Pardon ne voulait plus penser. Ces derniers jours avaient représenté ce qu'il avait vécu de pire depuis la disparition de la magie. Dans cet enchaînement d'événements aussi négatifs les uns que les autres, il ne pouvait s'empêcher de discerner un mauvais présage. En fait, pas seulement pour son avenir, mais celui de tous, si Hang avait vu juste en affirmant que l'attitude d'Aila ne pouvait se justifier que par cette raison. Mais le destin du monde possédait-il toujours de l'importance quand le sien venait de sombrer ? Aurait-il le courage de se battre sans elle ? Sans le moindre état d'âme, elle avait fui leur foyer en emportant ce dernier avec lui. Il déglutit. Oui, face à l'adversité, il reprendrait les armes, ses enfants mériteraient son combat pour leur liberté. Hang voulait à tout prix rejoindre Aila, soit ! Mais, lui, que lui dirait-il lorsqu'il la retrouverait ? Comment parviendrait-il à la toucher ? Les mots pour la convaincre ou la rassurer lui échappaient depuis trop longtemps déjà… Et puis, l'aimait-elle toujours ? S'il avait affiché un dédain apparent depuis le départ de sa femme, il était conscient de ne souhaiter qu'une seule chose : son retour. Et si elle refusait de revenir, comment réagirait-il ? Accepterait-il une nouvelle fois de la perdre ? De plus, ce problème ne concernait plus simplement leur couple, mais leur famille… D'ailleurs, à ce sujet, il lui tardait de rejoindre Tristan. Il réprimait difficilement son inquiétude de le savoir sur les routes. Cependant, dans cette partie du comté plutôt tranquille, il pouvait rester confiant. Même s'il ne rattrapait pas son fils avant Avotour, immanquablement, il le retrouverait là-bas. Plongé dans ses pensées, il n'entendit pas Hang se rapprocher de lui.
— On a de la visite, souffla ce dernier, parvenu à sa hauteur.
Tous ses sens en éveil, l'esprit de Pardon analysa immédiatement la situation avant de murmurer au Hagan :
— Des bandits ? Pourtant, ils descendent rarement jusqu'ici…
— À la façon dont ils prennent la peine de se dissimuler, pas le moindre doute.
— À combien les estimes-tu ?
— Quatre au minimum, mais plutôt six.
Pardon cilla. Face à un tel nombre, eux deux ne suffiraient pas pour en venir à bout. La voix encore plus basse, il ajouta sans regarder son ami :
— Que faisons-nous pour Naaly ?
— Elle va devoir se battre, nous n'avons pas le choix.
La colère enfla dans le cœur de Pardon. Sa fille jusqu'à présent n'avait affronté que des adversaires d'une envergure relative dont le seul objectif consistait à la vaincre, pas à la tuer… Le virage qui s'annonçait lui déplaisait souverainement. Il se tourna vers elle et lui lança d'un ton bref :
— Rapproche-toi.
Naaly lui jeta un coup d'œil peu amène, sans bouger.
— Tout de suite, gronda son père, de sa voix basse.
Le ton la surprit, mais, alors qu'elle envisageait d'y mettre le temps, le regard appuyé de Pardon l'incita à se dépêcher.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle avec nonchalance.
— Nous sommes cernés par une demi-douzaine de brigands.
— Mais il n'y a pas de voleurs par ici, répliqua-t-elle, étonnée.
— Il faut croire que si…
Après un instant de silence, Pardon reprit :
— Quand l'attaque commencera, place-toi en retrait, derrière Hang et moi.
Sa fille fronça les sourcils, le même air décidé que sa mère, l'expérience en moins.
— Quoi ? Non, mais ça va pas ! Pour une fois que j'ai l'occasion de me battre en dehors du manège !
— Ce n'est pas un jeu ! Ces bandits sont entraînés pour tuer et survivre, coûte que coûte, ce sera eux ou toi. Ils ne t'aideront pas à te relever si tu fléchis. Ils profiteront de la moindre de tes faiblesses pour t'achever. Notre seul effet de surprise réside dans le fait que Hang et moi sommes des combattants aguerris et qu'ils l'ignorent…
— Mais moi aussi !
— Non, Naaly. Tu n'as jamais fait que t'amuser parce que tu détiens des facilités dont sont dépourvus la plupart des élèves que tu côtoies. Les battre te rend présomptueuse, rien de plus. Ici, peu de chance pour toi d'être plus forte qu'eux, donc…, il suspendit ses mots un instant pour accentuer ses propos, tu obéis.
Les yeux étrécis et les dents serrées, sa fille le fixa, visiblement vexée. Il comprit qu'à la première occasion, elle outrepasserait ses ordres, comme sa mère l'aurait fait, à une exception près cependant, elle n'en possédait pas encore le talent.
