— Sekkaï a écrit un message à sa sœur et Merielle une lettre pour nous ! Ils sont partis dans la même direction, mais pas en même temps, les filles après les garçons !
Le regard de Sérain se posa, étonné, sur sa femme qui, très soucieuse de son statut, n'avait pas hésité à casser tous les codes pour débarquer dans la pièce emplie d'hommes, de soldats qui plus est, ses cheveux d'ébène flottant derrière elle et sa robe de chambre laissant apparaître un élégant déshabillé. Il ne s'offusqua pas de son attitude peu conventionnelle, se contentant de la contempler avec amour. Ses joues légèrement rosies par l'agitation, ses pupilles dans lesquelles couvait un feu sombre la rendaient encore plus séduisante et désirable à son cœur. Si, lors de l'entrée fracassante de Lomaï, tous les yeux s'étaient portés sur elle, à présent, les participants avaient baissé la tête avec respect, conscients que l'urgence de la situation avait mené la reine vers eux dans une tenue plus légère que les usages ne l'autorisaient. Sérain s'adressa à ses soldats :
— Voici qui confirme toutes les décisions que nous venons de prendre. Les cinq groupes établis vont quadriller toutes les voies susceptibles d'être empruntées pour remonter vers Trérour. Finissez de vous préparer, je vous rejoins dans la cour avant votre départ. Aubin, Bonneau, avec vos hommes, vous occuperez de la route principale. Je ne sais si Tristan a tenté de ruser ou non, mais je reste convaincu qu'elle demeure la plus simple pour rallier au plus vite Hang et Pardon et celle dans laquelle il a le plus de chance de s'être engagé. Pensez à nous envoyer chaque jour un messager pour nous tenir informés de l'état de vos recherches. Une dernière remarque à formuler ?
— Oui.
Tous les yeux se tournèrent vers la souveraine avant de se baisser à nouveau, sauf ceux de Sérain qui la fixaient, la bouche entrouverte. Elle plongea son regard dans celui de son époux et, ne s'exprimant que pour lui, elle ajouta d'une voix ferme :
— Aubin et Bonneau, vous m'attendez, je pars avec vous.
Les traits de Sérain se contractèrent violemment ; leur désaccord se réglerait à huis clos.
Lomaï finissait de s'habiller. Sans le moindre regret, elle avait abandonné ses robes royales pour revêtir une tenue plus pratique. Elle s'examina dans le miroir, y redécouvrant l'image d'une époque révolue, celle d'une combattante chevauchant aux côtés du grand roi dont elle était tombée follement amoureuse, son kenda dans sa paume, animée par une inépuisable énergie offensive. Aujourd'hui, de nouveau, face à l'adversité, elle était prête à redevenir cette femme pour sauver ses enfants. Dédaignant son reflet, elle commença à remplir son sac. La porte grinça légèrement derrière elle quand Sérain pénétra dans leur chambre.
— Pourquoi ? demanda-t-il d'un ton sec. Pourquoi me fais-tu ça ?
Précipitamment, elle se retourna, puis se rapprocha de lui. Elle saisit ses mains.
— Je ne souhaite rien te faire, Sérain et, surtout, aucun mal. Mais je dépérirai à attendre que quelqu'un vienne m'annoncer leur mort. Je veux agir ! Comprends-moi.
— Parce que tu ne crois pas que j'aimerais enfourcher un cheval et galoper vers eux, comme toi ! Ce sont mes enfants autant que les tiens !
— Je le sais. Mais, à cet instant de notre vie où je le peux encore et où, toi, tu ne dois songer qu'à préserver ta santé, je pars à ta place et, je l'espère, en ton nom…
Leurs regards se croisèrent, intenses, puis Sérain se détourna et s'éloigna.
— Ne me repousse pas, le supplia-t-elle.
Elle se rapprocha de lui et posa sa tête contre son épaule, tandis qu'il laissait ses bras entourer son buste avec tendresse.
— Tu es mon roi à tout jamais, mon grand amour, le seul et l'unique. Cependant, je dois le faire, je dois récupérer nos enfants et j'ai besoin d'agir avec ton accord.
— Tu m'en demandes trop.
— J'en suis cruellement consciente…
Sérain se retourna vers elle, caressant l'ovale de son visage, tandis que ses yeux parcouraient ses traits fins.
— Je ne te survivrai pas…
— Je compte bien revenir au plus vite. Tu sais que jamais je ne t'abandonnerai.
Elle l'embrassa avec douceur sur les lèvres, puis se recula tout en lui tenant les mains. Enfin, elle les lâcha, rangea ses dernières affaires et attrapa son sac et son kenda. Puis, sur le point de franchir la porte, elle ajouta :
— Je t'aime, Sérain. Je n'ai jamais aimé que toi, et je serai de retour très bientôt, je te le promets !
