Pardon la quitta aussitôt, remontant la pente à grands pas, suivi par Hang. Une fois au sommet, certain de ne plus être entendu par la jeune fille, ce dernier s'adressa à son ami :
— Tu n'y as pas été un peu fort ? Pour une fois, reconnais qu'elle a joué finement. Elle est parvenue à alterner les moments où elle se mettait hors de leur portée et ceux où elle les affrontait. Quelques coups supplémentaires m'ont suffi pour achever le mien, il avait déjà beaucoup perdu de sa superbe…
Pardon tourna brièvement ses yeux vers Hang sans répondre.
— Bon, je comprends, tu as eu peur pour elle, mais elle s'est vraiment bien débrouillée, poursuivit le Hagan. Tu l'as regardée quand elle se battait à tes côtés, elle en jetait ! Je crois que…
Pardon s'arrêta et le coupa brutalement :
— Hang, on en reparlera tous les deux dans seize ans quand l'enfant que tu auras élevé avec ton âme, que tu auras aimé de tout ton cœur, se transformera en furie avec un petit pois la place du cerveau !
Soudainement calmé, il ajouta :
— Oui, j'ai eu peur, comme, maintenant, mon estomac est noué en pensant que Tristan a pu les croiser. Je veux vérifier qu'il va bien…
Sans un mot supplémentaire, il reprit le chemin qui le ramenait vers son cheval.
— Mais on n'a déjà pas mangé ce midi, protesta faiblement le Hagan.
— Et nous dormirons peu cette nuit. Je n'ai plus de temps à perdre, conclut Pardon.
Aila se rapprochait enfin d'Avotour et, au lieu d'en éprouver du plaisir, son malaise ne cessait de croître… Comment pourrait-elle expliquer sa venue, seule, à ceux qu'elle croiserait ? Elle n'avait jamais cherché à mentir, car, de loin, elle préférait la vérité à tous ces savants artifices utilisés pour la dissimuler. Mais, dans ce cas présent, comment devait-elle agir ? Ni Bonneau ni Lomaï ne seraient dupes de ses approximations et, si, discret, aucun des deux ne poserait de questions gênantes, Aila ne pourrait s'empêcher de se sentir embarrassée par cette situation. De plus, prévenante, son amie wallane l'entourerait d'une sollicitude qu'elle ne supporterait pas… Décidément, le courage d'affronter ses proches lui manquait. Mais elle n'allait quand même pas finir dans une auberge encore une fois, au pied de la forteresse qui plus est ! Surtout que le risque d'être reconnue par un habitant du château, soldat ou personnel, restait important ; elle connaissait bien trop de monde en ce lieu… Quelle solution de repli pouvait-elle envisager ? Avelin ! Depuis maintenant plusieurs années, il avait déserté le palais pour s'installer dans une de ses dépendances. Lui saurait se taire et l'accueillir sans questions.
