3-2

2119 Words
… Je commence à comprendre que je suis arrivé dans cette maison à un moment mal choisi. Il s’y passe quelque chose qui ne me regarde pas, et je gêne. Dès l’abord, j’aurais pu deviner cela, malgré la politesse excessive de l’accueil – car je me rappelle à présent, pendant qu’on me déchaussait en bas, j’ai entendu des chuchotements au-dessus de ma tête, puis un bruit de panneaux que l’on faisait courir très vite dans leurs glissières ; évidemment c’était pour me cacher ce que je ne devais pas voir ; on improvisait pour moi l’appartement où je suis, – comme, dans les ménageries, on fait un compartiment séparé à certaines bêtes pendant la représentation. Maintenant on m’a laissé seul, tandis que mes ordres s’exécutent, et je tends l’oreille, accroupi comme un bouddha sur mon coussin de velours noir, au milieu de la blancheur de ces nattes et de ces murs. Derrière les cloisons de papier, des voix fatiguées, qui semblent nombreuses, parlent tout bas. Puis un son de guitare et un chant de femme s’élèvent, plaintifs, assez doux, dans la sonorité de cette maison nue, dans la mélancolie de ce temps de pluie. Par la véranda toute grande ouverte, ce que l’on voit est bien joli, je le reconnais ; cela ressemble à un paysage enchanté. Des montagnes admirablement boisées, montant haut dans le ciel toujours sombre, y cachant les pointes de leurs cimes – et, perché dans les nuages, un temple. L’air a cette transparence absolue, les lointains cette netteté qui suivent les grandes averses ; mais une voûte épaisse, encore chargée d’eau, reste tendue au-dessus de tout, et, sur les feuillages des bois suspendus, il y a comme de gros flocons de ouate grise qui se tiennent immobiles. Au premier plan, en avant et en bas de toutes ces choses presque fantastiques, est un jardin en miniature – où deux beaux chats blancs se promènent, s’amusent à se poursuivre dans les allées d’un labyrinthe lilliputien, en secouant leurs pattes parce que le sable est plein d’eau. Le jardin est maniéré au possible : aucune fleur, mais des petits rochers, des petits lacs, des arbres nains taillés avec un goût bizarre ; tout cela, pas naturel, mais si ingénieusement composé, si vert, avec des mousses si fraîches !… Un grand silence au-dehors, dans ces campagnes mouillées que je domine ; un calme absolu, jusque là-bas dans les fonds du décor immense. Mais la voix de femme, derrière le mur de papier, chante toujours avec une extrême douceur triste ; la guitare qui l’accompagne a des notes graves, un peu lugubres… Tiens !… cela s’accélère à présent, – et on dirait même que l’on danse ! Tant pis ! Je vais essayer de regarder entre les châssis légers, – par une fente que j’aperçois là-bas. Oh ! le spectacle singulier : évidemment de jeunes élégants de Nagasaki en train de faire la grande fête clandestine ! Dans un appartement aussi nu que le mien, ils sont là une douzaine assis en rond par terre ; longues robes en coton bleu à manches pagode, longs cheveux gras et plats surmontés d’un chapeau européen de forme melon ; figures niaises, jaunes, épuisées, exsangues. À terre, une quantité de petits réchauds, de petites pipes, de petits plateaux de laque, de petites théières, de petites tasses ; – tous les accessoires et tous les restes d’une orgie japonaise ressemblant à une dînette d’enfants. Et, au milieu du cercle de ces dandies, trois femmes très parées, autant dire trois visions étranges : robes de couleurs pâles et sans nom, brodées de chimères d’or ; grands chignons arrangés avec un art inconnu, piqués d’épingles et de fleurs. Deux sont assises et me tournent le dos : l’une tenant la guitare ; l’autre, celle qui chante de cette voix si douce ; – elles sont exquises de pose, de costume, de cheveux, de nuque, de tout, ainsi vues furtivement par-derrière, et je tremble qu’un mouvement ne me montre leur visage qui sans doute me désenchantera. La troisième est debout et danse devant cet aréopage d’imbéciles, devant ces chapeaux melon et ces cheveux plats… Oh ! quelle épouvante quand elle se retourne ! Elle porte sur la figure le masque horrible, contracté, blème, d’un spectre ou d’un vampire… Le masque se détache et tombe… Elle est un amour de petite fée, pouvant bien avoir douze ou quinze ans, svelte, déjà coquette, femme, – vêtue d’une longue robe de crépon bleu nuit, ombré, avec une broderie représentant des chauves-souris grises, des chauves-souris noires, des chauves-souris d’or… Des pas dans l’escalier, des pieds de femme, légers, déchaussés, froissant les nattes blanches… Sans doute le premier service de mon lunch que l’on m’apporte. – Vite je retombe immobile, fixe, sur