Chapitre 10-4

2432 Words
Merielle se précipita dans ses bras et s'y blottit de nouveau, les larmes aux yeux. — Non, plus de pleurs désormais. Dorénavant, tu as choisi d'abandonner ton statut de petite fille fragile. Tu devras apprendre à faire face à tes chagrins et à les dépasser. Tu devras surmonter, même sans moi, tes frayeurs et tes angoisses. Notre quête sera à ce prix… Sekkaï réalisa soudain la teneur des phrases qu'il venait de prononcer et son cœur se contracta. Une étrange destinée se dessinait dans son esprit, comme la prophétie d'un avenir éprouvant. Chassant la sensation déstabilisante qu'il ressentait, il revint sur un terrain plus léger. — Prépare-toi rapidement. Nous trouverons ta future arme en route. — Naaly, tu te joins à nous ? demanda aussitôt Merielle à son amie. Bien que leur tournant le dos, la jeune fille n'avait pas manqué le moindre mot de leur échange, tandis qu'un nombre incroyable de sentiments la traversait. Alors qu'elle songeait à rentrer en Avotour, son cœur avait raté un battement quand elle avait découvert que les deux garçons partaient ensemble. Le monde devenait fou si son boulet de frère parvenait à entraîner derrière lui un prince… La colère à l'égard de Sekkaï avait décuplé et l'ébauche d'une haine féroce à son encontre avait vu le jour. Et voilà que, coup de théâtre, cette cruche de Merielle choisissait d'accompagner son jumeau ! Dès cet instant, sa fureur s'était amplifiée. Cependant, contrôlant parfaitement ses sentiments, elle se redressa lentement et tourna vers eux un visage impassible. S'étirant avec mollesse, elle prit le temps de se faire désirer. — Vous disiez quoi déjà ? demanda-t-elle en réprimant un bâillement. — Naaly, préfères-tu retourner en Avotour ou rester avec moi ? J'aurais tant besoin de toi, de ton amitié, de ta présence. Et puis, tu es tellement douée au kenda, je suis certaine que tu sauras m'apprendre mieux que quiconque. Viens, s'il te plaît… Naaly soupira intérieurement. Jamais elle ne pourrait en vouloir à Merielle… Toutes les deux avaient vécu trop d'aventures, bien simples effectivement au regard de celles de la veille, mais qui les avaient unies avec la même force. Elles avaient couru dans les champs, grimpé dans les arbres, elles s'étaient couchées dans l'herbe, riant de leur joie d'être ensemble, des bêtises qu'elles avaient faites ou prononcées. Les mots ne paraissaient pas essentiels quand les relations étaient profondes et elles s'en étaient toujours passé pour se comprendre. Alors, qu'importait que Sekkaï suivît Tristan, qu'importait de devoir supporter leur présence, son affection pour Merielle dépassait tout le reste. Sur le point de saisir la main de son amie, elle se retint. Elle aussi réalisait la nécessité de grandir, maintenant que leurs vies avaient basculé. — Je suis des vôtres. — Parfait, annonça Sekkaï, même si, visiblement, il n'en pensait rien. Nous partirons dès que vous descendrez. Le prince sortit de la pièce et attendit que la porte fût refermée pour laisser éclater son énervement. La venue de Naaly présentait un atout, car, quelle que fût son opinion à son propos, elle possédait l'étoffe d'une extraordinaire combattante et il avait pu compter sur elle pour protéger sa sœur. En revanche, le lien si fort qui unissait Merielle et elle lui apparaissait toujours aussi improbable, voire agaçant. Ressentait-il un peu de jalousie à la voir s'immiscer entre sa jumelle et lui ? Non, cette hypothèse ne lui ressemblait pas. Il ne l'aimait simplement pas parce qu'elle adorait lui pourrir la vie et qu'au bout d'un moment son comportement infantile, particulièrement envers lui, avait fini par le lasser. Il espéra que leur aventure commune la ferait mûrir comme chacun d'entre eux. De plus, peut-être le moment était-il venu de reprendre leur relation au début et de la renouveler sur des bases différentes ? Serait-il capable d'agir dans ce sens ? Certainement, si Naaly y mettait du sien. Restait maintenant à envoyer quelqu'un prévenir ses parents de la suite des événements. Un sentiment de regret lui traversa l'esprit. Sans avoir obtenu personnellement