De tous les protagonistes de leur aventure en Wallanie, il était probablement le seul dont elle n'était pas parvenue à réparer l'existence, à son grand regret. Refusant de tourner la page de son premier et unique amour pour Aquiri, il n'avait jamais surmonté le chagrin de la disparition de la jeune femme. Désespérée, Aila ne pouvait lui expliquer la destinée singulière de l'ancienne sorcière, que celle-ci, portée par une touchante abnégation, avait choisi de la remplacer auprès des Êtres, ces formes spirituelles dont il ignorait tout. Depuis, acceptant sa vie comme une punition pour toutes ses erreurs, il n'avait jamais cessé d'attendre son retour, certain qu'un jour, obligatoirement, elle finirait par réaliser qu'elle l'aimait toujours et reviendrait vers lui, ce qui ne s'était jamais produit, et pour cause…
Une douce pensée traversa son esprit à l'égard de son ami si cher. Elle aurait tant voulu le convaincre de renoncer à son existence solitaire, d'autant plus que, quelques années plus tôt, une dizaine environ, Blandine, la dernière fille des châtelains d'Antan, avait débarqué à Avotour comme une fleur. Animée par un caractère particulièrement indépendant, ses parents, désespérant de trouver à leur enfant un prétendant qu'elle ne rejetterait pas, l'avaient envoyée à la forteresse pour y découvrir de nouvelles têtes et, pourquoi pas, un compagnon à son goût. Comme par hasard, elle avait jeté son dévolu sur le seul homme inaccessible de la capitale du comté principal. Dès leur première rencontre, touchée par la tristesse permanente qui émanait du prince, elle avait pris la décision de lui redonner un peu de joie de vivre. Son approche totalement désintéressée avait si bien fonctionné que celui-ci avait accepté, dans un premier temps, sa présence auprès de lui, et, dans un second, de sortir de sa tanière. En sa compagnie, le sourire d'Avelin avait refait surface, nuancé par une timidité bien compréhensible après toutes ces années d'exil volontaire. Naturellement, chacun avait espéré qu'entre le blessé par la vie et la récalcitrante au mariage, un pas de deux débuterait. C'était sans compter sur la malchance… En dépit de son affection sincère pour elle, Avelin ne voulait pas s'engager, refusant de renoncer définitivement à Aquiri. Au démarrage, cette liaison, dans laquelle Blandine conservait son indépendance, avait parfaitement convenu à la jeune femme. Ensuite, parce que cette fois elle était finalement tombée amoureuse, elle s'était aperçue qu'elle désirait plus qu'un galant dont les pensées demeuraient accaparées par une autre. Pourtant, malgré leur relation chaotique dans laquelle alternaient des corps à corps passionnels et des déceptions profondes, ils restaient ensemble, incapables de se séparer comme de s'unir officiellement. Deux personnes que le destin avait échoué à réunir et auxquelles Aila n'avait pas su offrir le coup de pouce nécessaire… De plus, quand elle avait croisé Amandine chez ses parents quelques mois plus tôt, celle-ci avait partagé avec elle sa lassitude et son absence d'espoir, évoquant l'idée d'une rupture définitive. Attristée, Aila avait songé que, si seulement elle avait encore possédé les dons de la Dame Blanche, elle serait probablement parvenue à réparer l'avenir d'Avelin et celui de son amie par la même occasion…
Sa capuche rabattue sur son visage et le cœur étreint, elle pénétra dans les faubourgs d'Avotour. Son esprit emporté par les bruits de la ville, elle se reconnut dans cet environnement familier. Tant de souvenirs surgirent dans un flot d'émotions, teintées à la fois de joie et de nostalgie. Alors qu'autour d'elle l'activité des habitants démontrait la force de la vie, elle en conclut que l'existence des autres se poursuivait, même lorsque la sienne semblait sombrer. Chaque rue, chaque virage, chaque boutique lui remémoraient ses longues promenades avec Avelin. Une partie de son histoire s'était écoulée entre ces murs, comme le fait de sauver Sérain de l'attaque de Lomaï avant de, finalement, la jeter dans ses bras. Quelle idée ! Quelle merveilleuse idée ! Chacun pouvait y aller de son couplet sur ce qui se faisait ou pas, selon leur intolérance ou leur bienveillance. Pour Aila, la vie était trop courte pour rester malheureux. Était-ce pour cette raison qu'elle était partie d'Antan ? Parce que sa joie de vivre l'avait désertée ? N'apparaissait-il pas particulièrement égoïste, pour une femme qui aspirait à reconstruire le bonheur des autres, de détruire le sien sans sourciller ? Non, protesta faiblement un murmure en elle. Cherchant une façon de renaître, elle avait quitté les siens, portée par cet espoir. Ou peut-être pas… De nouveau, son esprit devint confus et elle termina la remontée de la ville, le cerveau vidé de toute substance, émergeant enfin de son silence intérieur quand elle atteignit la dépendance. Son cœur s'anima au plaisir de revoir son ami. Descendant de Lumière, elle l'abandonna sur le côté de la maison et se rapprocha de l'entrée, prenant conscience des éclats de voix qui en provenaient. Elle hésita un instant, mais, lorsque le bruit de dispute enfla, elle revint sur ses pas pour se dissimuler. La porte s'ouvrit à toute volée et une femme s'éloigna à grands pas.