Elle se détourna aussitôt, elle ne voulait pas pleurer devant lui, consciente de partir à un moment de leur vie où, plus que tout, il avait besoin d'elle.
Le cœur dévasté, le roi la regarda disparaître avec le sentiment aigu qu'il la voyait pour la dernière fois.
Le jour n'était pas encore levé qu'Aila se redressait, dédaignant les protestations de ses muscles endoloris. Saisissant son kenda, elle rejoignit la cour, puis déposa son bâton contre un arbre. Pour l'instant, elle désirait travailler son équilibre. Chassant la plus petite réflexion intérieure qui aurait pu casser son application, ce qui, dans un sens, ne représentait qu'une difficulté mineure au regard des bribes infimes de mémoire qu'elle avait retrouvées, elle commença par s'échauffer avec des mouvements mesurés, mais précis. Son esprit explora chaque parcelle de son corps, redécouvrant, tout à la fois, ses limites et une capacité certaine à les dépasser. Chaque avancée dans sa technique consolidait un peu plus le lien qui unissait les deux facettes indissociables de sa personnalité. Percevoir chaque muscle, contrôler l'adéquation de la pensée et de son geste, sentir sous sa peau s'éveiller une force, une puissance longtemps négligée, presque effacée, mais pas tout à fait. À chaque instant, son esprit voyageait dans son organisme, le parcourant parfois avec lenteur, parfois avec vivacité, sa compréhension paraissant s'accélérer au fur et à mesure que sa maîtrise augmentait. Elle esquissa un premier pas et, malgré sa concentration, un sourire éclaira son visage, elle était heureuse ! Ses hésitations initiales s'estompèrent soudainement et, comme si son corps avait conservé l'empreinte de sa vie antérieure, en dépit de son absence de mémoire, elle s'élança, enchaînant sauts, pirouettes et figures athlétiques, alliant souplesse et impulsion, puis finit par s'immobiliser sur le sol, le souffle court. Patience… Elle n'était pas prête, mais sa certitude était faite, dans son existence précédente, elle avait volé et si, aujourd'hui, elle avait égaré ses ailes, bientôt celles-ci repousseraient pour lui permettre d'explorer l'immensité du ciel ! Envahie par un indicible bonheur, elle se mit à tourner sur elle-même, riant aux éclats. L'avenir lui appartenait ! Quand, enfin, elle s'arrêta, tandis que le paysage continuait à virevolter autour d'elle, elle tomba à genoux avant de s'apercevoir que deux spectateurs, encore bouche bée, la contemplaient. Aila leur sourit et se dirigea vers eux, son cœur bondissant vers les leurs pour les aimer et les protéger. Parvenue à leur hauteur, alors que leurs prunelles la dévoraient comme un trésor qui venait de débarquer dans leur quotidien pour le changer, elle saisit leurs mains, leur émotion commune perceptible. Ensemble, à l'image d'une famille qu'ils ne formaient pourtant pas, ils rentrèrent dans la maison.
Dans la salle de l'auberge, Sekkaï fixait son assiette vide, cherchant des solutions à ses multiples problèmes, sans succès. Levant son regard, il aperçut Tristan qui pénétrait dans la pièce et hésitait visiblement sur la façon de se comporter dans un tel lieu. D'un signe de tête, le prince l'invita à le rejoindre et le garçon s'installa devant lui.
— Pouvons-nous attendre le réveil des filles pour partir ? lui demanda Sekkaï immédiatement.
Après un long silence, comme si parler exigeait toujours un effort de sa part, Tristan finit par répondre dans un murmure :
— Pourquoi ?
— Je te l'ai dit et je n'ai pas changé d'avis, où tu iras, je te suivrai. Je suppose qu'avec le temps que nous avons perdu, tu dois avoir hâte de reprendre la route. Encore vers Trérour ?
Tristan hocha la tête.
— Bon, pendant que tu déjeunes, je monte voir où elles en sont.
Se relevant, il appela l'aubergiste d'un geste.
— Veuillez servir ce jeune homme. Je paierai la note avant de partir.
Le prince quitta la salle, puis, parvenu à la chambre commune des filles, il frappa. Une voix l'invita à entrer. Dans l'ombre de la pièce, sa sœur assise sur le lit serrait son mouchoir dans sa main. Sans tenir compte de Naaly qui semblait dormir, il repoussa le rideau qui voilait la lumière et s'attrista de la détresse qu'il distinguait dans les yeux de sa jumelle. Il s'installa à ses côtés et l'attira contre lui. Sans résister, elle se blottit au creux de ses bras.
— Tu as fini d'avoir peur, Merielle, lui murmura-t-il. J'ai envoyé un messager prévenir père. D'ici ce soir, une escorte viendra te rechercher et tu pourras regagner le château en toute sécurité.
