CHAPITRE VI
Une assemblée au paradisQuand le baptême des pingouins fut connu dans le Paradis, il n’y causa ni joie ni tristesse, mais une extrême surprise. Le Seigneur lui-même était embarrassé. Il réunit une assemblée de clercs et de docteurs et leur demanda s’ils estimaient que ce baptême fût valable.
– Il est nul, dit saint Patrick.
– Pourquoi est-il nul ? demanda saint Gal, qui avait évangélisé les Cornouailles et formé le saint homme Maël aux travaux apostoliques.
– Le sacrement du baptême, répondit saint Patrick, est nul quand il est donné à des oiseaux, comme le sacrement du mariage est nul quand il est donné à un eunuque.
Mais saint Gal :
– Quel rapport prétendez-vous établir entre le baptême d’un oiseau et le mariage d’un eunuque ? Il n’y en a point. Le mariage est, si j’ose dire, un sacrement conditionnel, éventuel. Le prêtre bénit par avance un acte ; il est évident que, si l’acte n’est pas consommé, la bénédiction demeure sans effet. Cela saute aux yeux. J’ai connu sur la terre, dans la ville d’Antrim, un homme riche nommé Sadoc qui, vivant en concubinage avec une femme, la rendit mère de neuf enfants. Sur ses vieux jours, cédant à mes objurgations, il consentit à l’épouser et je bénis leur union. Malheureusement le grand âge de Sadoc l’empêcha de consommer le mariage. Peu de temps après, il perdit tous ses biens et Germaine (tel était le nom de cette femme), ne se sentant point en état de supporter l’indigence, demanda l’annulation d’un mariage qui n’avait point de réalité. Le pape accueillit sa demande, car elle était juste. Voilà pour le mariage. Mais le baptême est conféré sans restrictions ni réserves d’aucune sorte. Il n’y a point de doute : c’est un sacrement que les pingouins ont reçu.
Appelé à donner son avis, le pape saint Damase s’exprima en ces termes :
– Pour savoir si un baptême est valable et produira ses conséquences, c’est-à-dire la sanctification, il faut considérer qui le donne et non qui le reçoit. En effet, la vertu sanctifiante de ce sacrement résulte de l’acte extérieur par lequel il est conféré, sans que le baptisé coopère à sa propre sanctification par aucun acte personnel ; s’il en était autrement on ne l’administrerait point aux nouveau-nés. Et il n’est besoin, pour baptiser, de remplir aucune condition particulière ; il n’est pas nécessaire d’être en état de grâce ; il suffit d’avoir l’intention de faire ce que fait l’Église, de prononcer les paroles consacrées et d’observer les formes prescrites. Or, nous ne pouvons douter que le vénérable Maël n’ait opéré dans ces conditions. Donc les pingouins sont baptisés.
– Y pensez-vous ? demanda saint Guénolé. Et que croyez-vous donc que soit le baptême ? Le baptême est le procédé de la régénération par lequel l’homme naît d’eau et d’esprit, car entré dans l’eau couvert de crimes, il en sort néophyte, créature nouvelle, abondante en fruits de justice ; le baptême est le germe de l’immortalité ; le baptême est le gage de la résurrection ; le baptême est l’ensevelissement avec le Christ en sa mort et la communion à la sortie du sépulcre. Ce n’est pas un don à faire à des oiseaux. Raisonnons, mes pères. Le baptême efface le péché originel ; or les pingouins n’ont pas été conçus dans le péché ; il remet toutes les peines du péché ; or les pingouins n’ont pas péché ; il produit la grâce et le don des Vertus, unissant les chrétiens à Jésus-Christ, comme les membres au chef, et il tombe sous le sens que les pingouins ne sauraient acquérir les vertus des confesseurs, des vierges et des veuves, recevoir des grâces et s’unir à…
Saint Damase ne le laissa point achever :
– Cela prouve, dit-il vivement, que le baptême était inutile ; cela ne prouve pas qu’il ne soit pas effectif.
