Alors que les deux amies remontaient vers la chambre de Merielle, cette dernière s'exclama :
— Je suis contente que tu ne sois plus fâchée avec moi !
— Je n'ai pas dit que je ne l'étais plus…, ronchonna Naaly, ses yeux observant la cour à travers la fenêtre qu'elle longeait.
— Mais si, tu l'as dit ! Je l'ai entendu !
— Rien du tout ! Regarde, tu as vu le remue-ménage en bas…
— Sekkaï m'a annoncé qu'ils avaient reçu de nouvelles informations sur la b***e organisée qui sévit en Trérour. Avec la garde rapprochée, il doit partir bientôt.
— Bien, encore une bonne nouvelle !
— Naaly s'il te plaît, ne parle pas ainsi de mon frère. J'ai l'impression que tu ne te rends pas compte de la gravité de la situation. Mes parents m'interdisent de sortir sans une escorte d'une vingtaine de soldats, tous surentraînés.
— Je suis au courant. Nous avons été attaqués en venant ici.
Les yeux de Merielle se mirent à briller.
— Ah oui ?
— Une escarmouche bien concertée avec deux rondins de bois qui tombaient de chaque côté de la voie pour nous couper la route et, éventuellement, nous assommer au passage. Une petite dizaine d'assaillants de mémoire, bêtes comme leurs pieds. D'ailleurs, mon père, Hang et moi, on n'en a fait qu'une bouchée !
— Tu t'es battue contre eux ?
— Bien sûr ! Même contre deux d'entre eux en même temps !
— Raconte !
— En fait, j'ai rusé ! Tu ne croyais quand même pas que j'allais me prendre les deux de front ! Tu aurais vu ça ! De vrais benêts. Pour parvenir à me capturer, ils se séparaient au lieu de rester groupés pour m'affronter. J'en profitais pour taper alternativement sur l'un, puis l'autre, histoire de leur faire goûter le bois de mon kenda ! C'était fantastique !
— Et tu as fini par les avoir tous les deux, toute seule ?
— Malheureusement, je n'en ai pas eu le temps. Père et Hang sont arrivés un peu trop tôt. L'un étant déjà bien amoché, Hang n'a eu qu'à lui donner le coup de grâce. Le second, père s'en est occupé en quelques assauts.
Merielle paraissait impressionnée.
— Et tu n'as vraiment pas eu peur ?
— Non. Tu es dans le feu de l'action et, franchement, tu n'y penses pas. De toute façon, entre eux et toi, le choix est vite fait !
— Quand tu en parles, j'aurais presque envie de faire une chose insensée et vivre les mêmes émotions que toi…
Elles pénétrèrent dans la chambre de Merielle.
— Tiens, s'étonna Naaly, on dirait qu'un amoureux a déposé une lettre sur ton lit.
La princesse fronça les sourcils et se rapprocha.
— Même pas, c'est l'écriture de Sekkaï… Je crains que ton frère ait échappé à la surveillance d'Adèle et que le mien, s'en étant aperçu, ait décidé de le rattraper.
— Quel idiot ! Il ne pouvait pas le laisser s'en aller sans manifester son âme chevaleresque. Pfff…
Merielle la regarda avec un drôle d'air avant de soupirer.
— Sekkaï a très bien agi. Je cours prévenir le roi pour qu'il envoie une troupe pour assurer sa sécurité et celle de Tristan.
— Gage !
La princesse s'immobilisa.
— Quoi, gage ? demanda-t-elle en se retournant vers Naaly.
— Tu viens d'annoncer à l'instant que tu aimerais vivre quelque chose d'insensé, non ?
— Oui, j'ai bien dit quelque chose de ce genre-là, concéda-t-elle, incertaine.
— Alors, gage ! Tu t'habilles, tu prends ton sac et nous partons le rechercher comme deux grandes filles qui n'ont peur de rien.
Son amie blêmit.
— Parle pour toi ! Moi, je n'ai aucune envie de risquer ma vie à l'extérieur du château !
— Tu ne peux pas refuser, c'est ton gage ! C'est comme ça et, cette règle-là, c'est toi qui me l'as imposée en premier.
Merielle déglutit.
— Mais nous ne pouvons pas filer comme ça, sans prévenir quiconque. Mon père me tuera s'il l'apprend !
— Allez, un peu de courage ! Tristan ne doit pas être à plus d'une demi-cloche de la forteresse et donc suffisamment loin de la forêt de Trérour comme de ta fameuse b***e organisée. En conclusion, nous serons de retour bien avant la nuit et personne ne s'apercevra de rien !
— Mais si nous ne le rattrapions pas aussi vite ? s'inquiéta Merielle.