mon coussin de velours noir. Elles sont trois maintenant, trois servantes qui arrivent à la file, avec des sourires et des révérences. L’une me présente le réchaud et la théière ; l’autre, des fruits confits dans de délicieuses petites assiettes ; l’autre encore, des choses indéfinissables sur des bijoux de petits plateaux. Et elles s’accroupissent devant moi par terre, déposant à mes pieds toute cette dînette. À ce moment, j’ai une impression de Japon assez charmante ; je me sens entré en plein dans ce petit monde imaginé, artificiel, que je connaissais déjà par les peintures des laques et des porcelaines. C’est si bien cela ! Ces trois petites femmes assises, gracieuses, mignardes, avec leurs yeux bridés, leurs beaux chignons en coques larges, lisses et comme vernis ; – et ce petit service par terre ; – et ce paysage entrevu par la véranda, cette pagode perchée dans les nuages ; – et cette préciosité qui est partout, même dans les choses. C’est si bien cela aussi, cette voix mélancolique de femme, qui continue de se faire entendre derrière la cloison de papier ; c’est ainsi évidemment qu’elles devaient chanter, ces musiciennes que j’avais vues jadis peintes en couleurs bizarres sur papier de riz et fermant à demi leurs petits yeux vagues, au milieu de fleurs trop grandes. Je l’avais deviné, ce Japon-là, bien longtemps avant d’y venir. Peut-être pourtant, dans la réalité, me semble-t-il diminué, plus mièvre encore, et plus triste aussi, – sans doute à cause de ce suaire de nuages noirs, à cause de cette pluie… En attendant M. Kangourou (qui va arriver, paraît-il, qui s’habille), faisons la dînette. Dans un bol des plus mignons, orné de cigognes envolées, il y a un potage invraisemblable, aux algues. Ailleurs, des petits poissons secs au sucre, des crabes au sucre, des haricots au sucre, des fruits au vinaigre et au poivre. Tout cela atroce, mais surtout imprévu, inimaginable. Elles me font manger, les petites femmes, riant beaucoup, de ce rire perpétuel, agaçant, qui est le rire japonais, – manger à leur manière, avec de gentilles baguettes et un doigté plein de grâce. Je m’habitue à leurs figures. L’ensemble de tout cela est raffiné, – d’un raffinement très à côté du nôtre par exemple, que je ne puis guère bien comprendre à première vue, mais qui à la longue finira peut-être par me plaire. … Entre tout à coup, comme un papillon de nuit réveillé par le plein jour, comme une phalène rare et surprenante, la danseuse d’à côté, l’enfant qui portait le masque sinistre. C’est pour me voir sans doute. Elle roule des yeux de chatte craintive ; puis, apprivoisée tout de suite, vient s’appuyer contre moi, avec une câlinerie de bébé qui sonne adorablement faux. Elle est mignonne, fine, élégante ; elle sent bon. Drôlement peinte, blanche comme du plâtre, avec un petit rond rose bien régulier au milieu de chaque joue ; la bouche carminée et un peu de dorure soulignant la lèvre inférieure. Comme on n’a pas pu blanchir la nuque, à cause des cheveux follets qui sont nombreux, on a, par amour de la correctitude, arrêté là le plâtrage blanc en une ligne droite que l’on dirait coupée au couteau ; il en résulte, derrière son cou, un carré de peau naturelle, qui est très jaune… Un son impérieux de guitare derrière la cloison, un appel évidemment ! Crac, elle se sauve, la petite fée, s’en va retrouver les imbéciles d’à côté. Si j’épousais celle-ci, sans chercher plus loin ? Je la respecterais comme un enfant à moi confié ; je la prendrais pour ce qu’elle est, pour un jouet bizarre et charmant. Quel amusant petit ménage cela me ferait ! Vraiment, tant qu’à épouser un bibelot, j’aurais peine à trouver mieux… Entrée de M. Kangourou. Complet en drap gris, de la Belle-Jardinière ou du Pont-Neuf, chapeau melon, gants de filoselle blancs. Figure à la fois rusée et niaise ; presque pas de nez, presque pas d’yeux. Révérence à la japonaise : plongeon brusque, les mains posées à plat sur les genoux, le torse faisant angle droit avec les jambes comme si le bonhomme se cassait ; petit sifflement de reptile (que l’on produit en aspirant la salive entre les dents et qui est le dernier mot de la politesse obséquieuse dans cet empire). — Vous parlez français, monsieur Kangourou ? — Vi ! Missieu ! Nouvelle révérence. Il m’en fait pour chaque mot que je dis, comme s’il était un pantin à manivelle ; quand il est assis devant moi par terre, cela se borne à un plongeon de la tête, – accompagné toujours du même bruit sifflant de salive. — Une tasse de thé, monsieur Kangourou ? Nouveau salut et geste très précieux des mains, comme pour dire : J’oserais à peine ; c’est trop de condescendance