– Mais à ce compte, répliqua saint Guénolé, on baptiserait au nom du Père, du Fils et de l’Esprit, par aspersion ou immersion, non seulement un oiseau ou un quadrupède, mais aussi un objet inanimé, une statue, une table, une chaise, etc. Cet animal serait chrétien, cette idole, cette table seraient chrétiennes ! C’est absurde !
Saint Augustin prit la parole. Il se fit un grand silence.
– Je vais, dit l’ardent évêque d’Hippone, vous montrer, par un exemple, la puissance des formules. Il s’agit, il est vrai, d’une opération diabolique. Mais s’il est établi que des formules enseignées par le Diable ont de l’effet sur des animaux privés d’intelligence, ou même sur des objets inanimés, comment douter encore que l’effet des formules sacramentelles ne s’étende sur les esprits des brutes et sur la matière inerte ? Voici cet exemple :
Il y avait, de mon vivant, dans la ville de Madaura, patrie du philosophe Apulée, une magicienne à qui il suffisait de brûler sur un trépied, avec certaines herbes et en prononçant certaines paroles, quelques cheveux coupés sur la tête d’un homme pour attirer aussitôt cet homme dans son lit. Or, un jour qu’elle voulait obtenir, de cette manière, l’amour d’un jeune garçon, elle brûla, trompée par sa servante, au lieu des cheveux de cet adolescent, des poils arrachés à une outre de peau de bouc qui pendait à la boutique d’un cabaretier. Et la nuit, l’outre pleine de vin bondit à travers la ville, jusqu’au seuil de la magicienne. Le fait est véritable. Dans les sacrements comme dans les enchantements, c’est la forme qui opère. L’effet d’une formule divine ne saurait être moindre en force et en étendue, que l’effet d’une formule infernale.
Ayant parlé de la sorte, le grand Augustin s’assit au milieu des applaudissements.
Un bienheureux, d’un âge avancé et d’aspect mélancolique, demanda la parole. Personne ne le connaissait. Il se nommait Probus et n’était point inscrit dans le canon des saints.
– Que la compagnie veuille m’excuser, dit-il. Je n’ai point d’auréole, et c’est sans éclat que j’ai gagné la béatitude éternelle. Mais après ce que vient de vous dire le grand saint Augustin, je crois à propos de vous faire part d’une cruelle expérience que j’ai faite sur les conditions nécessaires à la validité d’un sacrement. L’évêque d’Hippone a bien raison de le dire : un sacrement dépend de la forme. Sa vertu est dans la forme ; son vice est dans la forme. Écoutez, confesseurs et pontifes, ma lamentable histoire. J’étais prêtre à Rome, sous le principat de l’empereur Gordien. Sans me recommander comme vous par des mérites singuliers, j’exerçais le sacerdoce avec piété. J’ai desservi pendant quarante ans l’église de Sainte-Modeste-hors-les-Murs. Mes habitudes étaient régulières. Je me rendais chaque samedi auprès d’un cabaretier nommé Barjas, qui logeait avec ses amphores sous la porte Capène, et je lui achetais le vin que je consacrais chaque jour de la semaine. Je n’ai point, dans ce long espace de temps, manqué un seul matin de célébrer le très saint sacrifice de la messe. Pourtant j’étais sans joie et c’est le cœur serré d’angoisse que je demandais sur les degrés de l’autel : « Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? » Les fidèles que je conviais à la sainte table me donnaient des sujets d’affliction, car ayant encore, pour ainsi dire, sur la langue l’hostie administrée par mes mains, ils retombaient dans le péché, comme si le sacrement eût été sur eux sans force et sans efficacité. J’atteignis enfin le terme de mes épreuves terrestres et, m’étant endormi dans le Seigneur, je me réveillai au séjour des élus. J’appris alors, de la bouche de l’ange qui m’avait transporté, que le cabaretier Barjas, de la porte Capène, vendait pour du vin une décoction de racines et d’écorces dans laquelle n’entrait point une seule goutte du jus de la vigne et que je n’avais pu transmuer ce vil breuvage en sang, puisque ce n’était pas du vin, et que le vin seul se change au sang de Jésus-Christ, que par conséquent toutes mes consécrations étaient nulles et que, à notre insu, nous étions, mes fidèles et moi, depuis quarante ans privés du sacrement de l’eucharistie et excommuniés de fait. À cette révélation, je fus saisi d’une stupeur qui m’accable encore aujourd’hui dans ce séjour de la béatitude. Je le parcours incessamment sur toute son étendue sans rencontrer un seul des chrétiens que j’admis autrefois à la sainte table dans la basilique de la bienheureuse Modeste.