Sans indiquer à leurs adversaires qu'ils étaient découverts, la troupe poursuivit son petit trot paisible. Parallèlement, Pardon envisageait toutes les solutions qui permettraient d'éviter à Naaly de se battre, comme partir au galop pour distancer les brigands. Mais il connaissait trop bien la façon dont ceux-ci procédaient et, bientôt, devant eux se dresserait un obstacle qui barrerait leur voie. Leurs attaquants avaient parfaitement choisi l'endroit : une route un peu plus étroite surmontée par une végétation dense, de larges arbres dont les ramures s'entrelaçaient, un terrain idéal pour tendre un piège efficace. Dans ce contexte, s'enfuir à travers bois n'apparaissait pas non plus une bonne initiative, car, sur ce relief accidenté, le risque de foncer en aveugle vers une combe demeurait trop important. Seule restait la confrontation physique… Une pensée fugace glaça son cœur. Tristan ! Avaient-ils croisé le chemin de son autre enfant ? Pardon repoussa immédiatement cette idée. Traiter les problèmes un par un. D'abord, échapper à leurs ennemis et, ensuite, retrouver Tristan et lui hurler dessus jusqu'à ce que son fils comprît qu'il était strictement interdit, d'une part, de désobéir à son père et, d'autre part, de mettre sa vie en danger aussi bêtement.
Habitués à combattre ensemble, Pardon et Hang communiquèrent de façon brève pour échanger leurs observations et déductions. À présent, ils avaient exactement localisé leurs adversaires, deux de chaque côté du chemin, et deux derrière eux, pour mieux les enserrer. La seule inconnue résidait dans la nature du piège qui leur couperait la route. Alors qu'une modification de la répartition des hommes s'opérait dans les bois, trois partant en éclaireur vers le sud, Pardon, certain de l'imminence de l'attaque, intercala Naaly entre Hang et lui. Celle-ci, consciente de ce stratagème de protection, fulmina intérieurement. Comment son père pouvait-il la considérer comme une combattante médiocre ? Pourquoi n'avait-il pas compris qu'elle ne fournissait aucun effort pour mettre à terre tous ses opposants ? Mais elle allait lui démontrer que ses aptitudes ne se limitaient pas à vaincre quelques prétentieux sans envergure ! Elle en était là de ses réflexions quand le cri d'alerte de Hang résonna en même temps qu'un bras l'attrapait pour l'entraîner sans délicatesse vers le sol, sa tête frôlant au passage le tronc d'un des arbres destiné à les frapper. L'attaque débuta aussitôt. Papa ! Une fois surmonté le frisson de peur qui l'avait étreinte, Naaly se releva et son cœur bondit à la vue de son père debout, le kenda à la main qui paraît les coups d'un premier adversaire. Avançant pour saisir son bâton sur sa selle, la confusion et les bruits de l'affrontement effrayèrent son cheval qui s'éloigna à vive allure. Non, mais quel abruti ! Par sa faute, elle se retrouvait sans défense ! Alors qu'un premier véritable combat se déroulait devant ses yeux, elle refusait de rester en retrait, mais, désarmée, comment pouvait-elle agir ? Toujours en protection derrière Hang et Pardon, elle s'aperçut immédiatement que le cercle de leurs ennemis se resserrait autour d'eux, à peine ralenti par le balancement des deux troncs au-dessus de leurs têtes. En revanche, si son cheval avait fui, celui du Hagan n'avait pas bougé. Après une analyse rapide de la situation, deux fûts accessibles, le premier plus en hauteur que le second, distants l'un de l'autre de deux mètres environ, elle se hissa sur la selle, tandis qu'un homme, brandissant son épée, s'approchait d'elle à toute vitesse pour tenter de la retenir. D'un coup de pied en pleine face, elle le repoussa et se redressa. Alors qu'elle bondissait vers le tronc à proximité pour s'y suspendre, la morsure d'une lame sur sa cuisse, légère, mais cuisante, ne parvint pas à la ralentir. Son saut déviant la trajectoire du rondin, à un cheveu près, elle manqua de renverser Hang. Puis, en dépit des oscillations irrégulières de son support, elle lança une de ses jambes et arriva à l'enfourcher, évitant une nouvelle fois, malgré son équilibre encore instable, l'arme de son poursuivant. D'abord à califourchon, elle se rapprocha des cordages qui maintenaient ce bélier, puis se redressa en s'y accrochant. Son adversaire cherchant visiblement comment la rejoindre, elle ne put s'empêcher de le narguer, un sourire moqueur sur les lèvres :
— T'es bien trop petit, maintenant !
