L'appel de l'Alpha

Encore une journée de merde… Il pleut, il fait froid, le ciel est tout gris et brumeux. La boutique est vide, les rues sont désertes, les gens fuient ce temps hivernal infernal. J'ai encore une heure à tuer avant la fermeture, et je me gèle les fesses dans mon fauteuil, derrière le comptoir, d'où ma tête dépasse à peine. Mon père a acheté la boutique il y a quelques mois, quand madame Lavigne, l'ancienne propriétaire, a pris sa retraite. C'était peu de temps après le décès de ma mère, l'été dernier. Il avait besoin d'occuper ses weekends et ses vacances, en dehors de la maison, pour ne pas perdre la tête, et j'ai été réquisitionnée pour m'en occuper le reste du temps, quand je ne suis pas au lycée. Est-ce qu'il m'a demandé mon avis ? Bien sûr que non ! Il fallait que ça reste rentable et je suis de la main d'œuvre gratuite ! J'ai évidemment essayé de protester, mais comme d'habitude, depuis que maman n'est plus là, il ne peut plus me voir en peinture et fait tout ce qu'il peut pour me contrarier et éviter ma présence. C'est une petite boutique, où l'on trouve à peu près de tout : de la barre de chocolat à la paire de chaussettes en passant par les jeux vidéo. Situés dans une petite rue qui mène pourtant au centre-ville, nous ne sommes pas très bien placés. Il n'y a pas d'autre boutique que nous, donc aucun parking, la circulation est importante et le trottoir trop étroit. Notre voisin d'en face est l'arrière d'un vieil hôtel délabré laissé à l'abandon depuis un siècle. Autant dire que la clientèle ne se fait pas nombreuse dans mon petit local. En temps normal, quand les clients se font rares, j'en profite pour réviser mes cours, faire mes devoirs, et préparer mes fiches de révisions pour les examens de fin d'année. Mais là, ce sont les vacances de Noël, le premier sans ma mère. Mon père n'a évidemment pas pris de vacances, il a annulé le repas de Noël avec tante Nadège et oncle Joseph (ses frères et sœurs) avec qui on avait l'habitude de faire le réveillon chaque année, grand-mère Giselle n'a pas voulu que j'aille passer quelques jours chez elle parce que je lui fais, soi-disant, trop penser à maman alors, elle m'a envoyé mon cadeau par la poste. Résultat, j'ai laissé mon père devant la rediffusion d'un match de foot et je suis allée passer le réveillon de Noël chez Andréa. Andréa, c'est ma meilleure amie depuis l'école maternelle où nous nous sommes rencontrées. Elle est un peu excentrique et toujours surexcitée, pleine de joie et positive en toutes circonstances. Sa couleur préférée : arc-en-ciel. Plus il y a de couleurs dans sa tenue, mieux elle se porte. Elle mélange les paires de chaussettes et dissocie les paires de gants pour obtenir plus de couleurs et elle porte toujours un serre-tête oreilles de chat, licorne, ou autres nouveautés exubérantes à la mode. En apprenant ma désastreuse soirée en perspective, elle s'est aussitôt empressée d'appeler ses parents pour leur demander la permission de m'inviter. Ce qu'ils ont accepté sans avoir besoin d'y réfléchir. Ils ont toujours été ma seconde famille. Pour l'occasion, Andréa avait enfilé un assortiment de vêtements rouges, blancs, verts et noirs. Un vrai lutin. Elle avait ajouté des touches de doré sur son maquillage et avec ses bijoux. Elle avait carrément mis des boucles d'oreilles sapin de Noël qui clignotent ! Sa famille était là au grand complet : grands-parents, oncles et tantes, frères et sœurs, cousins et cousines. Nous étions vingt-et-un, autour de la table, durant deux jours. Mon père avait été invité, mais il avait refusé encore une fois. Il n'a jamais mis les pieds chez les Giovanni et je n'ai jamais su pourquoi. Andréa vit dans une ancienne ferme, que les hommes de sa famille ont restauré. Ils ont aménagé les dépendances, afin de pouvoir recevoir tout le monde lors des réunions de famille, et le reste du temps, ils font chambres d’hôtes. Elle est située à environ un kilomètre de chez moi, derrière la colline, à la sortie de