Privés du pain des anges, ils s’abandonnèrent sans force aux vices les plus abominables et ils sont tous allés en enfer. Je me plais à penser que le cabaretier Barjas est damné. Il y a dans ces choses une logique digne de l’auteur de toute logique. Néanmoins mon malheureux exemple prouve qu’il est parfois fâcheux que, dans les sacrements, la forme l’emporte sur le fond. Je le demande humblement : la sagesse éternelle n’y pourrait-elle remédier ?
– Non, répondit le Seigneur. Le remède serait pire que le mal. Si dans les règles du salut le fond l’emportait sur la forme, ce serait la ruine du sacerdoce.
– Hélas ! mon Dieu, soupira l’humble Probus, croyez-en ma triste expérience : tant que vous réduirez vos sacrements à des formules votre justice rencontrera de terribles obstacles.
– Je le sais mieux que vous, répliqua le Seigneur. Je vois d’un même regard les problèmes actuels, qui sont difficiles, et les problèmes futurs, qui ne le seront pas moins. Ainsi, je puis vous annoncer qu’après que le soleil aura tourné encore deux cent quarante fois autour de la terre…
– Sublime langage ! s’écrièrent les anges.
– Et digne du créateur du monde, répondirent les pontifes.
– C’est, reprit le Seigneur, une façon de dire en rapport avec ma vieille cosmogonie et dont je ne me déferai pas sans qu’il en coûte à mon immutabilité…
Après donc que le soleil aura tourné encore deux cent quarante fois autour de la terre, il ne se trouvera plus à Rome un seul clerc sachant le latin. En chantant les litanies dans les églises, on invoquera les saints Orichel, Roguel et Totichel qui sont, vous le savez, des diables et non des anges. Beaucoup de voleurs, ayant dessein de communier, mais craignant d’être obligés, pour obtenir leur pardon, d’abandonner à l’Église les objets dérobés, se confesseront à des prêtres errants qui, n’entendant ni l’italien ni le latin et parlant seulement le patois de leur village, iront, par les cités et les bourgs, vendre à vil prix, souvent pour une bouteille de vin, la rémission des péchés. Vraisemblablement, nous n’aurons point à nous soucier de ces absolutions auxquelles manquera la contrition pour être valables ; mais il pourra bien arriver que les baptêmes nous causent encore de l’embarras. Les prêtres deviendront à ce point ignares, qu’ils baptiseront les enfants in nomine patria et filia et spirita sancta, comme Louis de Potter se fera un plaisir de le relater au tome III de son Histoire philosophique, politique et critique du christianisme. Ce sera une question ardue que de décider sur la validité de tels baptêmes ; car enfin, si je m’accommode pour mes textes sacrés d’un grec moins élégant que celui de Platon et d’un latin qui ne cicéronise guère, je ne saurais admettre comme formule liturgique un pur charabia. Et l’on frémit, quand on songe qu’il sera procédé avec cette inexactitude sur des millions de nouveau-nés. Mais revenons à nos pingouins.
– Vos divines paroles, Seigneur, nous y ont déjà ramenés, dit saint Gal. Dans les signes de la religion et les règles du salut, la forme l’emporte nécessairement sur le fond et la validité d’un sacrement dépend uniquement de sa forme. Toute la question est de savoir si oui ou non les pingouins ont été baptisés dans les formes. Or la réponse n’est pas douteuse.