— Blandine ! rappela un homme, s'il te plaît…
Celle-ci se figea, puis se retourna.
— Ne pars pas…, ajouta-t-il.
Elle secoua la tête avant de répondre :
— Je t'ai tout donné et même plus… Mais, aujourd'hui, c'est fini, je refuse de passer au second plan. Ou tu m'aimes et nous terminons notre vie ensemble comme un vrai couple, ou tu persistes dans ton immobilisme et nous nous séparons.
Elle émit un petit rire triste avant de poursuivre :
— C'est bien moi, ça, m'enticher du seul homme qui n'aura pas voulu de moi, alors que j'ai repoussé tous les autres. Avelin, je maintiens mon ultimatum. Tu te décides à t'engager ou, demain, j'accepte la proposition de Béroud qui s'accommode d'une femme de mon âge et je partirai vivre en Guétan avec lui.
— Mais tu ne l'aimes pas, tu viens de me le dire !
— Oui, mais il apprécie ma compagnie au point de me prendre telle que je suis. Aujourd'hui, ses attentions à mon égard représentent ce dont j'ai le plus besoin. Tu as jusqu'à minuit, dernier délai.
Elle se retourna et, si Avelin ouvrit la bouche pour la rappeler encore une fois, aucun mot ne sortit de ses lèvres. Il la regarda s'éloigner puis, quand elle disparut derrière un bâtiment, il baissa la tête, visiblement affecté, avant de rentrer chez lui. Aila avait écouté la scène, le cœur lourd. Cette situation stupide n'avait que trop duré et elle allait y mettre un terme une fois pour toutes ! Décidée, elle longea la maison et pénétra par la porte entrebâillée. Assis devant sa table, le visage entre les mains, Avelin ne réalisa sa présence qu'après un certain temps.
— Blandine ? demanda-t-il en se redressant.
Ses yeux s'agrandirent de surprise.
— Aila ? Mais… mais que fais-tu là ?
Se reprenant, il se leva pour l'accueillir.
— Rentre, je t'en prie, et raconte-moi ce qui t'amène ici.
— Ton bonheur, Avelin, simplement ton bonheur…
Et elle claqua le battant derrière elle.
Leurs regards se croisèrent et, au moment où Aila frôla son bras, Avelin tressaillit. S'apprêtant à tourner définitivement une page de sa vie, il se sentait profondément troublé. À sa décharge, les dernières heures passées avec sa plus vieille amie avaient ressemblé à un tremblement de terre, de ceux qui effaçaient un monde avec l'obligation d'en reconstruire un autre aussitôt sur ses ruines. La jeune femme ne savait plus exactement quels arguments elle avait employés, mais elle avait poussé le prince très loin dans ses retranchements, à tel point qu'à un moment donné, elle avait même cru que le poing de celui-ci la frapperait au visage. Cependant, en dépit des années écoulées et la distance, leur complicité profonde avait persisté et comme, avec les années aussi, il avait échangé son attitude rebelle contre celle d'un adulte éduqué, la situation n'avait pas dégénéré, malgré la tension presque omniprésente. Pourtant, leurs voix avaient enflé, les mains tapé la table, les portes claqué, et les paroles fusé, violentes, agressives, douces, compatissantes et affectueuses… Puis l'un et l'autre, épuisés par l'altercation, avaient fini enlacés, dans un murmure de mots ponctué de silences éloquents. Au cœur de ce moment baigné de tendresse, les dernières résistances d'Avelin s'étaient effritées. En quelques phrases énoncées à voix basse, il avait reconnu tout ce qu'elle souhaitait entendre, dont le caractère irréversible du départ d'Aquiri. Il avait admis qu'il n'avait pas respecté son ultime engagement envers elle, celui de vivre heureux sans elle, qu'incapable de renoncer définitivement à son grand amour, il sabotait son existence en permanence. Puis, pour clore ce débat houleux et douloureux, mais également salvateur, il avait exprimé ses sentiments pour Blandine, l'unique femme qui était parvenue à percer sa carapace, la seule à qui il devait les rares instants de bonheur de sa vie et qu'il allait la perdre définitivement s'il ne se décidait pas enfin…
