Rapidement, le groupe s'était remis en selle pour gagner le prochain village qui ne devait plus être très éloigné à présent, mais Sekkaï avait désiré une halte auprès du premier ruisseau qu'il avait rencontré. Son odorat écœuré par les effluves métalliques du sang, il ressentait le besoin de se rafraîchir et d'ôter de sa peau ses larges auréoles carmin qui la maculaient. Merielle en avait profité pour s'occuper de sa blessure. Ni trop longue ni profonde, son jumeau en serait quitte pour une légère cicatrice. Elle avait énoncé ce fait avec un naturel déconcertant, mais le prince qui la connaissait par cœur n'avait pas été dupe de l'imperceptible tremblement de sa voix. Quand il avait tourné les yeux vers elle, il avait découvert les siens emplis de larmes et, une fois dans ses bras, elle avait éclaté en sanglots et ne parvenait plus à s'arrêter.
Adossée nonchalamment à l'arbre, Naaly réfléchissait à la matinée qui venait de s'écouler. Jusqu'à présent, ses rares adversaires n'avaient été frappés par sa force de conviction que pour être assommés. Même pendant son combat en compagnie de Hang et de son père, elle n'avait pas dépassé cette limite, laissant aux adultes le soin de les achever à leur gré. Tout aurait pu rester ainsi, mais le destin en avait décidé autrement pour elle. Quand votre existence était en jeu, dans une lutte qui ne relevait plus de la défense, mais de la survie, chaque coup porté l'était dans le but d'anéantir l'ennemi. Alors, elle avait frappé de toutes ses forces, ses muscles en pleine action, et un premier bandit avait péri sous l'impact de son kenda. Dans la frénésie du moment, elle avait refusé de s'attarder sur ce fait. Puis, le pire était arrivé, elle avait saisi un poignard et l'avait envoyé. Elle ne cessait de le revoir se plantant dans le cou de l'homme, d'entendre le râle qui avait précédé sa mort et ce sang, tout ce sang, qui avait inondé le sol et Sekkaï. De plus, elle croyait se souvenir d'avoir visé les côtes, sans en être vraiment certaine. Tout s'était passé si vite… Comme le lui reprochait souvent son père, elle fonctionnait toujours à l'instinct. Elle se mit à trembler avant de se ressaisir. Si elle destinait le couteau au buste et qu'il avait perforé la gorge, alors le prince ne devait la vie qu'à un heureux hasard. Elle se promit que plus jamais elle ne relancerait un poignard sans s'être entraînée. Jusqu'à présent, elle n'avait jamais connu que le plaisir d'affrontements sans autre conséquence que celle de gagner ou de perdre. Dorénavant, elle venait de comprendre que vaincre un ennemi nécessitait de le tuer, d'une façon ou d'une autre, et qu'elle devrait l'accepter, mais pas aujourd'hui, elle en était incapable. La nuit écourtée et ses batailles difficiles commençaient à peser sur ses épaules et elle ne souhaita plus que rejoindre rapidement l'auberge dont leur avait parlé Sekkaï. Puis dormir pour oublier…
Le soleil tapait fort sur le champ dans lequel Aila travaillait. La jeune femme essuya la sueur qui coulait sur son front d'un revers de main et resta un moment immobile à regarder autour d'elle. Elle n'aurait pu expliquer pourquoi elle se sentait si bien, malgré la fatigue physique qui augmentait peu à peu. Ce soir, à n'en pas douter, elle serait moulue de partout, mais s'en moquait éperdument. Elle reprit sa tâche, ramassant l'herbe fauchée pour la ranger dans la charrette. Ce geste répétitif, dénué de toute réflexion, lui convenait à la perfection ; elle agissait, son esprit au repos.
— J'ai apporté de quoi nourrir mes travailleurs ! lança une nouvelle arrivante.
Aila se retourna et regarda la femme se rapprocher. Ne sachant quel comportement adopter, Aila s'immobilisa, tandis que l'homme déposa son outil avant de rejoindre son épouse.
