Chapitre 8
Naaly dormait profondément quand des coups frappés à la porte l'éveillèrent en sursaut. En l'absence de réponse, pour la deuxième fois en quelques jours, Merielle déboula dans sa chambre sans y être conviée et s'assit sur son lit.
— Allez, debout, c'est l'heure !
Naaly grogna tout en tournant le dos à son amie, sa tête enfoncée dans l'oreiller. Merielle la secoua.
— Si, si, il faut que tu viennes, c'est bientôt l'heure de rencontrer mon séduisant précepteur !
Un grondement salua cette information.
— Tu m'avais dit que tu m'accompagnerais, alors debout !
— J'ai pas envie, murmura une voix étouffée.
— Naaly, tu te bouges ou je verse de l'eau sur toi pour te réveiller.
Un œil émergea.
— T'en serais pas capable.
Un sourire éclaira le visage de Merielle.
— Ah bon ?
Elle se leva, ne laissant aucun doute à Naaly sur le fait qu'elle saisissait le broc et se rapprochait d'elle. Circonspecte, celle-ci finit par se redresser légèrement pour la regarder s'avancer.
— Et comment expliqueras-tu l'état de mon lit ensuite ? demanda-t-elle.
— Oh ! pas de soucis, je dirai que c'est toi. D'abord parce que personne ne croira que c'est moi. C'est vrai, toi seule peux avoir des idées pareilles !
Basculant le récipient, un mince filet d'eau se mit à couler. Naaly réagit.
— C'est bon, arrête ! Je viens !
Cependant, elle ne se pressa pas et resta allongée à s'étirer, tandis que Merielle reposait son instrument de torture et revenait près d'elle en s'exclamant :
— Quel combat avec Sekkaï !
Le cœur de Naaly se figea. Celui qu'elle avait lamentablement perdu… Elle déglutit, tandis que la douleur renaissait, aussi vive que le jour précédent.
La princesse s'assit à ses côtés.
— Fabuleux, vous étiez absolument fabuleux ! La foule était suspendue à vos assauts. Mon frère et toi faites une sacrée paire d'adversaires ! Vous avez réussi à m'émerveiller ! Et je n'étais pas la seule. Pourquoi n'es-tu pas venue au repas hier soir ? Tout le monde voulait te féliciter pour ta prestation.
Naaly tourna son regard vers la jeune fille. Comment son amie ne pouvait-elle pas comprendre la profonde détresse que sa défaite avait engendrée ? Elle se sentait littéralement dévastée… Quelle pire trahison pouvait-il exister que celle de l'être par soi-même ? Clairement, cette pensée n'avait pas effleuré Merielle qui achevait son analyse de la situation avec pragmatisme.
— En tout cas, tu peux être fière de nous avoir offert autant d'émotions !
Naaly songea un instant à lui rappeler qu'elle avait été vaincue, mais les mots se coincèrent dans sa gorge, tandis que, indifférente à ses sentiments, Merielle poursuivait :
— À présent, prépare-toi. Je reviens te prendre dans un quart de cloche. À tout à l'heure !
— Je te retrouve là-bas, répondit-elle, laconique.
La princesse sortit aussitôt, tandis que Naaly restait immobile sur son lit, complètement anéantie. Comment parviendrait-elle à croiser tous les habitants du château, à subir le jugement de leur regard ? Le cœur lourd, elle décida de s'habiller et, rasant les murs pour ne pas être vue, se rendit directement dans la salle d'étude. Aucun détour par la cuisine, cette fois ; de toute façon, elle n'avait pas faim…
Merielle, toujours pimpante, la rejoignit peu de temps après.
— Alors, prête pour cette grande découverte ?
— J'espère que je ne me suis pas préparée pour rien…
— Oh non, je t'assure que non.
Le visage de la princesse s'éclaira d'un magnifique sourire. La nuance de malice qu'y décela Naaly l'amena à se demander quel mauvais tour Merielle s'apprêtait à lui jouer. Étrangement, elle flairait le piège à plein nez. En y réfléchissant sérieusement, quel précepteur pouvait vraiment valoir le coup de se lever si tôt et d'affronter les couloirs ? Aucun.