Sentant sa sœur se raidir contre lui, puis s'écarter, il s'étonna. L'instant d'après, elle posait sur lui son regard encore effrayé.
— Que veux-tu dire ? Que, même après les événements d'hier, tu vas poursuivre ton voyage ?
— Oui, Tristan et moi partons dès la fin de son repas.
— Non !
Sekkaï se figea. Il ne s'attendait pas à une telle opposition de la part de sa jumelle et l'observa fixement, impatient d'écouter ses raisons. Elle se leva et se mit à parcourir la petite pièce, en long et en large. D'une voix saccadée par l'émotion, elle s'enflamma :
— Nous avons failli périr dix fois en une seule journée ! Nous avons enjambé des corps allongés, désertés par la vie ! Avant, j'ignorais à quoi ressemblait le danger. À présent, je ne pourrai plus jamais voir le monde de façon identique.
Ses yeux se remplirent de larmes.
— Mon enfance est morte en même temps que tous ces hommes.
Sekkaï esquissa un geste vers elle, mais elle n'y répondit pas.
— Je sais, je suis naïve… Mais j'ai réfléchi cette nuit, j'ai compris tout ce dont tu avais voulu me protéger. Par exemple, quand tu m'as dit que Florie assurait nos arrières, elle donnait sa vie pour nous, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ?
Les larmes se mirent à couler sur ses joues, mais Sekkaï ne bougea pas.
— Et, quand tu nous as quittés sur la grand-route, tu étais prêt à te sacrifier pour moi. Ne le nie pas, je le sais !
Un instant, elle resta silencieuse, comme si elle cherchait ses mots avant de reprendre :
— À présent, je connais tous les dangers que, dorénavant, tu peux croiser sur ton chemin. Si tu t'en vas, je tremblerai pour toi en permanence. Je ne supporterai pas cette incertitude qui me rongera le cœur à chaque instant.
— Je serai prudent, je te le promets…
— Tes promesses ne me suffisent pas ! Pas plus que l'enfer dans lequel ma vie basculera par ta faute, alors c'est non !
— Merielle, je t'en supplie, ne me demande pas de choisir entre Tristan et toi…
— Mais je ne te le demande pas, je pars avec vous.
Sekkaï accusa le coup. Il leva les mains en signe de protestation, mais elle balaya ses arguments d'un geste avant même qu'il les énonçât.
— Toutes ces années, j'ai accompli mon rôle de petite princesse sage et gentille, protégée de tout, par tous. J'ai toujours trouvé quelqu'un pour sécher mes larmes, papa ou maman, ou toi qui n'as jamais cessé d'être à mes côtés. Une seule véritable amie, Naaly, que je voyais peu, mais dont j'attendais la visite avec impatience. Jusqu'à présent j'ignorais la raison pour laquelle sa présence était indispensable à mon existence. Maintenant, j'ai compris qu'elle apportait l'unique flamme qui me réveillait, au milieu de tous ces jours insipides qui s'écoulaient. Sans elle, ma vie aurait ressemblé à un éternel hiver. Peut-être, au fond de moi, se dissimule-t-il une personne différente de cette princesse sans saveur…
— Merielle, comment peux-tu parler ainsi de toi ? Tu n'es pas…
— Tais-toi, coupa-t-elle. Tu as beau m'avoir devancé de quelques instants sur cette Terre, tu ne me diras pas comment agir. Je suis naïve, peut-être, mais j'apprendrai à réfléchir autrement. Alors que les combats ne m'ont jamais intéressée, j'apprendrai le maniement des armes et mon premier achat sera pour m'offrir un kenda, comme le tien ou celui de Naaly. Je n'ai jamais aimé les longues chevauchées, j'apprendrai à supporter des journées entières à cheval. Je résisterai à toutes les bestioles, grimpantes, volantes ou sifflantes, qui croiseront mon chemin, j'endurerai toutes les intempéries : la pluie qui me détrempera, le vent glacial qui me balaiera, le froid qui me paralysera. J'endosserai une armure qui protégera mon cœur de la peur, du désespoir et, si un jour, tu as besoin d'une main secourable, je serai là.
— Avec quel argent ?
Merielle fronça les sourcils.
— Quoi ?
— Avec quels sequins comptes-tu acheter ton kenda ?
Un sourire fugitif, encore vaguement contraint, s'afficha sur le visage de la jeune fille.
— Avec le tien ?
Il hocha la tête gravement.
— Tu veux bien de moi, alors ? reprit-elle.
— Ma sœur adorée, notre histoire a commencé presque au même moment, il y a bien longtemps. Si ton destin est d'accompagner le mien sur cette route qui nous portera autant qu'elle nous blessera, si tu te sens prête à tout vivre, y compris l'horreur, et à rebondir quoi qu'il advienne, nous partirons ensemble.