CHAPITRE III - La tentation de saint Maël

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CHAPITRE III La tentation de saint MaëlLe bienheureux Maël avait à peine rétabli l’ordre dans l’abbaye d’Yvern quand il apprit que les habitants de l’île d’Hœdic, ses premiers catéchumènes, et de tous les plus chers à son cœur, étaient retournés au paganisme et qu’ils suspendaient des couronnes de fleurs et des bandelettes de laine aux branches du figuier sacré. Le batelier qui portait ces douloureuses nouvelles exprima la crainte que bientôt ces hommes égarés ne détruisissent par le fer et par le feu la chapelle élevée sur le rivage de leur île. Le saint homme résolut de visiter sans retard ses enfants infidèles afin de les ramener à la foi et d’empêcher qu’ils ne se livrassent à des violences sacrilèges. Comme il se rendait à la baie sauvage où son auge de pierre était mouillée, il tourna ses regards sur les chantiers qu’il avait établis trente ans auparavant, au fond de cette baie, pour la construction des navires, et qui retentissaient, à cette heure, du bruit des scies et des marteaux. À ce moment, le Diable qui ne se lasse jamais, sortit des chantiers, s’approcha du saint homme, sous la figure d’un religieux nommé Samson et le tenta en ces termes : – Mon père, les habitants de l’île d’Hœdic commettent incessamment des péchés. Chaque instant qui s’écoule les éloigne de Dieu. Ils vont bientôt porter le fer et le feu dans la chapelle que vous avez élevée de vos mains vénérables sur le rivage de l’île. Le temps presse. Ne pensez-vous point que votre auge de pierre vous conduirait plus vite vers eux, si elle était gréée comme une barque, et munie d’un gouvernail, d’un mât et d’une voile ; car alors vous seriez poussé par le vent. Vos bras sont robustes encore et propres à gouverner une embarcation. On ferait bien aussi de mettre une étrave tranchante à l’avant de votre auge apostolique. Vous êtes trop sage pour n’en avoir pas eu déjà l’idée. – Certes, le temps presse, répondit le saint homme. Mais agir comme vous dites, mon fils Samson, ne serait-ce pas me rendre semblable à ces hommes de peu de foi, qui ne se fient point au Seigneur ? Ne serait-ce point mépriser les dons de Celui qui m’a envoyé la cuve de pierre sans agrès ni voilure ? À cette question, le Diable, qui est grand théologien, répondit par cette autre question : – Mon père, est-il louable d’attendre, les bras croisés, que vienne le secours d’en haut, et de tout demander à Celui qui peut tout, au lieu d’agir par prudence humaine et de s’aider soi-même ? – Non certes, répondit le saint vieillard Maël, et c’est tenter Dieu que de négliger d’agir par prudence humaine. – Or, poussa le Diable, la prudence n’est-elle point, en ce cas-ci, de gréer la cuve ? – Ce serait prudence si l’on ne pouvait d’autre manière arriver à point. – Eh ! eh ! votre cuve est-elle donc bien rapide ? – Elle l’est autant qu’il plaît à Dieu. – Qu’en savez-vous ? Elle va comme la mule de l’abbé Budoc. C’est un vrai sabot. Vous est-il défendu de la rendre plus vite ? – Mon fils, la clarté orne vos discours, mais ils sont tranchants à l’excès. Considérez que cette cuve est miraculeuse. – Elle l’est, mon père. Une auge de granit qui flotte sur l’eau comme un bouchon de liège est une auge miraculeuse. Il n’y a point de doute. Qu’en concluez-vous ? – Mon embarras est grand. Convient-il de perfectionner par des moyens humains et naturels une si miraculeuse machine ? – Mon père, si vous perdiez le pied droit et que Dieu vous le rendît, ce pied serait-il miraculeux ? – Sans doute, mon fils. – Le chausseriez-vous ? – Assurément. – Eh bien ! si vous croyez qu’on peut chausser d’un soulier naturel un pied miraculeux, vous devez croire aussi qu’on peut mettre des agrès naturels à une embarcation miraculeuse. Cela est limpide. Hélas ! pourquoi faut-il que les plus saints personnages aient leurs heures de langueur et de ténèbres ? On est le plus illustre des apôtres de la Bretagne, on pourrait accomplir des œuvres dignes d’une louange éternelle… Mais l’esprit est lent et la main paresseuse ! Adieu donc, mon père ! Voyagez à petites journées, et quand enfin vous approcherez des côtes d’Hœdic, vous regarderez fumer les ruines de la chapelle élevée et consacrée par vos mains. Les païens l’auront brûlée avec le petit diacre que vous y avez mis et qui sera grillé comme un boudin. – Mon trouble est extrême, dit le serviteur de Dieu, en essuyant de sa manche son front mouillé de sueur. Mais, dis-moi, mon fils Samson, ce n’est point une petite tâche que de gréer cette auge de pierre. Et ne nous arrivera-t-il pas, si nous entreprenons une telle œuvre, de perdre du temps loin d’en gagner. – Ah ! mon père, s’écria le Diable, en un tour de sablier la chose sera faite. Nous trouverons les agrès nécessaires dans ce chantier que vous avez jadis établi sur cette côte et dans ces magasins abondamment garnis par vos soins. J’ajusterai moi-même toutes les pièces navales. Avant d’être moine, j’ai été matelot et charpentier ; et j’ai fait bien d’autres métiers encore. À l’ouvrage ! Aussitôt il entraîne le saint homme dans un hangar tout rempli des choses nécessaires à la navigation. – À vous cela, mon père ! Et il lui jette sur les épaules la toile, le mât, la corne et le gui. Puis, se chargeant lui-même d’une étrave et d’un gouvernail avec la mèche et la barre et saisissant un sac de charpentier plein d’outils, il court au rivage, tirant après lui par sa robe le saint homme plié, suant et soufflant, sous le faix de la toile et des bois.
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