III

1837 Words
IIILe 16 à une heure je me rendis rue d’Antin. De la porte-cochère on entendait crier les commissaires-priseurs. L’appartement était plein de curieux. Il y avait là toutes les célébrités du vice élégant, sournoisement examinées par quelques grandes dames qui avaient pris encore une fois le prétexte de la vente, pour avoir le droit de voir de près des femmes avec qui elles n’auraient jamais eu occasion de se retrouver, et dont elles enviaient peut-être en secret les faciles plaisirs. Madame la duchesse de F… coudoyait mademoiselle A…, une des plus tristes épreuves de nos courtisanes modernes ; madame la marquise de T… hésitait pour acheter un meuble sur lequel enchérissait madame D…, la femme adultère la plus élégante et la plus connue de notre époque ; le duc d’Y…, qui passe à Madrid pour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à Madrid, et qui, somme toute, ne dépense même pas son revenu, tout en causant avec madame M…, une de nos plus spirituelles conteuses, qui veut bien de temps en temps écrire ce qu’elle dit et signer ce qu’elle écrit, échangeait des regards confidentiels avec madame de N…, cette belle promeneuse des Champs-Élysées, presque toujours vêtue de rose ou de bleu, et qui fait traîner sa voiture par deux grands chevaux noirs, que Tony lui a vendus dix mille francs et… qu’elle lui a payés ; enfin mademoiselle R… qui se fait avec son seul talent le double de ce que ces femmes du monde se font avec leur dot, et le triple de ce que les autres se font avec leurs amours, était, malgré le froid, venue faire quelques emplettes, et ce n’était pas elle qu’on regardait le moins. Nous pourrions citer encore les initiales de bien des gens réunis dans ce salon, et bien étonnés de se trouver ensemble ; mais nous craindrions de lasser le lecteur. Disons seulement que tout le monde était d’une gaîté folle, et que parmi toutes celles qui se trouvaient là beaucoup avaient connu la morte, et ne paraissaient pas s’en souvenir. On riait fort ; les commissaires criaient à tue-tête, les marchands qui avaient envahi les bancs disposés devant les tables de vente essayaient en vain d’imposer silence, pour faire leurs affaires tranquillement. Jamais réunion ne fut plus variée, plus bruyante. Je me glissai humblement au milieu de ce tumulte attristant quand je songeais qu’il avait lieu près de la chambre où avait expiré la pauvre créature dont on vendait les meubles pour payer les dettes. Venu pour examiner plus que pour acheter, je regardais les figures des fournisseurs qui faisaient vendre, et dont les traits s’épanouissaient chaque fois qu’un objet arrivait à un prix qu’ils n’eussent pas espéré. Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la p**********n de cette femme, qui avaient gagné cent pour cent sur elle, qui avaient poursuivi de papiers timbrés les derniers moments de sa vie, et qui venaient après sa mort recueillir les fruits de leurs honorables calculs en même temps que les intérêts de leur honteux crédit. Combien avaient raison les anciens, qui n’avaient qu’un même Dieu pour les marchands et pour les voleurs ! Robes, cachemires, bijoux, se vendaient avec une rapidité incroyable. Rien de tout cela ne me convenait, et j’attendais toujours. Tout à coup j’entendis crier : – Un volume, parfaitement relié, doré sur tranche, intitulé : Manon Lescaut. Il y a quelque chose d’écrit sur la première page : Dix francs. – Douze, dit une voix après un silence assez long. – Quinze, dis-je. Pourquoi ? Je n’en savais rien. Sans doute pour ce quelque chose d’écrit. – Quinze, répéta le commissaire-priseur. – Trente, fit le premier enchérisseur d’un ton qui semblait défier qu’on mît davantage. Cela devenait une lutte. – Trente-cinq ! criai-je alors du même ton. – Quarante. – Cinquante. – Soixante. – Cent. J’avoue que si j’avais voulu faire de l’effet, j’aurais complètement réussi, car à cette enchère un grand silence se fit, et l’on me regarda pour savoir quel était ce monsieur qui paraissait si résolu à posséder ce volume. Il paraît que l’accent donné à mon dernier mot avait convaincu mon antagoniste : il préféra donc abandonner un combat qui n’eût servi qu’à me faire payer ce volume dix fois sa valeur, et s’inclinant, il me dit fort gracieusement, quoique un peu tard : – Je cède, monsieur. Personne n’ayant plus rien dit, le livre me fut adjugé. Comme je redoutais un nouvel entêtement que mon amour-propre eût peut-être soutenu, mais dont ma bourse se fût certainement trouvée très mal, je fis inscrire mon nom, mettre de côté le volume, et je descendis. Je dus donner beaucoup à penser aux gens qui, témoins de cette scène, se demandèrent sans doute dans quel but j’étais venu payer cent francs un livre que je pouvais avoir partout pour dix ou quinze francs au plus. Une heure après j’avais envoyé chercher mon achat. Sur la première page était écrite à la plume, et d’une écriture élégante, la dédicace du donataire de ce livre. Cette dédicace portait ces seuls mots : Manon à Marguerite, Humilité. Elle était signée : Armand Duval. Que voulait dire ce mot : Humilité ? Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par l’opinion de ce M. Armand Duval, une supériorité de débauche ou de cœur ? La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car la première n’eût été qu’une impertinente franchise que n’eût pas acceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même. Je sortis de nouveau et je ne m’occupai plus de ce livre que le soir lorsque je me couchai. Certes, Manon Lescaut est une touchante histoire dont pas un détail ne m’est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volume sous ma main, ma sympathie pour lui m’attire toujours, je l’ouvre, et pour la centième fois je revis avec l’héroïne de l’abbé Prévost. Or, cette héroïne est tellement vraie, qu’il me semble l’avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles, l’espèce de comparaison faite entre elle et Marguerite donnait pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgence s’augmenta de pitié, presque d’amour pour la pauvre fille à l’héritage de laquelle je devais ce volume. Manon était morte dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de l’homme qui l’aimait avec toutes les énergies de l’âme, qui, morte, lui creusa une fosse, l’arrosa de ses larmes et y ensevelit son cœur ; tandis que Marguerite, pécheresse comme Manon, et peut-être convertie comme elle, était morte au sein d’un luxe somptueux, s’il fallait en croire ce que j’avais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du cœur, bien plus aride, bien plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans lequel avait été enterrée Manon. Marguerite, en effet, comme je l’avais appris de quelques amis informés des dernières circonstances de sa vie, n’avait pas vu s’asseoir une réelle consolation à son chevet, pendant les deux mois qu’avait duré sa lente et douloureuse agonie. Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur celles que je connaissais et que je voyais s’acheminer en chantant vers une mort presque toujours invariable. Pauvres créatures ! Si c’est un tort de les aimer, c’est bien le moins qu’on les plaigne. Vous plaignez l’aveugle qui n’a jamais vu les rayons du jour, le sourd qui n’a jamais entendu les accords de la nature, le muet qui n’a jamais pu rendre la voix de son âme, et sous un faux prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre cette cécité du cœur, cette surdité de l’âme, ce mutisme de la conscience, qui rendent folle la malheureuse affligée et qui la font malgré elle incapable de voir le bien, d’entendre le Seigneur et de parler la langue pure de l’amour et de la foi. Hugo a fait Marion Delorme, de Musset a fait Bernerette, Alexandre Dumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous les temps ont apporté à la courtisane l’offrande de leur miséricorde, et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amour et même de son nom. Si j’insiste ainsi sur ce point, c’est que parmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir qu’une apologie du vice et de la p**********n, et l’âge de l’auteur contribue sans doute encore à motiver cette crainte. Que ceux qui penseraient ainsi se détrompent, et qu’ils continuent, si cette crainte seule les retenait. Je suis tout simplement convaincu d’un principe qui est que : Pour la femme à qui l’éducation n’a pas enseigné le bien, Dieu ouvre presque toujours deux sentiers qui l’y ramènent ; ces sentiers sont la douleur et l’amour. Ils sont difficiles ; celles qui s’y engagent s’y ensanglantent les pieds, s’y déchirent les mains, mais elles laissent en même temps aux ronces de la route les parures du vice, et arrivent au but avec cette nudité dont on ne rougit pas devant le Seigneur. Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les soutenir et dire à tous qu’ils les ont rencontrées, car en le publiant ils montrent la voie. Il ne s’agit pas de mettre tout bonnement à l’entrée de la vie deux poteaux, portant l’un cette inscription : Route du bien, l’autre cet avertissement : Route du mal, et de dire à ceux qui se présentent : Choisissez ; il faut, comme le Christ, montrer des chemins qui ramènent de la seconde route à la première ceux qui s’étaient laissé tenter par les abords ; et il ne faut pas surtout que le commencement de ces chemins soit trop douloureux, ni paraisse trop impénétrable. Le christianisme est là avec sa merveilleuse parabole de l’enfant prodigue pour nous conseiller l’indulgence et le pardon. Jésus était plein d’amour pour ces âmes blessées par les passions des hommes, et dont il aimait à panser les plaies en tirant le baume qui devait les guérir des plaies elles-mêmes. Ainsi, il disait à Madeleine : « Il te sera beaucoup remis parce que tu as beaucoup aimé, » sublime pardon qui devait éveiller une foi sublime. Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le Christ ? Pourquoi, nous en tenant obstinément aux opinions de ce monde qui se fait dur pour qu’on le croie fort, rejetterions-nous avec lui des âmes saignantes souvent de blessures par où, comme le mauvais sang d’un malade, s’épanche le mal de leur passé, et n’attendant qu’une main amie qui les panse et leur rende la convalescence du cœur ? C’est à ma génération que je m’adresse, à ceux pour qui les théories de M. de Voltaire n’existent heureusement plus, à ceux qui, comme moi, comprennent que l’humanité est depuis quinze ans dans un de ses plus audacieux élans. La science du bien et du mal est à jamais acquise ; la foi se reconstruit, le respect des choses saintes nous est rendu, et si le monde ne se fait pas tout à fait bon, il se fait du moins meilleur. Les efforts de tous les hommes intelligents tendent au même but, et toutes les grandes volontés s’attellent au même principe : soyons bons, soyons jeunes, soyons vrais ! Le mal n’est qu’une vanité, ayons l’orgueil du bien, et surtout ne désespérons pas. Ne méprisons pas la femme qui n’est ni mère, ni sœur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas l’estime à la famille, l’indulgence à l’égoïsme. Puisque le ciel est plus en joie pour le repentir d’un pécheur que pour cent justes qui n’ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut nous le rendre avec usure. Laissons sur notre chemin l’aumône de notre pardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, que sauvera peut-être une espérance divine, et, comme disent les bonnes vieilles femmes, quand elles conseillent un remède de leur façon, si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal. Certes, il doit paraître bien hardi à moi de vouloir faire sortir ces grands résultats du mince sujet que je traite ; mais je suis de ceux qui croient que tout est dans peu. L’enfant est petit, et il renferme l’homme ; le cerveau est étroit, et il abrite la pensée ; l’œil n’est qu’un point, et il embrasse des lieues.
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