— Venez avec nous, proposa celle-ci.
Dans l'ombre d'un bosquet, ils s'installèrent sur quelques pierres, arrangées à dessein pour offrir l'équivalent d'une table et l'assise de plusieurs chaises, trois exactement. Aila songea qu'elle occupait, à présent, la place dévolue au fils, constamment cité, mais qui avait déserté le cercle familial. Quelle réalité se cachait derrière l'histoire apparente de ce jeune homme ? Elle s'attacha à examiner le couple, les non-dits qu'elle percevait entre eux, comme une forme de retenue dans leurs échanges, comme si, toutes les fois qu'ils se parlaient, ils craignaient de se révéler… Aila ressentait la sensation étrange d'être un observateur extérieur devant lequel un jeu inconnu se déroulait. Alors qu'il ne la concernait pas, elle absorbait toutes les informations qui lui parvenaient comme des pièces qui lui permettraient de reconstituer la vérité. Quand son mari s'éloigna temporairement, la femme lui confia :
— C'était sa chaise…
Elle se tut un instant avant de reprendre :
— Je n'attends que le jour où il reviendra s'asseoir de nouveau avec nous, comme quand il était petit… La grande ville, c'est bien pendant un moment, mais il y a trop de monde là-bas. Bientôt, il aura besoin de retrouver la tranquillité de son enfance.
Puis, de retour, l'homme parla plus pour lui-même que pour elle quand son épouse s'écarta d'eux.
— C'est étrange de voir sa place occupée par quelqu'un d'autre… Avant, c'était lui qui venait avec moi au champ et on s'amusait bien tous les deux.
Aila le fixa, cherchant à imaginer ce père à la mine si triste en train de rire avec son fils, sans y arriver.
— Je comprends que votre garçon, si gentil, doit vous manquer…
Il lui jeta un coup d'œil, puis se redressa et ajouta en s'éloignant :
— Faut pas croire tout ce qu'on dit. Aucun enfant n'est parfait, sauf dans l'amour bienveillant de sa famille, mais, parfois, ça ne suffit pas…
Aila resta songeuse un instant. Elle ne parvenait pas à démêler le vrai du faux, estimant finalement que chacun des deux parents en détenait une partie, mais suspectant, dans le même temps, qu'un secret plus lourd pesait sur leurs esprits. Son regard dériva vers l'homme qui avait rejoint sa femme, puis sur le bâton qu'elle avait emporté. Elle sourit et attrapa ce dernier. Elle laissa sa main glisser sur lui, dans une caresse qui redécouvrait ses légères aspérités sans s'en étonner, comme si, de fait, elle les avait toujours connues. Elle se redressa et ses deux paumes se placèrent sans hésitation sur lui, exactement à l'endroit où la surface apparaissait plus lisse qu'ailleurs. Si elle avait tout oublié, son corps, lui, se souvenait de tout. Elle le tourna et le retourna, examinant, selon la façon dont elle le tenait, le mouvement qu'elle esquissait. Quel incroyable objet ! À quoi pouvait-il bien servir ? Elle l'ignorait, mais elle sentait qu'entre lui et elle existait une histoire, une belle complicité que, pour l'instant, son cerveau refusait encore de lui livrer. Quelle idiote ! Comment pouvait-elle imaginer un seul instant qu'un bout de bois pourrait se lier à elle d'une façon ou d'une autre ? Et, pourtant, cette idée la séduisait, alors, elle la conserva comme une éventualité irréaliste, mais profondément attractive. Elle avait peut-être égaré sa mémoire, mais pas ses sens, et ces derniers lui criaient qu'elle devait croire, même à l'incroyable…
Comme l'homme avait repris le travail, Aila reposa son bâton et le rejoignit.
La journée achevée, assise à côté de son hôte, Aila se laissait bercer par le mouvement oscillant de la charrette qui retournait vers la maison. En dépit de la lassitude physique de son corps après ces heures de labeur, son esprit rêvait avec légèreté. Elle tenait son bâton entre ses mains, le touchant du bout des doigts, espérant, par ce simple contact, réveiller ses souvenirs en douceur. À mi-parcours, deux voleurs sortirent des fourrés, leurs armes pointées vers eux.