— Tu laisses bien en évidence ce petit message sur ton lit et, si nous sommes retardées, ils sauront pourquoi. Pas de quoi s'en faire ! Nous nous ferons juste remonter les bretelles, mais, ça, ça ne me changera pas beaucoup ! Prépare-toi ! Je file chercher mon sac et tu me rejoins aux écuries. N'oublie pas, c'est ton dernier gage et, ensuite, tu seras libérée.
La princesse resta un instant immobile après le départ de Naaly. Comment avait-elle pu accepter une telle proposition ? Quel étrange désir l'avait emporté sa raison habituelle au point de céder à l'attraction d'une folle aventure ? Quand le roi le saurait, il la tuerait de ses propres mains, si des bandits armés ne s'en chargeaient avant lui. Partagée entre excitation et inquiétude, elle se changea, puis prépara ses affaires. De sa plume, elle rajouta quelques mots sur le vélin qu'elle déposa sur son lit. Un dernier regard à sa chambre dans laquelle tout était en ordre, et elle en sortit pour y revenir immédiatement. Dans sa précipitation, elle avait oublié son sac. Elle le saisit avec brusquerie, puis quitta la pièce sans voir que le courant d'air créé par son mouvement avait déplacé la feuille. Celle-ci, en équilibre précaire sur le bord du lit, finit par glisser le long de la couverture, puis sur le sol avant de terminer son trajet sous le coffre.
Plus il s'éloignait d'Avotour, plus Sekkaï avait mauvaise conscience. Il pensait rattraper Tristan rapidement, mais le garçon, pressé, avait dû forcer l'allure pour mettre au plus vite une grande distance entre la ville et lui. En conclusion, après avoir galopé un bon quart de cloche, il était repassé à un trot soutenu pour ne pas épuiser sa monture, souhaitant que, sans avoir encore retrouvé sa cible, il s'en rapprochât néanmoins. Au détour d'une boucle, il entrevit la silhouette familière et sollicita une dernière fois son cheval pour le rejoindre, espérant que Tristan ne chercherait pas à s'enfuir. Sa crainte se révéla infondée et Sekkaï ralentit en parvenant à ses côtés. Après un bref coup d'œil vers le prince, le garçon hocha très légèrement la tête pour le saluer avant de se remettre à contempler la route. Aucun mot ne fut échangé pendant un long moment, Sekkaï réfléchissait à la meilleure façon de l'aborder sans le brusquer. Il se lança :
— Ton grand-père ne sera pas ravi de découvrir que tu t'es sauvé.
Une nouvelle fois, Tristan tourna son visage vers lui, le fixa un instant, puis observa de nouveau devant lui. Interloqué, le fils de Sérain frissonna. Comment ce jeune adolescent pouvait-il être aussi taciturne et, cependant, par un simple regard, transmettre l'ampleur de sa détresse intérieure ?
— Nous devons repartir sur Avotour, reprit-il. Les routes ne sont pas sûres et Bonneau ne se pardonnerait pas d'avoir manqué à sa parole envers Pardon si quelque chose t'arrivait.
Le silence se prolongea encore, puis la voix sourde du Tristan résonna d'un écho particulier dans la forêt.
— Tu pourras rassurer grand-père, rien ne m'arrivera.
— Tu ne veux pas rentrer avec moi ? s'étonna Sekkaï.
De nouveau, le jeune garçon dirigea son regard sombre vers lui.
— Tu as vu juste.
Le prince aurait pu s'énerver contre ce gamin qui refusait de se rallier à sa façon de penser, mais il n'y songea même pas. Il se sentait troublé. Tristan ne se rebellait pas, non. Il l'informait clairement de son intention de poursuivre sa route, coûte que coûte. Si Sekkaï appréciait Tristan, il ne lui avait jusqu'à présent accordé qu'un intérêt limité à de simples échanges, vite écourtés par la faible loquacité de son interlocuteur. Pour la première fois, il suspectait que ce garçon à l'aspect tout aussi inoffensif qu'effacé dissimulait plus qu'il en montrait de lui-même, une force tranquille, une assurance qui tenait plus de celle de l'adulte que de l'adolescent. Indécis sur la suite à donner à cette poursuite, mais déterminé à comprendre ce que cette obstination cachait, il inspira lentement, puis aborda la conversation sous un angle différent.
— Pourquoi ne désires-tu pas retourner à Avotour ?
Un léger frémissement de ses épaules ou peut-être une rapide crispation de la mâchoire trahirent la surprise de Tristan. Sekkaï ne savait pas très bien à quoi il l'avait perçue, mais il était persuadé que sa question avait perturbé son compagnon, comme si celui-ci paraissait peu habitué au fait qu'on s'intéressât à ses raisons. Immédiatement, il imagina la bataille qui se déroulait dans l'esprit du jeune garçon, tandis que celui-ci réfléchissait à une réponse qui satisferait le prince sans en dévoiler plus que nécessaire.
— Je dois retrouver maman.
— Pardon et Hang sont partis à sa recherche. Il est plus que probable qu'en ce moment même, ils reviennent tous ensemble.