des informations à ce sujet, il se doutait que son père rencontrait des soucis de santé. Il espéra que son attitude et celle de Merielle n'auraient pas de conséquences fâcheuses. Ainsi, pour lui éviter de s'inquiéter, il envisagea de lui donner régulièrement de leurs nouvelles. Cette décision importante établie, il descendit vers la salle de l'auberge pour rejoindre Tristan et achever la préparation de leur départ. À la fin de la matinée, la troupe menée par Aubin céda le passage à un cavalier poussiéreux qui ralentit en les croisant, les salua, puis reprit sa route au trot. Lomaï le suivit du regard, resta un instant songeuse, puis provoqua un peu de désordre dans les rangs, quand, faisant demi-tour, elle s'écria « Faites place ! » afin de poursuivre l'homme. Bonneau et Aubin n'hésitèrent pas et abandonnèrent leurs soldats pour rattraper la souveraine. À son approche, elle héla le cavalier pour l'inciter à s'arrêter. Visiblement mécontent de ce contretemps, celui-ci lui dit d'un ton sec : — Je transporte une information capitale pour le roi d'Avotour que je dois lui remettre au plus vite. — Lomaï d'Avotour vous conviendrait-elle comme première étape de transmission ? Il la détailla brièvement avant de blêmir et d'incliner respectueusement la tête, tandis que Bonneau et Aubin les rejoignaient. — Votre Majesté, je vous prie de m'excuser, bafouilla-t-il. Je ne… — Excuses acceptées, coupa-t-elle. Quelles nouvelles apportez-vous à mon époux ? — La chaînerie des marchands m'a chargé de vous prévenir que le domaine d'Aubon a essuyé une attaque cette nuit. Brand et Florie Escoten sont morts. Lomaï frémit avant d'ajouter : — Quoi d'autre ? Le cavalier resta un instant silencieux, cherchant visiblement ce qu'il pourrait préciser. — Tous les chevaux ont été volés… Je ne connais rien de plus. — Par qui avez-vous obtenu ces renseignements ? — L'assaut a donné lieu à un véritable m******e, mais quelques serviteurs, rares, sont parvenus à rallier le château le plus proche pour y être hébergés. Le cerveau de Lomaï commençait à associer les éléments quand une idée terrifiante la foudroya. La gorge serrée, elle demanda : — Savez-vous si les Escoten recevaient des invités ce soir-là ? — Non, ma dame. Je ne suis que le messager de cette tragique nouvelle. Lomaï hocha la tête. — Je vous remercie. Je vous charge d'une deuxième commission pour le roi. Dites-lui que je me rends sur place et que je lui communiquerai au plus vite les informations que je recueillerai. Bonne route, messire. Le cavalier s'inclina et repartit aussitôt. Lomaï resta un instant silencieuse, puis s'adressa à ses compagnons qui avaient choisi de ne pas interrompre sa réflexion. — S'ils se sont tous retrouvés, Sekkaï les aura emmenés dans un endroit sûr pour dormir. Or, il connaît… connaissait les Escoten, son cheval vient de ce haras. Avec à peine plus d'une demi-journée de chevauchée, la distance parcourue correspond parfaitement. Sentant l'émotion l'envahir, Lomaï inspira, puis reprit : — Nous devons nous rendre là-bas pour en apprendre plus et voir si, parmi les corps, quatre n'auraient pas été identifiés. Elle regarda Aubin et Bonneau brièvement avant de rompre le contact, trop fragile pour s'attarder sur ce qu'elle ressentait. Agir et surtout ne pas penser. — En route ! Tous les trois rebroussèrent chemin pour rejoindre leurs hommes et se diriger au plus vite vers le domaine d'Aubon. Aila avait adoré sa journée ! Dès le petit-déjeuner avalé, elle avait convaincu la femme de les accompagner au champ. Au début, celle-ci avait protesté, argumentant que le repas du midi n'était pas prêt, mais son invitée avait ouvert le placard, sorti du pain, du fromage et du miel, et ajouté quelques pommes avec un grand sourire. Son hôtesse avait, ensuite, objecté que la charrette n'était prévue que pour deux personnes. Aila avait rétorqué : « À partir de maintenant, je m'entraîne à courir, donc vous n'avez aucune excuse pour rester ici à cuisiner. » Devant sa détermination, la femme s'était inclinée. Soudain, son visage devenu rayonnant, elle leur avait demandé un instant supplémentaire, puis, mue