— Allez, le vieux, ta bourse ou c'est la vie que nous te prendrons !
— Mais je n'en ai pas, je reviens des champs, protesta une voix tremblante.
— On te croit pas ! Tes sous ou tu meurs, renchérit l'autre, menaçant.
Pétrifiée, Aila regardait la scène se dérouler comme si celle-ci n'était pas réelle au point de s'obliger à mettre des mots dessus pour parvenir à l'analyser. Ces personnes semblaient être des voleurs qui voulaient dépouiller son hôte. Non, elle ne pouvait pas les laisser faire. Sans plus réfléchir, ses mains se resserrant sur son bâton, elle sauta de la charrette.
— Je crois que vous n'avez pas bien compris le monsieur que j'accompagne, il ne possède rien susceptible de vous intéresser si ce n'est sa carriole et son chargement de foin. Je vous invite donc à aller jouer les trouble-fêtes ailleurs avant que je m'en mêle.
L'un des brigands éclata d'un rire gras ; exactement le genre d'homme bête et stupide qu'Aila détestait. Elle s'étonnait elle-même de son assurance, de ne ressentir aucune crainte devant ces deux bandits, envahie par la certitude tranquille qu'elle les battrait sans la moindre difficulté. Mais comment ? Sa mémoire sembla s'éclaircir brusquement : avec ce bâton qui deviendrait une arme parfaite entre ses doigts… Ainsi, elle savait combattre et, dans un instant, si les deux compères ne comprenaient pas tout seuls qu'ils devaient fuir au plus vite, ils en paieraient le prix.
L'homme dans la charrette réagit :
— Non, ne prenez pas de risques, j'ai quelques pièces, je vais les leur donner !
Cette sollicitude soudaine surprit Aila, mais ne changea rien à sa décision de s'opposer à ces gredins.
— Cet argent est le vôtre, répondit-elle. Vous travaillez chaque jour pour le gagner, et je ne les laisserai pas vous en priver.
Goguenards, les bandits la regardèrent s'avancer vers eux, avec son pantalon retenu par un cordon et sa chemise trop grande. Ils ne parvenaient pas à penser que cet épouvantail pût présenter le moindre danger, mais quelque chose dans sa démarche, dans sa sérénité apparente, dans la façon dont elle tenait son bâton, aurait dû les inciter à davantage de prudence.
— Alors, envie d'en découdre ? demanda-t-elle.
Un large sourire s'afficha sur le visage d'Aila. Patienterait-elle encore un peu pour voir s'ils comprenaient enfin le message ou allait-elle se faire plaisir en les affrontant ? Elle sentit une forme de tension envahir son corps, un indicible désir de se battre, et elle attaqua, indifférente à la fatigue musculaire qu'elle ressentait un instant plus tôt. Elle revivait ! Chacun de ses mouvements ou de ses gestes lui donnait l'impression d'exister pleinement. Entre ses mains, frémissant, virevoltant, son bâton redevenait ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être, un kenda porté par son incroyable énergie, et Aila bondit, frappant le premier de ses adversaires qui ne s'était pas reculé suffisamment vite. Son esprit s'enroula autour de son arme pour ne plus faire qu'un avec elle et elle se lança vers le deuxième dans un assaut fulgurant. Le voleur poussa un cri et détala comme un lapin, suivi immédiatement par son compère, une fois relevé. Aila reposa son kenda et se tourna vers son hôte :
— Je m'appelle Aila et je suis une combattante…
Elle ne se souvenait de rien de plus, mais ce nouveau pas la comblait, elle savait qui elle était.