Pour la première fois, Tristan sembla s'animer et ses joues se colorèrent d'émotion.
— Tu ne peux pas comprendre, je dois la sauver.
Sekkaï fixa son interlocuteur dans les yeux jusqu'à ce que celui-ci détournât le regard vers la route, comme pour reprendre contenance. Il resta songeur puis hasarda :
— Tu crois qu'elle court un danger ?
— Je ne le crois pas, Sekkaï, je le sais.
Tant de conviction émanait du garçon que le prince se troubla à nouveau. Enfant, il avait écouté les histoires racontées le soir, en particulier sur Aila qui avait toujours suscité chez lui une vive curiosité. Parmi toutes les anecdotes dont il se souvenait, l'une d'entre elles concernait la déconcertante clairvoyance de la jeune femme. Tristan posséderait-il un don similaire ? Ses yeux détaillèrent son compagnon de route qui, pourtant, ne laissait transparaître aucune aptitude particulière et, encore moins, de lucidité spéciale. Finalement, son attitude actuelle ne démontrait peut-être que son envie légitime de voir revenir sa mère et rien d'autre.
— Tristan, mon devoir me dicte que je dois te ramener à Avotour et c'est dans ce sens que je vais agir.
Le cheval du garçon s'arrêta aussitôt et le prince stoppa le sien avec retard, puis se retourna pour faire face au cavalier. Ce dernier fixa sur lui un regard sévère, puis il se détendit avant de répondre avec fermeté :
— Écoute-moi, Sekkaï. Ne le prends pas contre toi, mais je ne rentrerai pas avec toi.
— Alors, convaincs-moi…
Tristan serra les lèvres. Il apparaissait si chétif et, pourtant, une grande détermination se lisait sur son visage. Manifestement sur le point de révéler quelque chose, il se retint tout aussi manifestement.
— Je suis désolé, je ne peux pas… En revanche, je te demande de me faire confiance. Si je suis parti, si j'ai désobéi à mon père et à mon grand-père, c'est que je le dois. Si une chance existe de sauver maman, c'est entre mes mains qu'elle se trouve, pas entre les leurs…
Il se tut. En dire autant semblait l'avoir épuisé. Le mutisme était son compagnon quotidien et l'unique personne qui l'écoutait vraiment avait disparu quand Aila s'était enfuie. Seule à l'accepter avec ses différences, à l'aimer sans retenue, à lui offrir sa confiance sans contrepartie, elle se satisfaisait de ses silences comme si ceux-ci revêtaient l'expression d'une plénitude intérieure.
Sekkaï se sentait ébranlé et, pourtant, ce sentiment ne lui ressemblait pas. Il ne pouvait s'empêcher d'accorder foi aux paroles de Tristan, alors que, dans le même temps, sa raison lui soufflait qu'il se comportait avec naïveté en se laissant embarquer par l'inquiétude d'un enfant pour sa mère… Il savait que si la sienne se trouvait en danger, comme Tristan, il serait parti pour la retrouver et la protéger, mais avec les moyens de se battre et de résister, ce qui n'était apparemment pas le cas du jeune garçon.
— Bon, la journée étant déjà bien entamée, inutile de songer à faire demi-tour ce soir. Je te propose de passer la nuit chez un baronnet que je rencontre de temps en temps et qui nous fournira le gîte et le couvert sans hésiter. Nous aviserons demain, ensemble, Sekkaï insista sur le dernier mot, sur la suite à donner à nos aventures.
Mais Tristan ne leurra pas le prince sur un éventuel consensus. Regardant son compagnon droit dans les yeux, il affirma :
— Pour toi, je ne sais pas, Sekkaï, mais, pour moi, je poursuivrai mon chemin.
Les paroles qu'il ne prononça pas s'affichèrent tout aussi clairement dans la tête de Sekkaï que s'il les avait énoncées : « Tu ne m'en empêcheras pas. » Le cavalier reçut parfaitement le message. Reprenant la route en compagnie de Tristan, il bavarda de choses et d'autres, s'accommodant des brèves et concises interventions de son interlocuteur, puis finit par poser, de la façon la plus anodine qui fût, la question qui lui brûlait les lèvres :
— Où se trouve Aila en ce moment ?
— À proximité de la voie verte…
La réponse avait fusé sans réflexion préalable, comme si Tristan savait exactement où sa mère était à l'instant même. S'apercevant de sa bévue, le garçon se troubla et tenta maladroitement de s'expliquer.
— Elle possède quatre jours et demi d'avance sur nous, elle doit donc s'approcher de la frontière de l'Uruduo.
Si Sekkaï ne fut pas dupe de son malaise, il poursuivit cependant la discussion avec naturel jusqu'au moment où il perçut le bruit de plusieurs chevaux, deux probablement, qui s'amplifiait derrière eux. Le prince sortit son kenda.