Les pères et les docteurs en tombèrent d’accord, et leur perplexité n’en devint que plus cruelle.
– L’état de chrétien, dit saint Corneille, ne va pas sans de graves inconvénients pour un pingouin. Voilà des oiseaux dans l’obligation de faire leur salut. Comment y pourront-ils réussir ? Les mœurs des oiseaux sont, en bien des points, contraires aux commandements de l’Église. Et les pingouins n’ont pas de raison pour en changer. Je veux dire qu’ils ne sont pas assez raisonnables pour en prendre de meilleures.
– Ils ne le peuvent pas, dit le Seigneur ; mes décrets les en empêchent.
– Toutefois, reprit saint Corneille, par la vertu du baptême, leurs actions cessent de demeurer indifférentes. Désormais elles seront bonnes ou mauvaises, susceptibles de mérite ou de démérite.
– C’est bien ainsi que la question se pose, dit le Seigneur.
– Je n’y vois qu’une solution, dit saint Augustin. Les pingouins iront en enfer.
– Mais ils n’ont point d’âme, fit observer saint Irénée.
– C’est fâcheux, soupira Tertullien.
– Sans doute, reprit saint Gal. Et je reconnais que le saint homme Maël, mon disciple, a, dans son zèle aveugle, créé au Saint-Esprit de grandes difficultés théologiques et porté le désordre dans l’économie des mystères.
– C’est un vieil étourdi, s’écria en haussant les épaules saint Adjutor d’Alsace.
Mais le Seigneur, tournant sur Adjutor un regard de reproche :
– Permettez, dit-il : le saint homme Maël n’a pas comme vous, mon bienheureux, la science infuse. Il ne me voit pas. C’est un vieillard accablé d’infirmités ; il est à moitié sourd et aux trois quarts aveugle. Vous êtes trop sévère pour lui. Cependant je reconnais que la situation est embarrassante.
– Ce n’est heureusement qu’un désordre passager, dit saint Irénée. Les pingouins sont baptisés, leurs œufs ne le seront pas et le mal s’arrêtera à la génération actuelle.
– Ne parlez pas ainsi, mon fils Irénée, dit le Seigneur. Les règles que les physiciens établissent sur la terre souffrent des exceptions, parce qu’elles sont imparfaites et ne s’appliquent pas exactement à la nature. Mais les règles que j’établis sont parfaites et ne souffrent aucune exception. Il faut décider du sort des pingouins baptisés, sans enfreindre aucune loi divine et conformément au décalogue ainsi qu’aux commandements de mon Église.
– Seigneur, dit saint Grégoire de Nazianze, donnez-leur une âme immortelle.
– Hélas ! Seigneur, qu’en feraient-ils ? soupira Lactance. Ils n’ont pas une voix harmonieuse pour chanter vos louanges. Ils ne sauraient célébrer vos mystères.
– Sans doute, dit saint Augustin, ils n’observeront pas la loi divine.
– Ils ne le pourront pas, dit le Seigneur.
– Ils ne le pourront pas, poursuivit saint Augustin. Et si, dans votre sagesse, Seigneur, vous leur infusez une âme immortelle, ils brûleront éternellement en enfer, en vertu de vos décrets adorables. Ainsi sera rétabli l’ordre auguste, troublé par ce vieux Cambrien.
– Vous me proposez, fils de Monique, une solution correcte, dit le Seigneur, et qui s’accorde avec ma sagesse. Mais elle ne contente point ma clémence. Et, bien qu’immuable par essence, à mesure que je dure, j’incline davantage à la douceur. Ce changement de caractère est sensible à qui lit mes deux testaments.
Comme la discussion se prolongeait sans apporter beaucoup de lumières et que les bienheureux montraient de la propension à répéter toujours la même chose, on décida de consulter sainte Catherine d’Alexandrie. C’est ce qu’on faisait ordinairement dans les cas difficiles. Sainte Catherine avait, sur la terre, confondu cinquante docteurs très savants. Elle connaissait la philosophie de Platon aussi bien que l’Écriture sainte et possédait la rhétorique.