de votre part… Enfin, pour vous obéir… Il a deviné, aux premiers mots, ce que j’attends de lui : — Sans doute, répond-il, nous allons nous occuper de cela ; dans une huitaine de jours précisément une famille de Simonosaki, où il y a deux filles charmantes, doit arriver… — Comment, dans une huitaine de jours ! Vous me connaissez mal, monsieur Kangourou ! Non, non, ce sera tout de suite, demain ou pas du tout. Encore une révérence sifflante, et Kangourou-San, gagné par mon agitation, se met à passer en revue fiévreusement toutes les jeunes personnes disponibles à Nagasaki : — Voyons, il y avait bien mademoiselle Œillet. Oh ! quel dommage que je n’aie pas parlé deux jours plus tôt ! Si jolie, si habile à jouer de la guitare. C’est un irréparable malheur : elle a été prise avant-hier par un officier russe… Ah ! mademoiselle Abricot ! – Cela ferait-il mon affaire, cette demoiselle Abricot ? C’est la fille d’un riche marchand de porcelaines du bazar de Décima ; une personne d’un grand mérite, mais elle coûterait fort cher : ses parents, qui en font beaucoup de cas, ne la céderaient pas à moins de cent yens2 par mois. Elle est très instruite, sait couramment l’écriture commerciale et possède, au bout des doigts, plus de deux mille caractères d’écriture savante. Dans un concours de poésie, elle est arrivée première avec un morceau composé à la louange des petites fleurs blanches des haies vues à la rosée du matin. Seulement elle n’est pas très jolie de visage ; un de ses yeux est moins grand que l’autre – et un trou lui est resté dans une joue, d’un mal qu’elle avait eu étant enfant… — Oh ! non, alors, de grâce, pas elle. Cherchons parmi les jeunes personnes moins distinguées, mais n’ayant pas de cicatrice. Et celles qui sont là, en belles robes brodées d’or ? Par exemple, la danseuse au masque de spectre, monsieur Kangourou ? ou encore celle qui chante d’une voix si douce et dont la nuque est si jolie ? Il ne comprend pas bien d’abord de qui il s’agit ; puis, quand il a compris, secouant la tête, presque moqueur, il dit : — Non, Missieu, non ! Ce sont des Guéchas3, Missieu, – des Guéchas ! — Eh bien, mais, pourquoi donc pas des Guéchas ? Qu’est-ce que cela peut me faire, à moi, qu’elles soient des Guéchas ? – Plus tard, quand je serai mieux au courant des choses japonaises, peut-être apprécierai-je moi-même l’énormité de ma demande : on dirait vraiment que j’ai parlé d’épouser le diable… Mais voici M. Kangourou qui se rappelle tout à coup une certaine mademoiselle Jasmin. – Mon Dieu, comment donc n’y avait-il pas songé tout de suite ; mais c’est absolument ce qu’il me faut ; il va dès demain, dès ce soir, faire des ouvertures aux parents de cette jeune personne, qui demeurent fort loin d’ici sur la colline d’en face dans le faubourg de Diou-djen-dji. C’est une demoiselle très jolie, d’une quinzaine d’années. On l’aurait probablement à dix-huit ou vingt piastres par mois, à la condition de lui offrir quelques robes de bon goût et de la loger dans une maison agréable et bien située, – ce qu’un galant homme comme moi ne peut manquer de faire. Va pour mademoiselle Jasmin, – et séparons-nous, l’heure presse. M. Kangourou viendra demain à mon bord me communiquer le résultat de ses premières démarches et se concerter avec moi pour l’entrevue. De rétribution, il n’en acceptera aucune pour le moment, mais je lui donnerai mon linge à blanchir et je lui procurerai la clientèle de mes camarades de la Triomphante. C’est entendu. Saluts profonds, – on me rechausse à la porte. Mon djin, profitant de cet interprète que la chance lui a mis sous la main, se recommande à moi pour l’avenir : sa station est justement sur le quai ; son numéro est 415, écrit en chiffres français sur la lanterne de sa voiture (à bord, nous avons 415 Le Goëlec, fusilier, servant de gauche à l’une de mes pièces ; c’est bon, je retiendrai cela) ; son tarif est douze sous la course et dix sous l’heure, pour les habitués. – À merveille, il aura ma pratique, c’est promis. – Allons-nous-en. Les servantes, qui m’ont reconduit, tombent à quatre pattes pour le salut final et restent prosternées sur le seuil – tant que je suis en vue dans le sentier sombre où les fougères achèvent de s’égoutter sur ma tête… __________________ 1. Des djins ou des djin-richisans, cela veut dire des hommes-coureurs traînant de petits chars et voiturant des particuliers pour de l’argent ; se louant à l’heure ou à la course, comme chez nous les fiacres. 2. Un yen vaut cinq francs. 3. Guéchas : chanteuses et danseuses de profession formées au conservatoire de Yeddo.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD