Chapitre 9
Merielle se réveilla en sursaut. Frissonnant, elle remonta le duvet sur ses épaules et se recroquevilla, repensant aussitôt au déroulement de sa journée d'hier et à toutes les émotions qui l'avaient traversée : peur, excitation, anxiété, voire regret. La peur de se lancer dans l'aventure, l'excitation de braver les interdits, l'anxiété de revenir à Avotour et de se confronter à ses parents ainsi que, étrangement, le regret de devoir s'arrêter à cette étape du voyage… Cependant, était-elle faite pour une telle vie ? Elle se souvint de la frayeur éprouvée quand Naaly, la nuit presque tombée, lui avait annoncé qu'ils dormiraient probablement à la belle étoile. « Ne t'inquiète pas, ça se passera bien, avait-elle ajouté pour la rassurer. Une fois surmontée l'appréhension légitime des premières fois, tu finis par ignorer le frôlement des serpents et tu chasses les petites bêtes d'un geste de la main. Après, plus rien ne te fait peur, pas même les pires intempéries ! » Naaly s'était ensuite lancée dans la description détaillée de quelques-unes des siennes et la princesse l'avait écoutée, glacée à l'idée de vivre des aventures à ce point affreuses. À ce moment précis, de toute son âme, elle avait souhaité retourner dans sa forteresse, retrouver la douce quiétude de sa chambre et son inestimable confort. Ainsi, quel n'avait pas été son soulagement quand, après avoir franchi de hauts murs de pierre, était apparu un manoir imposant, flanqué d'un long bâtiment sur sa gauche ! Son propriétaire, Brand Escoten, un homme massif, approchant la cinquantaine, les avait accueillis de sa voix tonitruante, rejoint presque aussitôt par sa femme, Florie. Merielle s'était amusée du mimétisme parfait qui régnait dans le couple. Presque aussi grande que lui, des épaules larges et le timbre élevé, son épouse les avait immédiatement pris sous son aile, désirant rendre la visite de deux des enfants du roi et de leurs amis inoubliable. Dans ce but, un souper les avait réunis dans une vaste pièce sobre, réchauffée pour l'occasion par une belle flambée, et Merielle, appréciant l'atmosphère conviviale et le dynamisme de leurs hôtes, avait fini par se détendre. Le couple leur avait expliqué que, depuis une quinzaine années environ, ils s'étaient lancés dans la sélection et le commerce de chevaux. Aujourd'hui, ils possédaient une centaine de bêtes, dont les plus précieux résidaient dans l'écurie du domaine et, en particulier, un exceptionnel étalon qui attisait la convoitise de leurs concurrents. L'homme, réjoui par sa bonne fortune, avait partagé avec eux l'amour de son métier, tandis que sa femme, aux connaissances plus techniques, leur avait détaillé les critères indispensables au choix judicieux d'une monture, les pièges à éviter et comment, jusqu'à présent, ils avaient déjoué toutes les attaques dont le manoir avait fait l'objet, grâce à leur équipe soudée et armée. Puis, en dépit de leur enthousiasme à conter leur quotidien passionnant, leurs hôtes s'étaient aperçus de la fatigue de quelques-uns de leurs invités et leur avaient présenté deux chambres aussi sobres que le reste du château. Sans discussion préalable, Naaly avait simplement saisi le bras de Merielle pour l'entraîner aussitôt vers l'une d'entre elles, laissant la seconde à leurs frères. Un peu plus tard, Sekkaï était venu frapper à leur porte pour parler avec sa sœur.
Alors que tous les deux, silencieux, avançaient dans le couloir, Merielle avait craint de devoir subir les reproches de son jumeau à propos du coup de folie qui l'avait amenée jusqu'ici. Cependant, pour l'instant, il se taisait. Son regard s'était posé sur lui, dessinant de ses yeux son profil net, légèrement anguleux, son teint mat et ses yeux comme ses cheveux d'un noir profond. Son double, plus en raison du lien étroit qui les unissait que par une gémellité impossible à deviner tant leurs deux ascendances distinctes s'exprimaient isolément dans chacun de leur physique. Leurs différences ne s'arrêtaient pas là, puisque leurs tempéraments avaient, eux aussi, emprunté des chemins opposés. Elle appréciait son caractère tranquille et réfléchi, sa façon de peser ses mots, mais également son esprit d'analyse et de décision. Elle l'enviait même quelquefois… Oh ! juste un peu, parce qu'il semblait toujours sûr de lui quand elle doutait en permanence et, tandis qu'elle hésitait encore sur la conduite à tenir le lendemain, elle était persuadée qu'il lui offrirait la solution à ses incertitudes.
— Alors, heureuse ? avait-il fini par lui demander, un petit sourire au coin des lèvres.
Elle avait pris son temps avant de répondre par un simple hochement de tête… Oui ! Elle avait adoré cette escapade finalement sans embûches ! Elle augurait que cette histoire se terminerait moins bien quand elle devrait affronter la double colère de ses parents, mais, pour une fois, son esprit serait rempli de rêves et, rien que pour cette raison, elle ne regretterait pas sa folie passagère.
— Demain matin, Brand dépêchera un émissaire pour prévenir père de venir te rechercher ici. Le domaine étant bien protégé, tu n'y risqueras rien.
Comme d'habitude, son frère avait songé à tout, car il savait tout d'elle, sa prédilection pour sa petite vie tranquille, les robes et les cours, son désintérêt pour les combats sauf quand il s'agissait de les regarder. Sekkaï avait vu juste. Elle pourrait patienter dans ce cadre agréable, avec deux hôtes charmants, cette situation lui conviendrait parfaitement. Une question dérangeante lui avait soudainement traversé l'esprit avant de fuser, accompagnée par un soupçon d'inquiétude perceptible dans sa voix :
— Et toi ?
Sekkaï avait posé ses iris sombres sur elle.
— Tristan ne rentrera pas et je ne veux pas le laisser partir seul. Dans cette partie forestière d'Avotour, les attaques peuvent surgir à tout instant. Je compte sur toi pour l'expliquer à père.
— Je crains qu'il n'accepte pas vraiment ni ton point de vue ni le mien. Réfléchis, Sekkaï, tu es un excellent combattant, mais dans quelle mesure seras-tu capable de vous défendre contre une horde de brigands ?
Elle l'avait scruté et une curieuse impression l'avait troublé. Son frère, cet être plein d'assurance, rationnel, sensé, si transparent à ses yeux, paraissait douter. Non, pas tout à fait douter, mais elle ne parvenait pas à définir exactement ce qu'elle percevait de différent en lui. D'ailleurs, il ne semblait pas meilleur qu'elle à cerner sa propre attitude.
— Je ne pourrai te l'expliquer… C'est étrange… Toi et moi connaissons Tristan, c'est un gentil garçon, toujours prêt à rendre service, qui sait, quand tu prends la peine de l'écouter, un nombre incroyable de choses sur une multitude de sujets. Vous feriez bien la paire tous les deux à assister à des cours du matin au soir et du soir au matin. Je suis conscient que trop de gens ne perçoivent en lui que sa timidité ou sa transparence, et le dédaignent. Mais moi…
Il avait jeté un coup d'œil vers sa sœur qui l'avait incité à continuer.
— As-tu déjà été convaincue que tu devais emprunter une voie, alors même qu'elle t'apparaissait illogique, voire insensée ?
Merielle avait émis un petit rire.
— Comme ce qui m'est arrivé hier ! Je vois tout à fait ! Même si ma vie va rentrer dans l'ordre très vite.
Son frère lui avait souri avant de s'assombrir.
— Ce que je ressens est encore plus fort qu'une simple volonté d'escapade, Merielle. Tu me connais, je suis quelqu'un de pragmatique, j'évalue la situation et choisis ce que ma raison me dicte. Te rends-tu compte que cette même voix intérieure qui me conseille en général la prudence, aujourd'hui, m'entraîne dans une direction irrationnelle ? Je dois accompagner Tristan et le protéger. Et, surtout, ne me demande pas pourquoi, je l'ignore…
La princesse était restée silencieuse un long moment. Il lui en avait coûté de penser que son jumeau pourrait courir un danger, aussi minime fût-il, mais, étrangement, elle avait parfaitement compris sa décision. Le cœur serré de le quitter pour un délai indéterminé, elle avait dégluti et ajouté simplement :
— Alors, fais-le.
Le visage de Sekkaï s'était éclairé et il l'avait étreinte avec force dans ses bras. Pour la première fois de leur existence, lui, le grand frère protecteur, celui qui avait devancé sa venue au monde de quelques minutes, sollicitait son aide et sa permission ; elle les lui avait données, alors qu'elle en souffrait déjà.
— Ne t'inquiète pas, petite sœur, je serai extrêmement prudent, je te le promets.
— Je pourrais demander à Aubin de te rejoindre dès mon retour en Avotour.
Sekkaï avait haussé les épaules.
— Attends de constater l'agitation qu'aura créée notre absence au château pour décider de la conduite à tenir. Quoique, je le vois bien ainsi, ce choix ne t'appartiendra pas plus qu'à moi. Au fait, pourrais-tu persuader Naaly de rentrer avec toi ? Je n'ai nulle envie de me la trimballer dans les pattes…
— Pourtant, elle te serait précieuse si vous êtes attaqués.
— Sûrement, mais je n'apprécie pas sa méchanceté, de façon générale et, en particulier, celle qui est gratuite, à l'égard de son frère. Débrouille-toi comme tu veux, mais elle doit repartir avec toi.
