— Non, ce détail ne présente que peu d'intérêt. Je vous remercie pour votre généreuse proposition et me réjouis de l'accepter. J'avertis mon escorte.
Ainsi s'expliquait sa présence actuelle dans cet agréable château. Hôte charmant et prévenant, Manier avait veillé à son confort et à celui de ses hommes, avec simplicité. Tandis que son regard parcourait la pièce, elle n'arriva pas à déceler, derrière son élégance raffinée, la moindre touche féminine. Elle s'aperçut que ce gentilhomme qui l'avait accueilli chez lui était un parfait inconnu. Une épouse, des enfants, des frères et sœurs, elle ignorait à quoi ressemblait sa vie comme celle de la plupart de ceux qui fréquentaient Avotour de temps à autre. Ce constat l'incita à plus de clémence envers lui. Dorénavant, elle s'efforcerait de canaliser cette espèce de réticence à son égard. Un bruit de pas l'amena à tourner la tête lorsque Manier pénétra dans la salle, un léger sourire aux lèvres.
— Je crois avoir trouvé la personne idéale pour répondre à toutes vos questions. Je l'ai précédée pour vous l'annoncer.
À peine avait-il prononcé ces mots qu'une femme âgée se présenta dans l'encadrement de la porte ; ses mains en mouvement traduisaient sa nervosité et son émotion. Lomaï se leva pour l'accueillir.
— Entrez, je vous en prie.
La servante roula des yeux tout ronds avant de s'incliner dans une révérence maladroite. Lomaï lui indiqua une chaise près d'elle et retourna s'installer, tandis que la femme restait tétanisée. Lançant son regard apeuré vers Manier, un simple signe de tête de celui-ci acheva de la convaincre de s'asseoir. Le gentilhomme se tourna vers la reine.
— Majesté, je vous abandonne. Vous serez ainsi plus tranquille pour la questionner. Transmettez vos éventuelles demandes à l'homme qui attendra devant la salle. Je le mets à votre disposition, comme je le suis pour vous.
Il s'inclina et sortit, refermant la porte derrière lui. Surprise de son attitude réservée, Lomaï l'en remercia secrètement, puis s'adressa à la vieille servante, toujours effrayée.
— Quel est votre nom ?
— Marie.
— Marie, vous sentez-vous capable de me raconter ce qui s'est passé au domaine hier ?
La femme hocha la tête, puis se lécha les lèvres, tentant visiblement de retrouver l'usage de sa langue.
— Ce moment a dû être affreux, n'est-ce pas ? reprit Lomaï.
— Oh, oui, c'était horrible… Pauvres monsieur et madame. Ils étaient si gentils…
Ses yeux se remplirent de larmes.
— C'est grâce à dame Florie que je suis en vie. Vous savez, je l'ai vue grandir, j'étais au service de sa famille et elle m'a emmenée quand elle s'est mariée. C'était comme, enfin comme…
— Comme votre fille, n'est-ce pas ?
La femme hocha la tête, reconnaissante envers la reine d'avoir compris les sentiments qu'elle n'osait pas avouer tant ils pouvaient paraître indécents. Tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues, Lomaï la laissa se reprendre avant de continuer.
— Que pouvez-vous me raconter ?
— C'était terrible, les flèches sifflaient de partout ! Les hommes du domaine ont commencé à se battre, mais, rapidement, madame s'est rendu compte que les bandits étaient bien trop nombreux. En tout cas, c'est ce qu'elle a dit. C'est là qu'avec quelques autres serviteurs elle nous a poussés vers la sortie de derrière et ordonné de courir le plus vite possible. Je ne voulais pas, je vous assure, mais elle a déclaré qu'elle serait fâchée contre moi si je demeurais dans ses pattes, parce que je la ralentirais. Alors j'ai fait comme elle me l'avait demandé…
— Et vous avez eu raison. Si vous étiez restée, vous feriez partie des cadavres et personne ne serait plus présent pour la pleurer comme vous le faites.
Une nouvelle fois, la femme lançait vers Lomaï un regard empli de reconnaissance.
— Aviez-vous reçu des invités ce soir-là ?
— Oui, quatre, il me semble.
— Ont-ils dormi au manoir ?
— Je ne m'en suis pas occupée, madame m'avait envoyée me coucher de bonne heure.
Une vieille servante fatiguée, aimée par celle qui avait grandi à ses côtés et qui prenait soin d'elle maintenant qu'elle était âgée. Dommage qu'une personne aussi belle que Florie Escoten eût disparu prématurément.
— Vous n'en savez donc pas plus à leur sujet…
— Si ! Je me souviens qu'après m'avoir dit bonsoir, elle m'a annoncé qu'elle allait à présent loger les petits. Elle ne pouvait parler que d'eux.
