— Surprise !
Ennuyée de s'être laissé attraper avec autant de facilité, elle tourna son regard vers Hang.
— Lumière a perçu ton odeur… À la façon dont elle caracolait pour signaler une connaissance, je me suis arrêté et j'ai patienté pour voir qui apparaîtrait.
— Où est papa ?
— Il attend un peu plus haut sur la route. Allons-y. Avant de le rejoindre, tu pourrais t'entraîner à justifier ta présence ici, toute seule qui plus est. Je suis sûr que ton père sera aussi intéressé que moi par tes explications.
Tout ce qu'elle avait cherché à éviter lui retomberait dessus comme une mauvaise blague du hasard. Au début, elle avait bien tenté de donner le change, mais, devant la colère de Pardon qui s'amplifiait à chacune de ses réponses inappropriées, elle avait fini par ne plus rien dire jusqu'au moment où elle avait explosé :
— Franchement, c'est injuste ! Tu t'en prends à moi, alors que Tristan est responsable de tout ! Ce n'est pas moi qui ai lancé l'idée de partir à la recherche de ta femme !
— De ta mère, s'il te plaît ! Parce que tu penses que je te vais te croire sur parole !
Hang jugea opportun d'interrompre la discussion et s'intercala entre eux deux d'un air nonchalant.
— Alors, je vous propose de tout remettre à plat. Naaly, explique-nous tout depuis le début.
— Mon boulet de frère…
Devant le regard noir de Pardon, elle reprit d'un ton monocorde :
— Tristan a échappé à la surveillance de grand-père et s'est enfui. Sekkaï l'a aperçu dans la cour et a choisi de le rattraper.
— Bien ! coupa Hang. Je crois que nous en arrivons à la partie dans laquelle tu interviens.
Naaly lui jeta un coup d'œil méchant.
— Merielle et moi avons trouvé le message de Sekkaï. Nous avons décidé de les suivre, pensant que nous serions de retour quelques cloches plus tard.
— Nous ? J'imagine parfaitement Merielle t'encourager à braver tous les interdits ! répliqua Pardon.
— Eh bien, c'est que tu ne la connais pas ! Normalement, ses parents devaient la récupérer à Lancre, mais elle a absolument tenu à rester avec Sekkaï, alors que j'envisageais bien sagement de rentrer !
Étrangement, Pardon ne douta pas de ses derniers mots. Cependant, il s'interrogea sur les raisons qui avaient poussé la princesse à agir ainsi.
— Tu peux également m'expliquer pourquoi Sekkaï accompagne Tristan, poursuivit-il.
— Tu devras le lui demander, je l'ignore…
— Et tu as pensé à ton grand-père, à son inquiétude ! Comment réagiront Sérain et Lomaï ?
— Ça suffit, oui ! Ce n'est pas parce que je suis toute seule devant toi que je dois me faire sermonner pour tous ! Et, d'accord, je suis désolée pour lui. Mais bon, tout le monde était encore en bonne santé, il y a une cloche de ça !
— Et où sont-ils maintenant ?
— Vers l'ouest.
— Pourquoi ? intervint Hang.
— Parce que mon bou… frère a dit que c'était la direction à suivre. Sekkaï et Merielle sont partis avec lui.
Pardon n'en revenait pas. Alors que l'insécurité planait sur Avotour et que chacun de ces adolescents en avait conscience, ils avaient tous pris le risque d'emprunter la route la plus dangereuse d'Avotour et, de surcroît, de la poursuivre jusqu'ici. Maintenant, son seul choix devenait de les rattraper pour les ramener au bercail. Bonneau devait être dans tous ses états sans compter les parents des jumeaux. Hang lui murmura :
— Pour quelle raison Tristan ne s'est-il pas trompé comme nous sur la direction d'Aila ?
Pardon haussa les épaules. Il l'ignorait, mais, quand il retrouverait son fils, ce dernier aurait intérêt à développer de bons arguments pour se justifier.
Arrêté une nouvelle fois, Tristan scrutait le paysage autour de lui, visiblement ennuyé. Sekkaï se rapprocha.
— Un problème ?
— Je ne sais pas. Jusqu'à présent, je trouvais immédiatement par où elle était passée, mais, là…
Merielle le questionna :
— Comment te débrouilles-tu pour suivre sa trace ?
Tristan se troubla aussitôt. Les joues vaguement rouges, il baissa les yeux. Merielle posa sa main sur son bras et ajouta avec beaucoup de douceur :
— Explique-moi, s'il te plaît. J'ai besoin de comprendre.
