit vol à peine digne d’être rapporté : elle avait emprunté trois pièces de fine Hollande à un certain drapier dans Cheapside ; les détails en sont trop longs à répéter, et je les ai entendus raconter de tant de façons que je puis à peine dire quel est le récit exact. Quoi qu’il en soit, ils s’accordent tous en ceci, que ma mère plaida son ventre, qu’on la trouva grosse, et qu’elle eut sept mois de répit ; après quoi on la saisit (comme ils disent) du premier jugement ; mais elle obtint ensuite la faveur d’être déportée aux plantations, et me laissa, n’étant pas âgée de la moitié d’un an, et en mauvaises mains, comme vous pouvez croire. Ceci est trop près des premières heures de ma vie pour que je puisse raconter aucune chose de moi, sinon par ouï-dire ; il suffira de mentionner que je naquis dans un si malheureux endroit qu’il n’y avait point de paroisse pour y avoir recours afin de me nourrir dans ma petite enfance, et je ne peux pas expliquer le moins du monde comment on me fit vivre ; si ce n’est qu’une parente de ma mère (ainsi qu’on me l’a dit) m’emmena avec elle, mais aux frais de qui, ou par l’ordre de qui, c’est ce dont je ne sais rien. La première chose dont je puisse me souvenir, ou que j’aie pu jamais apprendre sur moi, c’est que j’arrivai à être mêlée dans une b***e de ces gens qu’on nomme Bohémiens ou Égyptiens ; mais je pense que je restai bien peu de temps parmi eux, car ils ne décolorèrent point ma peau, comme ils le font à tous les enfants qu’ils emmènent, et je ne puis dire comment je vins parmi eux ni comment je les quittai. Ce fut à Colchester, en Essex, que ces gens m’abandonnèrent ; et j’ai dans la tête la notion que c’est moi qui les abandonnai (c’est-à-dire que je me cachai et ne voulus pas aller plus loin avec eux), mais je ne saurais rien affirmer là-dessus. Je me rappelle seulement qu’ayant été prise par des officiers de la paroisse de Colchester, je leur répondis que j’étais venue en ville avec les Égyptiens, mais que je ne voulais pas aller plus loin avec eux, et qu’ainsi ils m’avaient laissée ; mais où ils étaient allés, voilà ce que je ne savais pas ; car, ayant envoyé des gens par le pays pour s’enquérir, il paraît qu’on ne put les trouver. J’étais maintenant en point d’être pourvue ; car bien que je ne fusse pas légalement à la charge de la paroisse pour telle au telle partie de la ville, pourtant, dès qu’on connut ma situation et qu’on sut que j’étais trop jeune pour travailler, n’ayant pas plus de trois ans d’âge, la pitié émut les magistrats de la ville, et ils décidèrent de me prendre sous leur garde, et je devins à eux tout comme si je fusse née dans la cité. Dans la provision qu’ils firent pour moi, j’eus la chance d’être mise en nourrice, comme ils disent, chez une bonne femme qui était pauvre, en vérité, mais qui avait connu de meilleurs jours, et qui gagnait petitement sa vie en élevant des enfants tels qu’on me supposait être, et en les entretenant en toutes choses nécessaires jusqu’à l’âge où l’on pensait qu’ils pourraient entrer en service ou gagner leur propre pain. Cette bonne femme avait aussi une petite école qu’elle tenait pour enseigner aux enfants à lire et à coudre ; et ayant, comme j’ai dit, autrefois vécu en bonne façon, elle élevait les enfants avec beaucoup d’art autant qu’avec beaucoup de soin. Mais, ce qui valait tout le reste, elle les élevait très religieusement aussi, étant elle-même une femme bien sobre et pieuse, secondement bonne ménagère et propre, et troisièmement de façons et mœurs honnêtes. Si bien qu’à ne point parler de la nourriture commune, du rude logement et des vêtements grossiers, nous étions élevés aussi civilement qu’à la classe d’un maître de danse. Je continuai là jusqu’à l’âge de huit ans, quand je fus terrifiée par la nouvelle que les magistrats (je crois qu’on les nommait ainsi) avaient donné l’ordre de me mettre en service ; je ne pouvais faire que bien peu de chose, où qu’on m’envoyât, sinon aller en course, ou servir de souillon à quelque fille de cuisine ; et comme on me le répétait souvent, j’en pris une grande frayeur ; car j’avais une extrême aversion à entrer en service, comme ils disaient, bien que je fusse si jeune ; et je dis à ma nourrice que je croyais pouvoir gagner ma vie sans entrer en service, si elle voulait bien me le permettre ; car elle m’avait appris à travailler de mon aiguille et à filer de la grosse laine, qui est la principale industrie de cette ville, et je lui dis que si elle voulait bien me garder, je travaillerais bien fort. Je lui parlais presque chaque jour de travailler bien fort et, en somme, je ne faisais que travailler et pleurer tout le temps, ce qui affligea tellement l’excellente bonne femme qu’enfin elle se mit à s’inquiéter de moi : car elle m’aimait beaucoup. Là-dessus, un jour, comme elle entrait dans la chambre où tous les pauvres enfants étaient au travail, elle s’assit juste en face de moi ; non pas à sa place habituelle de maîtresse mais comme si elle se disposait