Revenue dans la ferme, elle aida l'homme à décharger le foin, puis retourna sur le terrain devant la maison. Si, un instant plus tôt, retrouver son identité lui avait suffi, à présent, ce n'était plus le cas. Elle devait reconquérir cette partie d'elle-même qui lui échappait toujours. Alors, son esprit dépassant sa fatigue physique, elle manœuvra son arme, cherchant à en redécouvrir toutes les subtilités. Peu à peu, sans que sa mémoire œuvrât ou si peu, son corps lui offrit d'extraordinaires sensations. À l'unisson avec son kenda, elle bondissait, virevoltait et entraînait ses muscles dans des acrobaties aussi gracieuses qu'efficaces, ses mouvements devenant plus fluides au fur et à mesure que le temps s'écoulait. Chaque parcelle de sa peau s'imprégnait de cette énergie intérieure, comme si des ailes avaient poussé dans son dos, elle se crut même capable de s'envoler.
Quand la femme l'appela pour manger, arrêter son ballet lui parut infiniment difficile, mais elle se consola, elle le reprendrait demain. La nuit était tombée autour d'elle sans qu'elle s'en aperçût et elle éprouva des remords d'avoir reculé l'heure du dîner de l'homme qui repartirait au petit jour dans son champ. Légèrement contrite, prête à leur demander de l'excuser pour son impolitesse, elle pénétra dans la maison dans laquelle la table était dressée comme pour un jour de fête. Les yeux pétillants, son hôtesse l'invita à prendre place.
— C'est pour vous remercier d'avoir sauvé papa. Il m'a raconté votre courage et la façon dont vous aviez repoussé ces bandits. Je n'ose même pas imaginer ce que ma vie serait devenue sans lui. Du fond de mon âme, merci…
— Je vous en prie, mais c'était inutile. Je vous dois bien plus que vous ne me devez. Vous m'avez accueillie sous votre toit alors que je n'étais qu'une étrangère. Vous m'avez soignée, nourrie, habillée et, surtout, vous m'avez offert votre confiance.
— Papa m'a dit que vous aviez retrouvé votre prénom. Alors, bienvenue parmi nous, Aila.
Le cœur étreint d'émotion, les larmes perlèrent aux yeux de la jeune femme. Un instant, elle imagina rester avec eux jusqu'au retour de leur fils, mais elle ne pouvait pas non plus s'imposer dans une famille qui n'était pas la sienne. Quelque part, peut-être, était-elle attendue, espérée, alors même qu'elle l'ignorait toujours…
Elle s'assit à leur table et le dîner débuta, d'abord silencieux, puis les langues commencèrent à se délier. Elle écouta les échanges du couple, percevant une nouvelle fois la tendresse profonde qui les unissait, mais aussi la présence, derrière leurs mots anodins en apparence, d'une blessure qui les séparait. Quelle pouvait-elle être ?
Une fois le repas achevé et la vaisselle rangée, Aila sortit de la maison et inspira longuement. À présent, alors qu'elle n'aspirait plus qu'à dormir, elle ressentait la nécessité de s'isoler un instant pour récapituler ce que cette journée lui avait appris sur elle-même. Si peu finalement et, pourtant, suffisamment pour se sentir bien.
— Votre tête vous fait-elle encore mal ?
Aila se retourna pour regarder la femme avancer vers elle.
— Non, sauf un peu au toucher. C'est presque étonnant si je songe au choc que j'ai subi. Peut-être est-ce lié au fait que je suis parfaitement détendue en l'absence de mes souvenirs…
— Je vous comprends, la voix de son hôtesse baissa d'un cran, parfois, il paraît préférable de pouvoir oublier. Si seulement la vie nous permettait de revenir en arrière…
Aila la fixa avant de demander :
— Que voudriez-vous changer à votre existence ?
La femme hoqueta devant cette question directe et répondit avec vivacité :
— Rien du tout ! Je suis une épouse et une mère comblée.
Aussitôt dit, elle tourna les talons et Aila la suivit du regard jusqu'à sa disparition dans la maison. Définitivement, cette famille abritait un lourd secret dont elle n'avait pas encore percé le mystère.
Revenue dans la pièce commune, à peine allongée sur son lit, elle s'endormit.