la ville. Légèrement isolée, on peut y faire du bruit, cela ne dérange personne. Marcus, le frère aîné d'Andréa, qui est aussi en terminale suite à un redoublement qu'il a lui-même demandé, afin d'augmenter sa moyenne (bien que seize de moyenne générale en terminale, c'est déjà pas mal, je trouve) et avoir plus de chance d'entrer dans l'école de son choix, nous a invitées à la fête qu'il organise juste après le nouvel an. Andréa m'a convaincue d'y aller, pour me sortir de mes idées noires, ce qui fut efficace tant que j'en parlais avec elle, jusqu’à ce que je reprenne ma routine habituelle. Il me reste encore deux jours avant la reprise des cours, pour une fois que l'on a encore quelques jours de repos avant de retourner au lycée ! Je devrais reprendre mes bonnes habitudes et travailler un peu, vu que je n'ai rien fait de mes vacances, seulement les devoirs imposés. Mais je suis incapable de me concentrer. En-dehors du temps passé avec Andréa et Marcus, les journées sont moroses. Je savais que les choses avaient changé chez moi, que mon père était devenu quelqu'un d'absent et silencieux. Mais capable d'assombrir autant les fêtes de fin d'année, ça, je ne m'y attendais pas. Mais alors, pas du tout. Je me surprends à rêver de partir d'ici, de trouver ma voie comme Marcus l'a fait, et aller m’épanouir ailleurs... Mais même si je suis une bonne élève, je n'ai aucune idée de quoi faire après le lycée. Je suis complètement perdue et je ne peux pas compter sur mon père pour m'aider, ça ne tiendrait qu'à lui, je vieillirais dans sa vieille boutique froide et poussiéreuse. De plus, nous n'avons pas d'argent, papa a investi toutes les économies qu'il avait faites avec maman, pour mes études, dans cette boutique, comme si je n'avais plus d'importance. Et si je veux partir d'ici, il me faudra une bourse d'études. Le hic, c'est que je n'ai plus que quelques semaines pour envoyer les demandes. Andréa va partir dans une école d'art à une bonne centaine de kilomètres d'ici, Marcus veut intégrer une école d'architecte, certains de notre classe vont à la faculté de psychologie, d'autres de sciences, d'autres encore ont déjà trouvé un emploi... Mais moi, je ne sais pas où aller, je n'ai aucune idée de quelle peut bien être ma place dans la vie et quel rôle je vais jouer... Je n'ai pas de hobbies ni de passion en dehors de la lecture pour les romans fantastiques et romantiques, et de la dance que je pratiquais avec Andréa avant le décès de maman, mais que je n'ai pas pu reprendre cette année à cause de mon père, alors en quoi cela va-t-il pouvoir m'aider ? Je suis en train de me prendre la tête avec toutes ces questions, quand mon téléphone sonne. La photo d'Andréa s'affiche : - Salut ma poule ! Comment tu vas ? Hurle la voix enjouée de ma meilleure amie. - Salut mon hippocampe ! Ça va aussi bien qu'on puisse l'être un jour de pluie, dans une boutique vide, où le chauffage refuse de fonctionner au-delà de 18 degrés, et toi ? - Oh ma chérie, je suis désolée pour toi ! Moi, je m'ennuie, mais je suis au chaud, alors je ne vais pas me plaindre. Tu termines à quelle heure ? - 19 h, soufflé-je. - Bon écoute, c'est notre dernier weekend avant la rentrée, alors je vais m'arranger avec ma mère pour qu'elle appelle ton père et que tu viennes à la maison. En plus, il y a la fête de Marcus ce weekend. Elle raccroche avant que je ne puisse lui répondre, puis rappelle quelques minutes plus tard. - C'est arrangé, je passe chez toi avec Marcus, pour récupérer tes affaires avant de venir te chercher ! - Génial ! Mais comment avez-vous fait pour que mon père accepte ? J'aurais dû tenir la boutique demain, et tu sais comment il est en ce moment... - Ma mère est juste très persuasive... J'imagine son sourire malicieux et le clin d’œil qu'elle m'aurait fait si j'avais été en face d'elle. - Merci, je vous adore ! À tout à l'heure ! En raccrochant, j'ai chaud au cœur, le sourire collé au visage et le moral qui remonte. Ce weekend va me faire un bien fou.