Le garçon tourna son regard vers la princesse. Il inspira longuement. Sa vie, il l'avait choisie tel un silence autour de lui-même. Comment pouvait-elle, avec tant de naïveté, lui demander de rompre ce vœu auquel il s'était tenu depuis qu'il avait saisi ce que sa mère désirait de lui : qu'il fût un enfant comme les autres… Alors, il avait été le fils souhaité, normal au point d'avoir fini par s'effacer totalement en apparence, pendant que chacun de ses sens virevoltait à l'infini. Il voyait tout, entendait tout, comprenait tout, du mutisme des adultes à leurs allusions subtiles, devinait les secrets qu'ils taisaient, avec une clairvoyance qui l'effrayait parfois. Le simple fait d'observer le monde lui permettait d'en décrypter les nuances, d'analyser les comportements et le fonctionnement de la nature. S'il avait partagé le dixième de ce qu'il appréhendait… Mais tout était dans ce « si », car jamais il ne l'aurait évoqué. Alors comment pouvait-il satisfaire la curiosité de Merielle sans rien dévoiler de lui-même ou si peu ?
— Je possède un lien avec elle, finit-il par avouer.
Les regards fixés sur lui et le silence qui accueillit sa réponse lui indiquèrent qu'il devait en expliquer plus, mais que pouvait-il ajouter ?
— En fait, précisément avec son esprit, bafouilla-t-il. Je perçois sa trace dans les endroits qu'elle a traversés.
— Et ce n'est plus le cas dorénavant ? interrogea Sekkaï.
Tristan secoua la tête. Ses sens en alerte, il balaya la forêt autour de lui encore une fois, avant de solliciter Sekkaï.
— Peux-tu suivre la piste qu'elle aurait pu laisser sur le sol ? Je suis persuadé qu'elle est à pied maintenant.
Le prince explora méticuleusement les environs.
— Deux solutions s'offrent à nous devant cette situation. Soit repartir en arrière pour identifier de nouvelles empreintes, soit poursuivre notre chemin en espérant que le hasard fera bien les choses.
— Tentons la seconde, concéda Tristan.
— De toute façon, nous pourrons toujours changer d'avis si le résultat n'est pas concluant, proposa Merielle.
Les trois adolescents se remirent en route, l'esprit de Tristan ne cessant de guetter le plus minuscule indice qui lui indiquerait la direction à prendre. Malheureusement, il ne percevait plus rien. Son cœur se serra un instant. Non, quoi qu'il advînt, il devait absolument retrouver sa mère !
— Nous voici revenus à la voie verte, annonça le Hagan. Alors, Naaly, par où est parti notre petit groupe ?
— Hang, tu entends, coupa Pardon, une troupe de cavaliers arrive !
Les deux hommes sortirent leur kenda et attendirent de voir apparaître les nouveaux venus avant de les identifier avec surprise. Les soldats s'arrêtèrent à leur niveau et tous se saluèrent. Bonneau s'exclama :
— Par les fées, vous m'en avez récupéré une ! Savez-vous où sont les autres ?
— En route vers l'ouest, indiqua Pardon.
— Nous devons les retrouver au plus vite. Sérain a fait un grave malaise…
La nouvelle accabla immédiatement Pardon et Hang. Naaly soutint le regard de son père quand il se posa sur elle, empli de dureté.
— Lomaï recherchait les enfants avec nous jusqu'à ce qu'elle retourne à Avotour pour être auprès de lui, précisa Aubin. Combien ont-ils d'avance sur nous ?
— Je dirais deux cloches. En nous pressant, nous devrions rapidement réduire l'écart et les rattraper avant la nuit.
— Bien. Je vais dépêcher un de nos hommes pour transmettre cette information au château, puis nous partirons ensemble vers l'ouest.
— Tu pourras y adjoindre une seconde, renchérit Pardon. Hang et moi avons découvert la cité dans laquelle se réfugiait votre ennemi de l'ombre.
— Oui ! s'exclama Hang. Nous avons tout mis sens dessus dessous et réglé son compte au Loup. À présent, il est bel et bien mort. Pour vous faciliter la tâche, nous vous avons balisé la route jusqu'à son repaire. À mon avis, vous serez de nouveau tranquilles pour un bon moment. Les brigands, éparpillés dans toutes les directions, ne seront pas capables de reconstituer une telle organisation rapidement, surtout qu'ils ont perdu leur chef.
— Voilà qui change tout… Dans ces conditions, nous ne garderons qu'un seul soldat. Les autres s'occuperont de finir le nettoyage. En tout cas, je vous tire mon chapeau pour cet exploit et j'espère bien que vous m'expliquerez comment vous avez réussi à deux, alors que j'échoue depuis des mois ! Je veux tout savoir.
— Et, pour ce Loup, avez-vous une idée de son identité ? demanda Bonneau.
— Non. Il m'a fait penser à un homme que j'avais déjà vu auprès de Sérain, mais ce n'était pas lui, une ressemblance probablement fortuite, précisa Pardon.
— Et pour ma fille ? Lumière est là, mais pas elle…
Pardon et Hang se regardèrent brièvement.
— Nous avons suivi les traces de Lumière, songeant que les deux avaient été enlevées ensemble. Mais c'était une erreur. Nous avons bien récupéré la jument, mais pas Aila.
— Alors, où est-elle ?
— Nous revenions sur nos pas pour cette raison, car Tristan semble ne pas s'être trompé comme nous sur les pistes qui s'entrecroisaient, d'où la direction empruntée, perpendiculaire à la nôtre, expliqua Hang.