— En plus, la leçon va te plaire ! Aujourd'hui, nous étudions les plantes rares, reprit Merielle en même temps qu'elle se retournait et regardait par-dessus l'épaule de son amie.
— Que cherches-tu ?
— Tristan. Il assiste à tous les cours depuis son arrivée. J'ignore pourquoi Bonneau le surveille de si près, mais, pendant toute la durée des joutes, il l'a confié à Adèle. Tu imagines ! Elle ne laisserait pas sortir une souris de sa cuisine, alors ton frère a été bien gardé…
Naaly leva les yeux au ciel. En plus du précepteur, voici qu'elle risquait de supporter cet idiot ! Décidément, cette journée débutait mal.
— C'est bizarre qu'il ne soit pas là…, conclut Merielle. Bonneau est probablement parti ce matin en l'emmenant.
— Grand-père est parti ? Où ?
— Aucune idée. Il doit revenir en début d'après-midi si je me souviens bien.
Merielle frappa à la porte et céda le passage à Naaly qui pénétra dans la pièce avant de se figer.
— Mais qu'est-ce que… ?
La princesse la dépassa, puis lui jeta un coup d'œil, assorti d'un grand sourire, avant de l'entraîner par le bras.
— Eh oui, c'est toujours le même ! chuchota-t-elle. Bonne blague, n'est-ce pas ? Je voulais prendre ma revanche sur le tour que tu m'avais joué à ta dernière visite et la sale tête que tu viens d'afficher représente la plus juste de mes récompenses. Allez, ce n'est que pour une courte cloche de cours. Je suis quand même gentille, le sujet concerne vraiment les plantes rares et tu risques d'apprendre quelques utilisations intéressantes.
Naaly hésita un instant avant de prendre place, puis finit par s'installer. Elle avait effectivement fait une blague à Merielle, une toute petite, rien à voir avec l'ennui profond qui l'attendait à écouter ce grincheux, aussi vieux que son discours était mortel… Son attention dériva immédiatement, tandis que son regard se perdait par la fenêtre. Un coup de coude discret de sa voisine la rappela à ses obligations et elle s'efforça de faire bonne figure à défaut de bon cœur…
Depuis les trois jours et demi qu'elle avait quitté Avotour, l'état d'esprit d'Aila n'avait guère changé. Elle ne savait toujours pas ce qu'elle fuyait et encore moins ce qu'elle recherchait. Ballottée par une indécision qui la rongeait, elle avançait, incapable de faire demi-tour, alors même que son cœur lui soufflait avec force qu'elle commettait une erreur et qu'elle devait renoncer à cette folie… Pourtant, elle demeurait là, à suivre un chemin vers une destination inconnue, sans objectif, sans raison, sans joie. De sa main, elle flatta l'encolure de Lumière.
— Heureusement que tu es avec moi, ma douce. Tu représentes mon seul réconfort et, je peux te l'avouer, j'en ai bien besoin…
Sa jument hennit légèrement.
— Tu sais, alors que les jours s'écoulent, je me demande de plus en plus dans quelle aventure je t'ai entraînée. J'espère qu'au moins elles seront plus calmes qu'à la grande époque où nous chevauchions ensemble. Je dois tenir compte du fait que tu n'es plus toute jeune.
Lumière secoua la tête comme pour protester.
— Oui, je te connais ! Tu es encore pleine d'énergie, aussi fringante qu'avant, susceptible de galoper avec la même vaillance. Finalement, tu as mieux vieilli que moi… Chaque jour un peu plus, je réalise avec douleur que je ne suis plus que l'ombre d'un passé, ajouta-t-elle en jetant un coup d'œil vers son kenda. Un simulacre de guerrière, incapable de saisir son arme, ça fait peur, non ?