par une extraordinaire énergie, avait complété le panier-repas en un temps record sous le regard de son mari ébahi. Sur le chemin qui les menait au champ, la discussion avait remplacé le silence de la journée précédente, comme si le verrou qui enfermait les mots de ce couple avait sauté. Si Aila n'avait toujours pas compris la raison qui expliquait cette situation, elle enregistrait peu à peu les éléments que ses sens percevaient, y compris ceux que démentaient leurs attitudes ou leurs propos. Bientôt, à n'en pas douter, elle percerait le mystère de leurs non-dits. Les échanges s'étaient ponctués d'histoires tantôt familiales tantôt anecdotiques, d'éclats de rire et de belles et bonnes paroles, de chants et de poèmes, Aila maintenant la cadence à leur côté. Puis, la journée s'était écoulée comme par enchantement et, à leur retour, alors que la fatigue n'aurait dû épargner personne, bien au contraire, elle n'atteignait pas leurs cœurs joyeux. La femme entonna quelques airs traditionnels que la voix grave de son mari soutint rapidement, et Aila transforma ses pas de course en pas de danse, bondissant et se servant du kenda comme d'un partenaire la faisant virevolter. Jamais la combattante n'avait éprouvé un tel sentiment de bonheur et elle aurait voulu que ces instants fussent éternels. Elle se sentait prête à rester ici jusqu'à la fin de ses jours. Puisqu'elle avait presque tout oublié, pourquoi pas ? À l'écoute des bruits qui résonnaient à proximité, Merielle s'apprêtait mentalement à sa première nuit en forêt. D'un geste nerveux, elle resserra son étreinte autour de son arme, un bâton de bois, comme son jumeau et son amie, acquis le matin même. Au moment de leur départ, Sekkaï avait réalisé les achats nécessaires pour elle et Naaly, taisant la fonte progressive et inquiétante de son pécule, uniquement prévu pour le dépanner. Quand les deux filles et lui avaient investi une boutique poussiéreuse encombrée d'objets aussi nombreux qu'hétéroclites, le marchand, affable, s'était précipité vers eux, leur proposant ses plus belles pièces à des prix défiant toute concurrence : absolument inabordables. Le prince avait rapidement calmé les ardeurs commerciales du vendeur en lui expliquant qu'il désirait un simple kenda pour sa sœur. L'homme s'était tourné vers Merielle, l'avait regardée de la tête aux pieds, puis avait disparu dans sa réserve, tandis que Naaly furetait à droite et à gauche. Un instant plus tard, il en revenait avec un bâton pouilleux dont il avait essuyé la saleté avec sa manche plus crasseuse que lui. Sekkaï avait observé l'arme sans entrain, tant elle paraissait endommagée, mais peut-être suffirait-elle à sa jumelle d'autant plus qu'elle ne coûtait pas trop cher. Il en demanda le prix. — Les vrais kendas sont des objets de plus en plus rares. Examinez celui-ci, on voit à quel point il a vécu. Imaginez le nombre d'histoires qu'il pourrait vous raconter, pensez à toutes ces mains qui se sont battues avec lui et… — Le prix, avait coupé Sekkaï. — Écoutez, j'hésite… C'est mon dernier et je reçois régulièrement de belles offres… — Le prix ! — Trois sequins. Avant même que Sekkaï pût répondre, Naaly s'était exclamée : — Quoi ? Vous ne croyez quand même pas que nous allons débourser autant pour votre manche à balai ! Vous voulez que je parte chercher le reste de votre outil de travail où vous l'avez abandonné ! Celui-là, à mon avis, s'est plus frotté sur les sols qu'à d'autres armes ! Gardez votre kenda-balai pour trois sequins et je vous prends ce bâton de marche pour deux arsequins. Je vous fais l'article : dessus tellement crasseux qu'on ne voit plus sa couleur, craque un peu au toucher ce qui implique la présence de vers et donc le risque de contaminer tous les bidules en bois de votre bazar. Je m'étonne d'ailleurs que ce ne soit pas encore le cas… — Non ! Que dites-vous ? C'est un objet très… — Rare ? avait coupé Naaly. Haha ! Comme votre première proposition, présent dans toutes les maisons au coin de la cheminée. Deux arsequins et c'est mon dernier prix. — Dix, pas un de moins ! — Bon, tant pis. À deux, je le prenais, mais