à dessein pour m’observer et me regarder travailler ; j’étais en train de faire un ouvrage auquel elle m’avait mise, et je me souviens que c’était à marquer des chemises ; et après un temps elle commença de me parler : — Petite sotte, dit-elle, tu es toujours à pleurer (et je pleurais alors), dis-moi pourquoi tu pleures. — Parce qu’ils vont m’emmener, dis-je, et me mettre en service, et je ne peux pas faire le travail de ménage. — Eh bien, mon enfant, dit-elle, il est possible que tu ne puisses pas faire le travail de ménage, mais tu l’apprendras plus tard, et on ne te mettra pas au gros ouvrage tout de suite. — Si, on m’y mettra, dis-je, et si je ne peux pas le faire, on me battra, et les servantes me battront pour me faire faire le gros ouvrage, et je ne suis qu’une petite fille, et je ne peux pas le faire ! Et je me remis à pleurer jusqu’à ne plus pouvoir parler. Ceci émut ma bonne nourrice maternelle ; si bien qu’elle résolut que je n’entrerais pas encore en condition ; et elle me dit de ne pas pleurer, et qu’elle parlerait à M. le maire et que je n’entrerais en service que quand je serais plus grande. Eh bien, ceci ne me satisfit pas ; car la seule idée d’entrer en condition était pour moi une chose si terrible que si elle m’avait assuré que je n’y entrerais pas avant l’âge de vingt ans, cela aurait été entièrement pareil pour moi ; j’aurais pleuré tout le temps, rien qu’à l’appréhension que la chose finirait par arriver. Quand elle vit que je n’étais pas apaisée, elle se mit en colère avec moi : — Et que veux-tu donc de plus, dit-elle, puisque je te dis que tu n’entreras en service que quand tu seras plus grande ? — Oui, dis-je, mais il faudra tout de même que j’y entre, à la fin. — Mais quoi, dit-elle, est-ce que cette fille est folle ? Quoi, tu veux donc être une dame de qualité ? — Oui, dis-je, et je pleurai de tout mon cœur, jusqu’à éclater encore en sanglots. Ceci fit rire la vieille demoiselle, comme vous pouvez bien penser. — Eh bien, madame, en vérité, dit-elle, en se moquant de moi, vous voulez donc être une dame de qualité, et comment ferez-vous pour devenir dame de qualité ? est-ce avec le bout de vos doigts ? — Oui, dis-je encore innocemment. — Mais voyons, qu’est-ce que tu peux gagner, dit-elle ; qu’est-ce que tu peux gagner par jour en travaillant ? — Six sous, dis-je, quand je file, et huit sous quand je couds du gros linge. — Hélas ! pauvre dame de qualité, dit-elle encore en riant, cela ne te mènera pas loin. — Cela me suffira, dis-je, si vous voulez bien me laisser vivre avec vous. Et je parlais d’un si pauvre ton suppliant que j’étreignis le cœur de la bonne femme, comme elle me dit plus tard. — Mais, dit-elle, cela ne suffira pas à te nourrir et à t’acheter des vêtements ; et qui donc achètera des robes pour la petite dame de qualité ? dit-elle. Et elle me souriait tout le temps. — Alors je travaillerai plus dur, dis-je, et je vous donnerai tout l’argent. — Mais, mon pauvre enfant, cela ne suffira pas, dit-elle ; il y aura à peine de quoi te fournir d’aliments. — Alors vous ne me donnerez pas d’aliments, dis-je encore, innocemment ; mais vous me laisserez vivre avec vous. — Et tu pourras vivre sans aliments ? dit-elle. — Oui, dis-je encore, comme un enfant, vous pouvez bien penser, et je pleurai encore de tout mon cœur. Je n’avais aucun calcul en tout ceci ; vous pouvez facilement voir que tout était de nature ; mais c’était joint à tant d’innocence et à tant de passion qu’en somme la bonne créature maternelle se mit à pleurer aussi, et enfin sanglota aussi fort que moi, et me prit et me mena hors de la salle d’école : « Viens, dit-elle, tu n’iras pas en service, tu vivras avec moi » ; et ceci me consola pour le moment. Là-dessus, elle alla faire visite au maire, mon affaire vint dans la conversation, et ma bonne nourrice raconta à M. le maire toute l’histoire ; il en fut si charmé qu’il alla appeler sa femme et ses deux filles pour l’entendre, et ils s’en amusèrent assez entre eux, comme vous pouvez bien penser. Enfin, une semaine ne s’était pas écoulée, que voici tout à coup madame la femme du maire et ses deux filles qui arrivent à la maison pour voir ma vieille nourrice, et visiter son école et les enfants. Après qu’elles les eurent regardés un peu de temps : — Eh bien, madame, dit la femme du maire à ma nourrice, et quelle est donc, je vous prie, la petite fille qui veut être dame de qualité ? Je l’entendis et je fus affreusement effrayée, quoique sans savoir pourquoi non plus ; mais madame la femme du maire vient jusqu’à moi : — Eh bien, mademoiselle, dit-elle, et quel ouvrage faites-vous en ce moment ? Le mot mademoiselle était un langage qu’on n’avait guère entendu parler dans notre école, et je m’étonnai de quel triste nom elle m’appelait ; néanmoins je me levai, fis une révérence, et elle me prit mon ouvrage dans les mains, le regarda, et dit que c’était très bien ; puis elle regarda une de mes mains :
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