Consciente de ne disposer que d'un court délai pour réfléchir, de nouveau, elle analysa la situation. Le brigand qui n'avait apparemment pas apprécié sa remarque, à présent juché dans l'arbre voisin, ramenait à lui le second piège. Elle l'observa avec attention. En effet, comme plusieurs possibilités s'offraient à lui, certaines plus risquées que d'autres, elle réagirait en conséquence. Alors, stupide ou malin ? Au moment où l'homme s'engagea sur le tronc, un large sourire s'afficha sur son visage. Crétin ! S'arcboutant, elle donna progressivement à son rondin une impulsion transversale. Bien trop occupé à conserver sa stabilité sur le sien, puis à relâcher la corde qui retenait celui-ci, le bandit ne comprit que trop tard l'intention de Naaly. Emporté par le mouvement de balance, incapable de changer le cours de sa trajectoire, il soupira de soulagement quand, la première fois, il ne fit que frôler l'arme originale de sa nouvelle ennemie. Malheureusement pour lui, son tronc finit par ralentir, puis par repartir en arrière sans qu'il ne pût rien contrôler, accaparé par le seul maintien de son équilibre. Grâce aux ultimes coups de hanche de Naaly, les deux fûts se percutèrent violemment. La jeune fille aurait aimé rire de l'expression de son adversaire, mais le temps lui manqua. Par réaction, son propre bélier fut projeté avec force et de travers vers l'arbre opposé. La main de Naaly se raccrocha in extremis aux branches de celui-ci, alors que son rondin l'abandonnait suspendue les pieds dans le vide. Un craquement sinistre lui apprit que son inconfortable situation ne durerait pas longtemps et, effectivement, l'instant d'après, elle dégringolait vers le sol. À peine la tête relevée, elle avisa l'homme qui fonçait sur elle. Courir, vite ! S'engageant dans la forêt, elle dévala la pente et emprunta la direction par laquelle son cheval semblait avoir disparu ; elle le siffla, sans succès. Tandis qu'elle s'éloignait de la zone de combat, des bruits de pas résonnèrent derrière elle et elle compta : deux adversaires au lieu d'un, voici qui ne lui faciliterait pas la tâche… Par les fées, son père n'allait pas apprécier. Mais où donc était passée sa fichue monture ? Sifflant une nouvelle fois, un léger hennissement lui répondit. Immédiatement, elle bifurqua, sautant par dessus les obstacles, puis, emportée par sa course, tenta désespérément de se rattraper à un tronc quand la voie s'inclina de façon aussi importante qu'imprévue, sans y parvenir. Elle roula sur quelques mètres avant de se redresser, puis de rejoindre son cheval. D'un geste vif, elle extirpa son kenda de sa gaine, puis, lentement, mais sûrement, fit face à ses poursuivants, un sourire naissant sur ses lèvres. Une chaleur intense, revigorante, l'envahit. Ils ne la connaissaient pas encore, mais, bientôt, ils mesureraient son immense talent. Le combat s'engagea.
Plus qu'un ! Hang s'en occuperait bien… Pardon se retourna, puis tourna sur lui-même, cherchant désespérément Naaly des yeux, tandis que le Hagan achevait son adversaire. Par les fées, où était-elle passée ?
— Plutôt coriaces, ces énergumènes, conclut Hang en se rapprochant. Tiens, il n'en manquerait pas deux ?
— Si. Et je les suppose en train de poursuivre ma fille. Sais-tu par où elle a disparu ?
Visiblement contrarié, Hang secoua la tête avant d'ajouter :
— Elle est montée sur ce tronc. Après, ça a beaucoup remué dans ce coin et je l'ai perdue de vue.
— Cherche à droite, moi, je vais de ce côté. Naaly !
— Naaly !
En l'absence de réponse, les deux compagnons fixèrent leur attention sur les empreintes.
— Ici, une branche cassée et les traces d'une chute ! s'écria Hang. Regarde, ils sont partis par là. Viens !
Sur les talons de Hang, Pardon s'élança. Au bout de quelques minutes de course, un bruit d'armes entrechoquées leur parvint et ils accélèrent, manquant de basculer eux aussi dans la pente qui les menait vers Naaly. Celle-ci semblait jouer à cache-cache avec les deux hommes, grimpant sur un arbre avant de sauter sur un autre. Avisant les renforts qui arrivaient, elle regagna la terre ferme et attaqua un de ses assaillants, immédiatement rejointe par Pardon. Combattant aux côtés de son père, le visage de la jeune fille s'éclaira et son cœur s'emplit de fierté. Lorsque leur ultime adversaire s'écroula sur le sol, Naaly se tourna vers lui, un immense sourire aux lèvres qui s'effaça au moment où Pardon saisit son bras avec brusquerie.
— Rester en retrait ! Sais-tu ce que ces mots signifient ? Et, toi, insouciante, irresponsable, tu te mets en danger ! Quand, enfin, comprendras-tu l'importance de la cohésion des membres d'un groupe dans une bataille ? Chaque réussite tient plus à leurs actions conjuguées qu'à leurs éclats individuels. Nous nous battons pour les mêmes raisons, en nous protégeant mutuellement ; là réside l'essentiel de notre force ! Grandis, Naaly ! Reprends ton cheval et rejoins-nous immédiatement. Nous avons assez perdu de temps et je veux vérifier au plus vite que rien de fâcheux n'est arrivé à ton frère.