De retour dans sa chambre, la princesse n'avait rencontré aucune opposition de la part de Naaly sur le fait de prolonger son séjour sur place, d'autant plus que leurs hôtes avaient émis la proposition de leur faire chevaucher quelques-unes de leurs meilleures montures.
Dérangée par des bruits étouffés qui provenaient de l'extérieur, Merielle se retourna dans son lit. Bientôt d'autres sons, des cris, puis des ordres résonnèrent, mais, cette fois-ci, à l'intérieur de la demeure. Hésitant longuement, elle finit par quitter la chaleur de son duvet et se dirigea vers la minuscule fenêtre. Ce qu'elle distingua dans l'aube à peine naissante la glaça d'effroi. Un instant pétrifiée, elle se ressaisit, puis se précipita vers son amie.
— Naaly, réveille-toi ! Vite ! Le manoir est attaqué !
La jeune fille qui, mécontente d'être bousculée, avait commencé par grogner se leva aussitôt. Après avoir observé les combats qui s'intensifiaient visiblement dehors et perçu l'agitation de plus en plus frénétique qui se répandait entre les murs de la maison, elle réagit.
— Habille-toi et fais ton sac. Je cours prévenir Sekkaï dès que je serai prête.
Naaly enfila ses affaires à toute vitesse. Sur le point de quitter la pièce, Merielle la retint.
— Tu crois qu'ils peuvent rentrer et nous faire du mal ?
— Je l'ignore, mais nous devons nous préparer à cette éventualité.
Dans le couloir qu'elle remontait, elle croisa Sekkaï qui venait vers elle.
— Où est Merielle ? demanda-t-il aussitôt.
— Dans la chambre.
— Rejoignez Tristan et patientez jusqu'à mon retour, je vais évaluer la situation.
Décidé à couper court à la protestation de Naaly qu'il sentait poindre, il ajouta :
— Je te confie ma sœur.
Sur ce, il partit en courant dans le corridor sombre, sa bougie à la main. Naaly retrouva Merielle qui lui tournait le dos, le regard fixé sur les hommes qui s'entretuaient.
— Prends ton sac, nous attendrons ton frère en compagnie du mien.
Comme son amie ne bougeait pas, Naaly la saisit par le bras avec douceur.
— Rappelle-toi, ils nous ont raconté qu'ils avaient déjà subi plusieurs attaques et qu'ils avaient toujours repoussé leurs assaillants. Ne t'inquiète pas, ils en viendront à bout encore cette fois.
— Tu as vu tous ces morts…
Naaly jeta un coup d'œil vers l'extérieur. Les circonstances actuelles lui déplaisaient au plus haut point et, comme Merielle, elle se sentait impressionnée par l'ampleur de la bataille, même si, pour rien au monde, elle ne le lui aurait avoué.
— Ne restons pas ici. Sekkaï nous rejoindra bientôt.
Depuis la chambre des garçons, Naaly observait le combat qui faisait rage, trépignant de son inactivité. La porte s'ouvrit à la volée et Sekkaï entra, suivi par leur hôtesse.
— Vous devez fuir, annonça celle-ci, sans ambages. Nos hommes résistent encore, mais nos ennemis sont trop nombreux cette fois et je n'envisage pas, sauf retournement imprévisible, une fin autre que tragique à notre situation.
Florie avait énoncé ces faits dramatiques sans la moindre émotion et Naaly ne put s'empêcher de protester :
— Nous savons nous battre, nous pouvons vous aider à repousser vos assaillants !
— Jeune fille, personne ne pourra jamais dire que j'aurai laissé les plus précieux de nos invités risquer leur vie dans un combat qui ne les concerne pas. Respectez l'honneur qui est le mien de vous faire quitter sains et saufs la propriété. Je vous mène à l'écurie. Là-bas, vous pourrez récupérer vos montures, puis je vous guiderai vers une sortie discrète que mon mari et moi avons aménagée pour un jour tel que celui-ci.
Suivant leur hôtesse, ils longèrent le couloir en direction opposée à celle qui débouchait sur l'entrée du manoir, puis plongèrent dans un escalier qui les amena droit vers leur objectif. Dans la précipitation, tous sellèrent leurs chevaux. Tous sauf Tristan qui resta figé devant un box apparemment vide. Florie le rejoignit et découvrit l'animal qui gisait au sol, l'encolure traversée par un carreau d'arbalète. Par malchance, ce dernier avait trouvé le moyen de pénétrer par une des rares ouvertures encore accessibles du lieu. Elle saisit le garçon par l'épaule.
— Je suis profondément désolée.
Sekkaï se rapprocha.
— Je vais te prendre avec moi, Tristan.
— Ce sera inutile, intervint Florie. Viens avec moi, jeune homme. Voici Flamme que j'appelle plutôt Tête brûlée en raison de sa robe sombre et de son caractère légèrement capricieux. Je l'adore ! Crois-moi, je dispose d'un incomparable talent pour associer deux tempéraments et celui-là n'attendait que toi.