à dix, je vous le laisse. Tenez, je vais le ranger à côté de cette belle commode en chêne. Naaly s'était rapprochée du meuble, tandis que le marchand cherchait à l'en empêcher. Penchée vers le kenda, elle avait rajouté : — N'est-ce pas de minuscules trous de ver que je vois là ? Finalement, deux arsequins pour ce morceau pourri jusqu'à l'os, c'est trop cher. Le problème est que je ne sais pas où le mettre. Vous n'imaginez pas les dégâts que d'aussi petites bêtes peuvent effectuer… Dédaigneuse, elle l'avait appuyé sur l'armoire à ses côtés, puis s'était éloignée. L'homme s'était immédiatement précipité pour enlever le bâton, ne trouvant nul autre endroit pour le reposer, tandis que Naaly entraînait Merielle vers la sortie. — Cinq arsequins ! avait-il crié dans une dernière tentative. — Deux jusqu'à ce que je passe la porte et, après, je ne le prendrai qu'à un ! — C'est bon ! Deux ! Je vous le laisse à deux ! — Parfait ! Sekkaï avait payé en silence et la petite troupe avait remonté la rue vers l'auberge. — Le premier était vraiment le manche de son balai ? avait interrogé Merielle. — Tout à fait ! Je ne lui ai accordé aucune confiance dès que j'ai pénétré dans sa boutique. De plus, avec le bazar ambiant, il était facile de se dissimuler pour l'observer. — Et celui-ci est vraiment un kenda ? Il a l'air si… — Affreux ? Laisse-moi le temps de le remettre à un charpentier et tu verras ! Avant de quitter la ville, le groupe avait effectué une halte à la demande de Naaly. Celle-ci était ressortie, l'arme cachée derrière son dos jusqu'au moment de la présenter à Merielle. — Et voilà ! — Oh… Ne me dis pas que c'est le même ! — Franchement, tous les deux, vous devriez plus écouter les histoires de votre famille ! En tout cas, j'ai entendu celle qui racontait que votre mère avait rapporté un kenda pouilleux pour Sérain avant de finalement le récupérer pour elle, je ne me souviens plus pour quelle raison. Avec un peu de chance, elle doit encore l'avoir ! — Le bâton de combat de maman ! s'était exclamée Merielle, c'est vrai… Et tu es sûre que celui-ci en est un ? — Naturellement ! Et, pour deux arsequins, tu as fait une affaire en or ! — Oh… Naaly, tu es fantastique ! — Oui, oui, je sais, avait-elle admis en remontant sur son cheval. — Mais, pour le nettoyer, tu avais des sous ? — Pas besoin ! J'ai embobiné le charpentier. Toujours caresser les gens dans le sens du poil pour obtenir ce qu'on veut ! Alors, par où ? — Nous prenons la direction de la forêt de Trérour, mais, cette fois, par des voies secondaires, moins fréquentées à la fois par la population, mais aussi par les voleurs, avait répondu Sekkaï. Le cœur battant, alors qu'ils s'éloignaient de la ville, Merielle avait juste commencé à estimer les enjeux de son choix. Cependant, malgré l'émotion qui l'avait étreinte, elle était certaine de ne rien regretter. Sérain venait de recevoir deux messagers coup sur coup, chacun muni de deux informations qui se télescopaient. Le premier lui avait annoncé le meurtre de Florie et Brand Escoten, deux personnages hauts en couleur qu'il affectionnait particulièrement, le pillage de leur domaine et le m******e de leurs gens à quelques exceptions près. Décidément, ces bandits sans foi ni loi prenaient de plus en plus de liberté et, en tant que roi, il devrait d'une façon ou d'une autre parvenir à les arrêter. Lomaï avait croisé le premier homme et n'ignorait plus rien de cette ignominie, songeant dans le même temps, légitimement, que sa progéniture aurait pu trouver refuge là-bas. Le deuxième message provenait de son fils qui lui apprenait que tous allaient bien et qu'une escorte pourrait venir les rechercher le lendemain à l'auberge de Lancre. Au lever du prochain jour, il enverrait un soldat prévenir Lomaï. Bientôt, elle récupérerait leurs enfants et leur cauchemar finirait. Une quinte de toux l'agita et un peu de sang coula sur ses lèvres qu'un mouchoir suffit à faire disparaître. Il était parvenu à cacher à sa femme la dégradation rapide de son état, mais elle ne devait pas trop tarder à revenir…
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