À présent, ensemble, ils se faufilaient dans les couloirs de la forteresse auxquels Avelin pouvait accéder comme il le désirait. Se rapprochant de la chambre de Blandine, la nervosité avait envahi le prince et, alors qu'Aila craignait un affaiblissement de ses engagements, celui-ci, convaincu de pouvoir maintenant changer sa destinée solitaire, ne fléchit pas. Volontairement, elle resta en retrait, le laissant franchir les derniers mètres qui le séparaient de la porte de Blandine, se dissimulant dans l'ombre de la galerie. Son ami lui jeta un ultime coup d'œil avant de frapper l'huis et patienta. Quand la porte s'ouvrit, Aila entraperçut le visage de Blandine, bouleversé. Pas un mot ne fut échangé. La jeune femme saisit juste la main d'Avelin pour l'inviter à entrer, puis referma le battant derrière eux. Aila se retrouva seule dans le couloir obscur, partagée entre la joie qu'elle éprouvait pour eux et le désarroi face à ses propres échecs. Elle inspira lentement et longuement pour refouler les sentiments qui la déstabilisaient, puis se décida à regagner la maison d'Avelin pour y dormir. Tandis qu'elle marchait, ses idées se précisèrent peu à peu et, enfin, après tous ces jours de brouillard, sa destinée se révéla à elle ; elle devait changer le monde et rendre les gens heureux. Voici ce à quoi elle devrait employer sa vie dorénavant. Et, pour commencer, elle retournerait à Antan pour réparer le mal qu'elle avait créé. Au détour d'un couloir, alors qu'elle débouchait sur la galerie extérieure qui lui permettrait de sortir du château, une ombre attira son attention et elle se rejeta en arrière aussitôt. Puis, sans bruit, elle s'avança légèrement pour l'observer sans être vue. Sifflotant doucement un air lent aux accents un peu tristes, une silhouette immobile contemplait les étoiles qui venaient d'apparaître entre deux nuages, une silhouette dont l'aspect massif lui était bien trop familier… La chanson achevée, l'homme demeura silencieux à fouiller le ciel du regard. À ses gestes légèrement saccadés, Aila devina ce qu'il s'efforçait de lui cacher depuis tant de mois, ce début de déchéance physique que l'âge entraînait irrémédiablement. Le cœur d'Aila sombra. La vieillesse rattrapait cette personne exceptionnelle qui lui avait servi de père, l'élevant avec amour et confiance… Enfin, l'homme se décida à repartir, sa démarche légèrement claudicante, libérant le chemin pour retourner chez Avelin. Aila resta immobile, incapable du moindre mouvement, atterrée à l'idée de le perdre, lui aussi. Bien sûr, elle exagérait, il n'était pas à l'article de la mort, juste moins alerte que par le passé, mais elle ne put s'empêcher d'imaginer le moment où il disparaîtrait de son existence. Bonneau avait été son seul parent, son maître, son havre pendant toute son enfance, avant la venue de Pardon qui avait su, comme lui, se glisser auprès d'elle et lui offrir un refuge après tant de tourmentes. « Bonne nuit, papa » furent les mots qui s'élevèrent dans sa tête sans qu'elle les prononçât. Désertée par la certitude qui l'avait emplie l'instant d'avant, elle ne ressentait plus que le malaise de cette vie qui s'acharnait sur elle. Les pensées de nouveau confuses, elle traversa rapidement la galerie afin de regagner la dépendance. Finalement, elle ne retournerait pas à Antan et poursuivrait son voyage vers Niankor. Elle était intimement persuadée qu'elle ne possédait plus sa place ni dans la région de son enfance ni auprès de ses amis de la ville d'Avotour. Dans quelques heures, juste le temps de se reposer un peu, elle reprendrait la route pour s'éloigner encore et redécouvrir sa véritable nature.