Malgré sa tristesse et son esprit qui vagabondait, Aila perçut un changement dans l'ambiance de la forêt, des discordances dans le chant des oiseaux ponctuées par des silences inhabituels ; elle n'était plus seule… Le rythme de son cœur s'accéléra. Dans ces lieux de moins en moins sûrs, elle devinait qu'à plus ou moins long terme elle rencontrerait des bandits. À présent, confrontée à la situation qu'elle redoutait le plus, elle allait devoir se battre. Cependant, saurait-elle encore simplement se défendre ? Elle déglutit. Son regard dériva lentement vers son kenda et la douleur fusa. Peut-être aurait-elle dû prendre une autre arme que lui… Le chagrin la submergea un instant, puis elle parvint à se ressaisir. Elle envisagea presque d'arrêter son voyage ici dans cette forêt sombre et de lutter jusqu'à la mort pour mettre fin à ce sentiment de vide, si vertigineux qu'il la dévorait de l'intérieur. L'aspect inhabituel d'un arbre tapissé de lichens la tira de ses tristes pensées. Que lui rappelait-il déjà ? Estimant avoir parcouru au moins la moitié du comté de Trérour, elle chercha à raviver sa mémoire. Quand était-elle passée par là ? Ses sens à présent en alerte, elle observa avec attention le paysage, guettant le moindre détail qui ferait resurgir le souvenir de cet endroit cerné par des mousses. La voie verte ! Pendant longtemps, en raison de la configuration particulière du terrain, le trajet vers Uruduo empruntait un sentier naturel, sinuant entre deux barres rocheuses hautes de quelques mètres. Pour les utilisateurs de charrette ou de carrosse, une nouvelle route, plus large et plus pratique, avait doublé l'ancienne par l'est. Si une attaque se préparait, elle ne se produirait pas sur le chemin désaffecté et cette option pouvait lui offrir une chance de s'en sortir. Cependant, à quelle distance exacte se situait la fourche qui séparait les deux itinéraires ? Elle n'en avait strictement aucune idée. Scrutant attentivement les alentours, elle s'efforçait désespérément de réveiller sa mémoire. Un soupir monta dans sa poitrine. Mais dans quelle galère s'était-elle fourrée à force de se comporter comme une adolescente irresponsable ? Ses pensées volèrent vers Naaly, puis, comme chaque fois depuis son départ, elle repoussa tous les souvenirs de sa famille, ses doutes et continua à avancer, comme si de rien n'était. Le moment n'était pas optimal pour sombrer dans la mélancolie, seulement, que faire ? Tenter sa chance et foncer ou attendre le mouvement de ses ennemis pour réagir ? Songeant à Lumière dont elle préférait économiser les forces, elle choisit la seconde solution. Elle savait sa jument toujours pleine de vie, apte à tout donner d'elle-même pour affronter le danger, mais la jeune femme ne souhaitait pas abuser du lien profond qui les unissait au détriment de sa monture.
Sa perception en éveil, elle dressa la liste de différentes hypothèses d'attaque. Naturellement, celles-ci dépendaient du nombre de ses assaillants, mais, si elle se référait aux échos relatifs à la b***e organisée qui sévissait par ici, elle les estima à une petite dizaine, espérant de toute son âme que leur quantité ne dépasserait pas ce chiffre. Elle frissonna. À combien de combattants pourrait-elle résister ? Un peut-être, et encore… Elle n'avait aucune chance de s'en sortir vivante, sauf si leur but était de la capturer, mais, ne possédant aucune fortune, elle doutait de leur servir bien longtemps. Si elle se rapprochait vraiment de la voie verte, une seule alternative s'offrait à eux, soit l'attaquer avant qu'elle y parvînt, soit après, la première hypothèse lui paraissant la plus logique. Elle regarda à nouveau vers son kenda et déglutit. L'idée même de s'en saisir pour se battre la paralysait complètement. Elle se remémora une nouvelle fois ses hésitations à le prendre au moment de son départ d'Antan, le profond désarroi qui l'avait envahie lorsque sa paume s'était refermée sur lui sans percevoir l'onde d'énergie de la magie sur sa peau. Aussi vite que possible, elle l'avait rangé dans sa gaine et depuis ne déplaçait plus que cette dernière, tentant d'ignorer la