— Laissez-moi donner des consignes à mes soldats et nous partons, indiqua Aubin.
Hang l'accompagna au cas où des détails supplémentaires seraient nécessaires. Naaly s'étant placée à l'écart, Pardon et Bonneau se retrouvèrent isolés.
— Je suis désolé, commença le vieil homme.
— Tu n'as rien à te reprocher. Je découvre chez mon fils un inconnu et, je l'avoue, je me sens désorienté par sa nouvelle nature, imprévisible…
Bonneau resta un instant silencieux, hésitant à partager le fond de sa pensée qui risquait de ne pas obligatoirement plaire à Pardon.
— Tu dois savoir qu'il était presque parvenu à me convaincre de le suivre.
Pardon le fixa, étonné, et Bonneau continua :
— Si je l'avais fait, nous n'en serions pas là…
— Mais pourquoi l'aurais-tu fait ?
Bonneau haussa les épaules.
— Quand il a posé son regard sur moi, j'ai vu celui d'Aila, aussi sombre que le sien, mais avec cette même clarté intérieure qui te révèle ce que tu ignores si tu prends la peine de l'observer. Il m'a dit qu'il devait à tout prix rejoindre sa mère et je l'ai cru. Pardon, je le crois encore… Je ne sais si ma présence dans cette quête a une raison d'être, mais, depuis sa fuite, je ne cesse de songer à notre bref échange, mon petit-fils est loin d'être un grand bavard, et, surtout, à l'impression qu'il a laissée en moi ; je dois retrouver ma fille.
Pardon l'écoutait avec attention, son cœur blessé frémissant un peu plus à chaque mot. Quoi qu'il fît, quoi qu'il désirât, chaque fois qu'il cherchait à s'éloigner d'Aila, les événements le précipitaient vers elle à nouveau. Finalement, leurs destins étaient liés, pour le meilleur et pour le pire, pour la vie et jusqu'à la mort…
Le retour d'Aubin et de Hang lui évita de répondre.
— En route ! Mademoiselle, s'il te plaît de nous montrer le chemin, nous te suivons, plaisanta Hang.
Cependant, Naaly n'avait pas le cœur à rire. Elle n'avait aucune envie de rejoindre ce fichu groupe qu'elle avait quitté de façon brutale, pas plus que celle d'affronter leur regard et encore moins de voyager avec une b***e d'adultes qui passeraient leur temps à lui faire la leçon, sans parler du déplaisir de retrouver sa mère qu'elle détestait ! Pourquoi n'avait-elle pas réfléchi plus tôt à l'éventualité de retourner chez elle ? Elle aurait glissé entre les mailles du filet et, à présent, chevaucherait vers Antan pour y couler des moments agréables. Non, vraiment, cette journée était abominable !
Parvenue à une fourche, la troupe d'adolescents s'arrêta.
— Toujours aucune idée de la direction à prendre, Tristan ? demanda Sekkaï.
Le garçon secoua la tête et le prince ressentit de la tristesse à le voir aussi perdu, voire perturbé, pour la première fois depuis leur départ.
— Je vous propose de tourner à droite, puis, à la prochaine bifurcation, encore à droite et ainsi nous reviendrons sur nos pas.
Merielle se rapprocha de Tristan.
— Garde confiance. Nous la retrouverons.
Il afficha un léger sourire, mais elle sentit bien que ce dernier n'était que de façade.
Alors qu'ils s'apprêtaient à s'engager dans une nouvelle voie, Merielle avisa la présence d'une maison, un peu plus haut sur le chemin qu'ils quittaient et la leur fit remarquer.
— Nous pourrions demander aux habitants s'ils ont vu quelqu'un.
— Bonne idée. De toute façon, nous ne sommes pas à quelques minutes près, répondit Sekkaï.
Alors que leurs chevaux pénétraient dans la cour, deux personnes, un grand homme sec et une petite femme replète, sortirent sur le seuil, et les regardèrent s'approcher. Le prince descendit à terre.
— Bonsoir à vous, les salua Pierre.
— Bonsoir. Nous sommes à la recherche…
— Si c'est un abri pour la nuit que vous désirez, notre maison vous est ouverte, coupa Clara.
— Oh, s'étonna Sekkaï. C'est vraiment très gentil de votre part. Mais nous aimerions profiter de la lumière du soleil pour poursuivre notre route. Nous souhaitons retrouver une femme brune avec des yeux noirs. L'auriez-vous aperçue ces derniers jours ?
Les deux personnes se concertèrent du regard.
— Est-ce qu'elle s'appellerait Aila ? s'enquit Clara.
— Oui, tout à fait ! s'exclama Merielle. Quand l'avez-vous vue ?
— Elle nous a quittés ce matin.
— Vers où ? demanda Tristan.
— Elle nous a expliqué qu'elle partait en pays Hagan.
— Par quel chemin, s'il vous plaît ? Nous devons la rattraper au plus vite.
— Par là, mais nous devons vous indiquer quelque chose à son sujet. Vous êtes de sa famille ?