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Une vie

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"Une vie" (ou "L'Humble Vérité") est le premier roman de Guy de Maupassant paru  en 1883. "Une vie" est une peinture remarquable des moeurs provinciales de la Normandie du xixe siècle : hobereaux, domestiques, paysans y sont décrits avec beaucoup de réalisme.Lorsque qu'à 17 ans Jeanne Le Perthuis des Vauds sort du couvent, elle est pleine d'espoir et d'illusion sur sa vie futur. Elle regagne la propiété familliale en Normandie ou elle pense trouver un mari qui l'aimera et passer des jours heureux entourée de sa famille. Cependant Jeanne est totalement ignorante sur le monde, elle se marie avec julien de Lamare ce qui marque le debut de ses desillusions. En effet son mari n'est pas digne de son amour il va la tromper plusieurs fois et la faire souffrir au point de vouloir se suicider. Son seul reconfort sera son fils Paul qu'elle élévera en vrai "mère poule" mais celui ci la decevra , il va d'abord l'abandonner puis la ruiner au point qu'elle sera obligé de vendre sa maison normande des peuples qu'elle adore...

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Chapitre 1-1
Chapitre 1 J eanne, ayant fini ses malles, s’approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas. L’averse, toute la nuit, avait sonné contre les carreaux et les toits. Le ciel, bas et chargé d’eau, semblait crevé, se vidant sur la terre, la délayant en bouillie, la fondant comme du sucre. Des rafales passaient, pleines d’une chaleur lourde. Le ronflement des ruisseaux débordés emplissait les rues désertes où les maisons, comme des éponges, buvaient l’humidité qui pénétrait au-dedans et faisait suer les murs de la cave au grenier. Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours, prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis si longtemps, craignait que son père hésitât à partir si le temps ne s’éclaircissait pas, et pour la centième fois depuis le matin elle interrogeait l’horizon. Puis, elle s’aperçut qu’elle avait oublié de mettre son calendrier dans son sac de voyage. Elle cueillit sur le mur le petit carton divisé par mois, et portant au milieu d’un dessin la date de l’année courante, 1819, en chiffres d’or. Puis, elle biffa à coups de crayon les quatre premières colonnes, rayant chaque nom de saint jusqu’au 2 mai, jour de sa sortie du couvent. Une voix, derrière la porte, appela : « Jeannette ! » Jeanne répondit : « Entre, papa. » Et son père parut. Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds était un gentilhomme de l’autre siècle, maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des tendresses d’amant pour la nature, les champs, les bois, les bêtes. Aristocrate de naissance, il haïssait par instinct quatre-vingt-treize ; mais, philosophe par tempérament et libéral par éducation, il exécrait la tyrannie d’une haine inoffensive et déclamatoire. Sa grande force et sa grande faiblesse, c’était la bonté, une bonté qui n’avait pas assez de bras pour caresser, pour donner, pour étreindre, une bonté de créateur, éparse, sans résistance, comme l’engourdissement d’un nerf de la volonté, une lacune dans l’énergie, presque un vice. Homme de théorie, il méditait tout un plan d’éducation pour sa fille, voulant la faire heureuse, bonne, droite et tendre. Elle était demeurée jusqu’à douze ans dans la maison, puis, malgré les pleurs de la mère, elle fut mise au Sacré-Cœur. Il l’avait tenue là sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée et ignorante des choses humaines. Il voulait qu’on la lui rendît chaste à dix-sept ans pour la tremper lui-même dans une sorte de bain de poésie raisonnable ; et, par les champs, au milieu de la terre fécondée, ouvrir son âme, dégourdir son ignorance à l’aspect de l’amour naïf, des tendresses simples des animaux, des lois sereines de la vie. Elle sortait maintenant du couvent, radieuse, pleine de sèves et d’appétits de bonheur, prête à toutes les joies, à tous les hasards charmants que, dans le désœuvrement des jours, la longueur des nuits, la solitude des espérances, son esprit avait déjà parcourus. Elle semblait un portrait de Véronèse avec ses cheveux d’un blond luisant qu’on aurait dit avoir déteint sur sa chair, une chair d’aristocrate à peine nuancée de rose, ombrée