La dépouille de l'épouse de Brand avait été récupérée hors de l'enceinte du domaine. Selon toute évidence, si les quatre adolescents avaient effectivement dormi là, elle avait réussi à les éloigner du danger et, ensuite, courageusement, choisi de protéger leur fuite. Voilà qui ressemblerait bien à la femme forte et engagée qu'avait été Florie. Aucun corps supplémentaire n'ayant été retrouvé à proximité du sien, Lomaï pouvait raisonnablement espérer leur survie. Par les fées, elle aurait tant aimé en posséder la certitude…
Un coup frappé à la porte la surprit. Le serviteur entra à sa demande.
— Majesté, un messager vient d'arriver d'Avotour, il vous recherchait.
Le cœur de Lomaï rata un battement, puis, tentant de calmer son rythme, elle inspira.
— Je vous suis.
Elle salua Marie et la remercia avec douceur avant de se glisser à la suite de l'homme qui la guidait vers la cour. Là, elle reconnut un soldat de Sérain.
— Alban, quelles nouvelles m'apportez-vous ?
— De celles qui vont vous ravir.
Le cavalier lui tendit un pli cacheté qu'elle s'empressa d'ouvrir. Un large sourire s'afficha sur ses traits, puis elle se tourna vers le serviteur.
— Prévenez votre maître que je me rends à Lancre sur-le-champ.
Dans une bonne cloche, elle aurait récupéré ses enfants !
Pardon et Hang progressaient depuis presque deux jours, perdant régulièrement la trace de Lumière avant de la retrouver. Comme les en avait informés Aubin, la b***e organisée contrôlait parfaitement la dispersion des empreintes, voire carrément leur disparition. Mais Hang était un pisteur hors pair et les deux hommes s'avéraient très persévérants. Devant chaque impasse, ni l'un ni l'autre n'hésitait à repartir en arrière et à rayonner dans toutes les directions jusqu'à ce que l'un d'entre eux identifiât de nouvelles marques du passage de la jument. Ce parcours laborieux aurait pu les décourager s'ils considéraient que, finalement, en une journée et demie, ils avaient plus tourné en rond qu'avancé. Mais le simple fait de songer aux enlèvements de Lumière et d'Aila les motivait suffisamment pour ne pas renoncer à leur enquête. Malheureusement, depuis deux cloches, il avait beau avoir exploré la végétation environnante en long et en large, ils en arrivaient à la conclusion désespérante qu'ils avaient totalement perdu le chemin suivi par le cheval et sa cavalière. Pour complexifier leur recherche, cette partie d'Avotour présentait un relief particulièrement accidenté, recouvert par un manteau forestier très sombre et dense. Dans certains lieux, la nuit semblait presque tombée en plein jour tant les branches entremêlées formaient une voûte touffue, tantôt presque à portée de main, tantôt si haute qu'elle en paraissait inaccessible. Comment les hommes de cette b***e parvenaient-ils à circuler dans un endroit aussi luxuriant sans laisser la moindre trace de leur passage ? Voici la question qui taraudait le Hagan pour qui cette aptitude relevait du prodige. Plus Pardon et lui s'égaraient dans des prospections qui ne menaient nulle part, plus il pensait qu'ils faisaient fausse route et qu'à une étape de leur progression, ils avaient manqué une indication. Il aperçut Pardon qui revenait vers lui, bredouille encore une fois.
— Que faisons-nous ? lui demanda son ami.
— Sans une carte plus détaillée, je ne sais quoi te dire…
— Oh, tu l'as bien remarqué, les plans du coin se contentent d'en dessiner les contours. Observe, ici, c'est le chaos ! Personne n'y vient sans s'y perdre, mis à part quelques inconscients dont je ne suis pas sûr qu'ils en ressortent… Alors, je m'en remets à tes aptitudes.
— Repartons aux dernières traces et recommençons le trajet. Peut-être, cette fois, y verrons-nous plus clair.
Dans le silence pesant de la forêt, un bruit leur parvint, étouffé. Les deux compagnons se concertèrent du regard, puis immédiatement plongèrent dans les fourrés et attachèrent leurs montures un peu plus loin avant de revenir sur leurs pas. Quelques minutes plus tard apparurent quatre hommes, dont un solidement ficelé sur son cheval. Les yeux des deux amis se dirigèrent sur les sortes de chaussons qui entouraient les sabots des animaux. Cette étrange astuce expliquait-elle à elle seule la disparition de leurs empreintes ? Suspendant leur respiration de peur d'être démasqués, Hang et Pardon les laissèrent les dépasser, puis décidèrent de les suivre à pied et en silence. La petite troupe serpenta pendant une cinquantaine de mètres dans la forêt avant de s'arrêter dans un cul-de-sac tapissé d'inextricables enchevêtrements de branches. L'un des bandits quitta sa monture pour vérifier l'absence de leurs traces sur une vingtaine de mètres, tandis qu'un de ses acolytes actionnait une poulie habilement dissimulée dans un arbre pour élever un immense rideau végétal qui recouvrait l'accès à un tunnel. Aux aguets, Hang et Pardon enregistraient dans tous ses détails le processus qui se déroulait devant leurs yeux. Trois des cavaliers, un cheval et l'homme ligoté pénétrèrent dans l'ombre du couloir qui venait de se révéler. Un dernier mouvement du voleur encore présent, et le volet de verdure se referma. Puis, se glissant par un interstice invisible, il disparut derrière lui.
— On les suit ? murmura Pardon.
— Naturellement ! Cependant, ne nous jetons pas dans la gueule du loup sans précaution. Je récupère deux ou trois bidules dans nos sacoches qui pourraient nous servir et nous y allons.
Aussitôt dit aussitôt fait, le Hagan rejoignit Pardon au bout de quelques minutes.
— As-tu remarqué qu'ils camouflaient les sabots de leurs chevaux ?
— Oui ! Ça, je n'y aurai jamais pensé tout seul. J'ignore qui dirige cette organisation criminelle, mais, obligatoirement, le personnage ne manque ni d'idées ni de créativité… Tiens, je t'ai pris de l'eau et quelques petits trucs à grignoter, sait-on jamais ce que nous découvrirons derrière ce mur.
Un dernier coup d'œil autour d'eux, une ultime écoute attentive des bruits de la forêt et les deux hommes se rapprochèrent de l'indiscernable accès. Hang s'avança en premier, immédiatement talonné par Pardon.
— Leur empruntons-nous une torche ou ta vision nocturne suffit-elle pour s'en passer ? demanda le Hagan.
— Je distingue le couloir et les aspérités du sol, assez pour nous diriger tout en restant discrets.
— Mon acuité visuelle a beaucoup baissé depuis la disparition de la magie et je le regrette chaque jour. Il faut dire que j'ai toujours adoré voir dans le noir !
— Ne perdons pas plus de temps. Je n'apprécierais pas d'être pris en tenaille par deux groupes successifs qui rentreraient au bercail, par exemple…
Pardon s'élança en premier, le pas léger et rapide, suivi par Hang, calquant sa trajectoire sur la sienne. Bientôt, à l'approche de la lumière qui les précédait, ils ralentirent pour ne pas être remarqués. Malheureusement, le scénario redouté par Pardon devint réalité quand un bref appel résonna derrière eux : ils étaient cernés par les bandits. Sur le moment, ni l'un ni l'autre ne s'en inquiéta ; ils s'étaient déjà extirpés de situations plus périlleuses, mais leur attitude changea lorsqu'un grondement sourd retentit au loin, si déformé par les échos à répétition qu'aucun des deux ne parvînt à en identifier la nature. Redoublant de prudence, ils avancèrent vers une lueur de plus en plus intense jusqu'au moment où Pardon s'arrêta brusquement au détour d'un virage, Hang manquant de le percuter de peu. À quelques mètres, les montures patientaient sur un étroit promontoire. Les deux hommes reculèrent immédiatement pour se remettre à couvert, puis observèrent la scène, tentant d'analyser la raison de cette escale. Un des bandits brandit une torche et révéla une large salle dont les limites se perdaient dans l'obscurité. À sa base s'étendait un lac intérieur, surplombé par un chemin exigu, celui qui menait obligatoirement à la sortie du tunnel et qui semblait, tout du moins en partie, englouti par les gerbes bruyantes d'une impressionnante cascade. Le premier des cavaliers descendit de son cheval pour s'engager sur la voie glissante qui, légèrement en retrait, passait sous le flot écumeux. Une fois parvenu de l'autre côté, il attrapa un deuxième flambeau sur la paroi et le tendit. Un second bandit entraîna sa monture et celle qui portait le prisonnier, tandis qu'au même moment, une lueur apparaissait dans le couloir derrière les deux amis : le temps leur devenait compté. Enfin, les deux hommes émergèrent de la cataracte et, dépassant le premier compère, poursuivirent leur chemin. L'ultime voleur reposa la torche pour les suivants, puis entreprit de traverser sous l'averse liquide.
— Que faisons-nous ? murmura Hang, conscient qu'ils ne disposaient pas d'un délai suffisant pour atteindre le côté opposé, puis disparaître avant l'arrivée du second groupe.
— On tente le tout pour le tout en courant vers la cascade.
— Mais ils nous verront ! objecta Hang.
— Quel autre choix avons-nous ? Au pire, s'ils nous repèrent, nous sauterons dans le lac pour nous échapper.
Profitant du moment où le dernier bandit rejoignait le premier, les deux compagnons s'élancèrent. Un instant plus tard, ils pénétraient sous le rideau aqueux, espérant que, peu habitué à maintenir la vigilance en ces lieux, aucun brigand ne les avait remarqués. Trop étroite, la sente ne leur laissait aucune possibilité de se dissimuler dans un quelconque renfoncement. Redevenant visibles s'ils sortaient de la chute d'eau, le constat s'imposa : ils étaient coincés. À présent, le groupe suivant avait sûrement atteint le promontoire et, très bientôt, un des hommes entreprendrait la traversée. Que décider ?