présence de son arme à l'intérieur. À présent qu'elle en avait besoin, parviendrait-elle à surmonter sa réticence ? Une partie d'elle-même lui soufflait que ses extraordinaires talents ne pouvaient pas avoir tous disparu, tandis qu'une autre, plus réaliste, lui signifiait que sa vie actuelle les avait totalement effacés. Avait-elle vraiment oublié qui elle avait été ? Non… Mais serait-elle, en ce moment particulier, susceptible de la faire revivre ? Non plus… Depuis trop longtemps, elle s'était égarée dans une destinée sans panache et, à l'instant même, restait incapable de prendre une décision pour changer le cours de son existence. Saisir son kenda et se défendre ou se rendre pour respecter le choix qu'elle avait effectué quinze ans plus tôt de cesser de combattre. Cependant, de quelle autre solution disposait-elle ? Ses yeux balayaient le chemin comme à la recherche d'une réponse, elle éprouva l'impression de reconnaître l'endroit. Si elle ne se méprenait pas, le début de l'ancienne voie verte se situait à proximité. Dans ce cas, une dernière option pouvait lui permettre de leur échapper sans confrontation ! Un seul battement de pied suffit à Lumière pour partir au galop. L'effet de surprise fonctionna. Les bandits jaillirent des fourrés pour tenter de l'arrêter, mais l'allure rapide de sa jument associée à quelques coups de pied bien placés de la cavalière les repoussèrent temporairement. Pendant qu'à l'instant même ils regagnaient leur monture pour se lancer à sa poursuite, Aila découvrit quelques mètres plus loin qu'elle se trompait du tout au tout. Sur son chemin, quelques hommes l'attendaient à côté d'un énorme tronc en travers de la route, trop haut pour la plupart des chevaux. Pourtant, elle n'hésita pas.
— Tu es prête, ma Lumière. Fonce et saute !
Les voyant arriver à toute allure, prudents, les voleurs se décalèrent, songeant que le piège suffirait à les retenir. Malheureusement pour eux, une pression de pied d'Aila et Lumière s'envola, franchissant l'obstacle sans la moindre difficulté, tandis qu'un sourire s'épanouit sur les lèvres de la jeune femme ; sa jument avait toujours été une pure merveille ! Cependant, le moment de se réjouir n'était pas encore venu. Ses poursuivants avaient réagi si vite qu'Aila entendait déjà le bruit des sabots de leurs chevaux résonner derrière elle. Lumière galopait comme une furie, donnant tout d'elle, mais elle ne pourrait mener ce train d'enfer sur une longue durée. Soudain, au détour d'un virage, apparut la fourche qui ouvrait sur l'ancienne voie verte, barrée par quelques ronces et branchages qui céderaient au passage de sa monture. Au geste de sa cavalière, Lumière bifurqua et s'engouffra entre les obstacles qu'elle brisa au fur et à mesure de sa progression. Rapidement, le chemin encaissé se révéla et Aila peaufina son plan. Les bandits ne la suivraient pas par là. Selon toute évidence, ils la prendraient en tenaille entre les deux extrémités de ce passage et, en conclusion, elle disposait d'un peu de temps pour agir. Parvenue à peu près au milieu de la voie, elle ralentit, rassurée de n'entendre que le bruit de galops lointains. Ils ne viendraient jusqu'à elle que si elle ne se décidait pas à en sortir toute seule et elle comptait bien là-dessus. Lumière à l'arrêt, son regard balaya le lieu autour d'elle. L'endroit ressemblait à un goulet creusé entre deux parois luisantes d'humidité, quand elles n'étaient pas recouvertes de mousse, qui se resserraient au-dessus de sa tête, une configuration peu optimale pour y grimper. Puis ses yeux se posèrent sur son kenda. À son corps défendant, elle le saisit dans sa gaine, puis, après avoir soigneusement étudié le meilleur angle, l'envoya avec précision par-dessus les rochers situés sur sa droite. Rassurée de ne pas le voir retomber, elle récupéra une petite sacoche dont elle passa la lanière autour de son cou, puis ôta sa pèlerine, et la jeta avec son sac dans un renfoncement. Les bandits devaient déjà commencer à s'impatienter et elle ne disposerait que d'un court délai pour tromper leur vigilance. L'instant des adieux venu, elle se pencha vers sa jument.