d’un léger duvet, d’une sorte de velours pâle qu’on apercevait un peu quand le soleil la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaque qu’ont ceux des bonshommes en faïence de Hollande. Elle avait, sur l’aile gauche de la narine, un petit grain de beauté, un autre à droite, sur le menton, où frisaient quelques poils si semblables à sa peau qu’on les distinguait à peine. Elle était grande, mûre de poitrine, ondoyante de la taille. Sa voix nette semblait parfois trop aiguë ; mais son rire franc jetait de la joie autour d’elle. Souvent, d’un geste familier, elle portait ses deux mains à ses tempes comme pour lisser sa chevelure. Elle courut à son père et l’embrassa, en l’étreignant : « Eh bien, partons-nous ? » dit-elle. Il sourit, secoua ses cheveux déjà blancs et qu’il portait assez longs, et, tendant la main vers la fenêtre : « Comment veux-tu voyager par un temps pareil ? » Mais elle le priait, câline et tendre : « Oh ! papa, partons, je t’en supplie. Il fera beau dans l’après-midi. — Mais ta mère n’y consentira jamais. — Si, je te le promets, je m’en charge. — Si tu parviens à décider ta mère, je veux bien, moi. » Et elle se précipita vers la chambre de la baronne. Car elle avait attendu ce jour du départ avec une impatience grandissante. Depuis son entrée au Sacré-Cœur elle n’avait pas quitté Rouen, son père ne permettant aucune distraction avant l’âge qu’il avait fixé. Deux fois seulement on l’avait emmenée quinze jours à Paris, mais c’était une ville encore, et elle ne rêvait que la campagne. Elle allait maintenant passer l’été dans leur propriété des Peuples, vieux château de famille planté sur la falaise près d’Yport ; et elle se promettait une joie infinie de cette vie libre au bord des flots. Puis, il était entendu qu’on lui faisait don de ce manoir, qu’elle habiterait toujours lorsqu’elle serait mariée. Et la pluie, tombant sans répit depuis la veille au soir, était le premier gros chagrin de son existence. Mais, au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la chambre de sa mère, criant par toute la maison : « Papa, papa ! maman veut bien ; fais atteler. » Le déluge ne s’apaisait point ; on eût dit même qu’il redoublait quand la calèche s’avança devant la porte. Jeanne était prête à monter en voiture lorsque la baronne descendit l’escalier, soutenue d’un côté par son mari, et, de l’autre, par une grande fille de chambre forte et bien découplée comme un gars. C’était une Normande du pays de Caux, qui paraissait au moins vingt ans, bien qu’elle en eût au plus dix-huit. On la traitait dans la famille un peu comme une seconde fille, car elle avait été la sœur de lait de Jeanne. Elle s’appelait Rosalie. Sa principale fonction consistait d’ailleurs à guider les pas de sa maîtresse devenue énorme depuis quelques années par suite d’une hypertrophie du cœur dont elle se plaignait sans cesse. La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil hôtel, regarda la cour où l’eau ruisselait et murmura : « Ce n’est vraiment pas raisonnable. » Son mari, toujours souriant, répondit : « C’est vous qui l’avez voulu, madame Adélaïde. » Comme elle portait ce nom pompeux d’Adélaïde, il le faisait toujours précéder de « madame » avec un certain air de respect un peu moqueur. Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans la voiture dont tous les ressorts plièrent. Le baron s’assit à son côté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette à reculons. La cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu’on disposa sur les genoux, plus deux paniers qu’on dissimula sous les jambes ; puis elle grimpa sur le siège à côté du père Simon, et s’enveloppa d’une grande couverture qui la coiffait entièrement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portière ; ils reçurent les dernières recommandations pour les malles qui devaient suivre dans une charrette ; et on partit. Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet. La bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée. La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur le quai, longea la ligne des grands navires dont les mâts, les vergues, les cordages se dressaient tristement dans le ciel ruisselant, comme des arbres dépouillés ; puis elle s’engagea sur le long boulevard du mont Riboudet. Bientôt, on traversa les prairies ; et, de temps en temps, un saule noyé, les branches tombantes, avec un abandonnement de cadavre, se dessinait gravement à travers un brouillard d’eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de boue. On se taisait ; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés comme la terre. Petite mère, se renversant, appuya sa tête et ferma les paupières. Le baron considérait d’un œil morne les campagnes monotones et trempées. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeait de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu’une plante enfermée qu’on vient de remettre à l’air ; et l’épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son cœur de la tristesse. Bien qu’elle ne parlât pas, elle avait envie de chanter, de tendre au-dehors sa main pour l’emplir d’eau qu’elle boirait ; et elle jouissait d’être emportée au grand trot des chevaux, de voir la désolation des paysages, et de se sentir à l’abri au milieu de cette inondation. Et sous la pluie acharnée les croupes luisantes des deux bêtes exhalaient une buée d’eau bouillante. La baronne, peu à peu, s’endormait. Sa figure, qu’encadraient six boudins réguliers de cheveux pendillants, s’affaissa peu à peu, mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou, dont les dernières ondulations se perdaient dans la pleine mer de sa poitrine. Sa tête, soulevée à chaque aspiration, retombait ensuite ; les joues s’enflaient, tandis que, entre ses lèvres entrouvertes, passait un ronflement sonore. Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l’ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir. Ce toucher la réveilla ; et elle considéra l’objet d’un regard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s’ouvrit. De l’or et des billets de banque s’éparpillèrent dans la calèche. Elle s’éveilla tout à fait ; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires. Le baron ramassa l’argent, et, le lui posant sur les genoux : « Voici, ma chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d’Életot. Je l’ai vendue pour faire réparer les Peuples où nous habiterons souvent désormais. » Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche. C’était la neuvième ferme vendue ainsi, sur trente et une que leurs parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien administrées, auraient facilement rendu trente mille francs par an. Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s’il n’y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonté. Elle tarissait l’argent dans leurs mains comme le soleil tarit l’eau des marécages. Cela coulait, fuyait, disparaissait. Comment ? Personne n’en savait rien. À tout moment l’un d’eux disait : « Je ne sais comment cela s’est fait, j’ai dépensé cent francs aujourd’hui sans rien acheter de gros. » Cette facilité de donner était, du reste, un des grands bonheurs de leur vie ; et ils s’entendaient sur ce point d’une façon superbe et touchante. Jeanne demanda : « Est-ce beau, maintenant, mon château ? » Le baron répondit gaiement : « Tu verras, fillette. » Mais peu à peu, la violence de l’averse diminuait ; puis ce ne fut plus qu’une sorte de brume, une très fine poussière de pluie voltigeant. La voûte des nuées semblait s’élever, blanchir ; et soudain, par un trou qu’on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies. Et, les nuages s’étant fendus, le fond bleu du firmament parut ; puis la déchirure s’agrandit, comme un voile qui se déchire ; et un beau ciel pur, d’un azur net et profond, se développa sur le monde. Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre ; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d’un oiseau qui séchait ses plumes. Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture, excepté Jeanne. Deux fois on s’arrêta dans des auberges pour laisser souffler les chevaux et leur donner un peu d’avoine avec de l’eau. Le soleil s’était couché ; des cloches sonnaient au loin. Dans un petit village on alluma les lanternes ; et le ciel aussi s’illumina d’un fourmillement d’étoiles. Des maisons éclairées apparaissaient de place en place, traversant les ténèbres d’un point de feu ; et tout d’un coup, derrière une côte, à travers des branches de sapins, la lune, rouge, énorme, et comme engourdie de sommeil, surgit.

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