Elle se tut un instant avant de reprendre, la voix tremblante :
— Oui, je lui raconterai tout ça quand il reviendra à la maison, et nous lui donnerons l'animal que nous avions choisi rien que pour lui.
Comprenant enfin la source de cette souffrance si perceptible et, pourtant, si secrète, Aila l'observa avec compassion.
— Mais il ne reviendra pas…
Son hôtesse roula des yeux effarés et protesta vigoureusement :
— Bien sûr que si ! Notre fils nous aime. Sa jeunesse l'a poussé à partir ; c'est vrai qu'à son âge, on a besoin de s'amuser, de voir du pays, mais je peux vous l'assurer, bientôt, il sera parmi nous !
— Seulement, pour rentrer, il lui faudrait être encore vivant…
Son interlocutrice se figea. Elle ouvrit la bouche plusieurs fois, mais aucune syllabe ne sortit et elle finit par renoncer.
— Que lui est-il arrivé ? poursuivit Aila.
Le regard empreint de détresse, la femme attendit de pouvoir parler pour répondre.
— Papa et moi, nous sommes des gens simples, simples et imparfaits, et nous avons donné la vie à un descendant à notre image, aussi imparfait que nous, et, probablement, un peu moins simple. Mais c'était un brave enfant…
Sa voix mourut avant de reprendre :
— Un mélange peu équilibré d'énergies opposées. Le bien, le mal, parfois le glissement de l'un vers l'autre s'opère subrepticement… Nous l'avons aimé, vous savez, fort, si fort, avec ce genre de sentiments qui effacent les disputes, les doutes et les chagrins, celui qui nous amène à serrer notre fils dans nos bras quand, un instant plus tôt, fâchés, nous songions à l'écarter de notre existence. Un gentil garçon, peut-être un peu trop faible… Sous l'emprise de quelques adolescents un peu plus âgés que lui, il a cédé et joué de l'argent. Au début, naturellement, il a gagné, puis, tout aussi naturellement, il a fini par perdre et, pour rembourser ses dettes, il a commencé à nous voler des sequins jusqu'au jour où son père l'a surpris. Par les fées… Je me souviens encore du regard de papa, de la déception profonde dans ses yeux et, surtout de l'immense peine qu'il a éprouvée. Notre fils a fondu en larmes. Il nous a avoué la terreur dans laquelle il vivait, les menaces dont il faisait l'objet, à son sujet comme au nôtre, il ne savait plus comment s'en sortir. Nous avons tout payé avec nos économies et la vie a repris son cours, comme avant. Enfin, nous l'avons cru jusqu'au jour où il est venu nous annoncer qu'il avait obtenu du travail sur Trérour. Il désirait profiter de cette aubaine pour tout nous restituer. Son départ nous ennuyait, alors nous lui avons affirmé que l'argent ne comptait pas tant que ça, mais ça n'a pas marché. Il voulait que nous soyons à nouveau fiers de lui. Et donc, malgré nos protestations, il s'en est allé pour ne jamais revenir. Apparemment, l'activité proposée n'existait pas et celle qu'il avait finalement trouvée lui avait juste démontré qu'il devrait l'exercer sa vie durant pour remplir ses engagements. Je n'étais pas là pour le soutenir dans cette épreuve et, je connais mon enfant, il a fini par se décourager et, une nouvelle fois, par se laisser entraîner. Comme nous n'avions plus de nouvelles, j'ai envoyé mon frère lui rendre visite et, en remontant sa piste, il en a déduit que le corps retrouvé à quelques rues de l'endroit dans lequel il vivait était le sien. Comme personne n'était venu le réclamer, il avait été jeté dans une fosse commune. Mon fils est mort, il ne reviendra plus…
Émue, elle se tut longuement. Enfin, elle ajouta :
— Papa ne s'en doute pas. Surtout, je vous en supplie, il ne faut pas le lui dire, il serait trop malheureux.
— Il le sait déjà…
— Non, c'est impossible ! Personne n'est au courant !
— Alors, il l'a appris par un biais différent.
— C'est impossible, j'en suis sûre !
— Chaque jour, vous cherchez à vous protéger mutuellement de cette nouvelle, car vous ignorez que l'autre sait.
Totalement hébétée, la femme la regarda. Sur son visage, le masque était tombé et ses traits défaits l'exprimaient clairement. Un bruit les avertit que son époux revenait et Aila se leva.
— Je partirai demain à la première heure. En attendant, je crois que votre mari et vous avez bien des choses à vous avouer. Je vais finir le foin pendant votre discussion.
Sur le point de partir, elle se retourna.
— Au fait, quels sont vos prénoms ?
— Clara… et Pierre.
— Le moment est venu de vous en souvenir.
Croisant Pierre qui revenait s'asseoir, elle le regarda droit dans les yeux et lui annonça :
— Je crois que Clara veut vous parler.
Puis elle s'éloigna.
— Réveillé ? questionna Hang.
Pardon s'étira.
— Oui, plus ou moins…
— La nuit est presque tombée. Comme tu dormais encore, je me suis débrouillé pour grimper dans l'arbre qui soutient l'étable, sans être vu et j'ai passé beaucoup de temps à observer l'endroit. Pardon, ce lieu est inimaginable ! Pourtant, la montagne, ça me connaît, mais, là, ils ont réussi à adapter totalement leur mode de vie à la configuration si particulière de la gorge, à la végétation qu'ils ont su, ce qui est rarement le cas, selon moi, préserver, une véritable cité intégrée dans la nature. Monte avec moi et je te montrerai.
Pardon se rhabilla.
— Alors, au sec ?
— Pas vraiment, mais je m'en contenterai. Je te suis.
— Laissons nos kendas ici, ils contribueraient plus à nous faire remarquer qu'à nous défendre dans un premier temps.
Les deux hommes s'élevèrent discrètement dans l'arbre. Pardon fronça les sourcils.
— Mais, dis donc, je ne vois pas grand-chose de là…
— Euh…, oui, c'est parce qu'en fait je suis allé un peu plus loin.
Pardon le regarda d'un air sévère et Hang répliqua :
— Tu dormais, fallait bien que je m'occupe ! Et puis j'avais une bonne raison. Finalement, je ne suis pas le seul Hagan. Alors, si quelqu'un ne m'observe pas de trop près, je peux presque passer inaperçu ici. Viens.
Montant encore plus en hauteur dans l'arbre, ils atteignirent une passerelle sur laquelle ils s'engagèrent. Pardon avançait lentement, ses yeux s'arrêtant sur tout ce qui l'entourait. Il comprit immédiatement pourquoi Hang ne lui avait pas décrit la cité plus en détail. Plus il progressait, plus elle se dévoilait à lui et plus elle le fascinait. S'il avait enregistré quelques-unes de ses particularités au premier coup d'œil, il se rendait compte qu'elle dépassait de très loin ce qu'il avait pu imaginer. Le lieu s'étendait dans un cirque forestier délimité par de hautes falaises escarpées, au fond duquel tombait une impressionnante cascade, et s'étalait sur plusieurs niveaux. Le premier, au sol, ressemblait à un habitat traditionnel, des allées, bordées de maisons et d'échoppes intégrées dans la végétation, qui serpentaient entre les troncs. À l'étage suivant, auquel des échelles permettaient d'accéder, se situaient uniquement des logements dont les formes plus ou moins tarabiscotées s'adaptaient aux ramures. Entre eux, un réseau complexe de passerelles de bois et de cordes courait d'arbre en arbre. Au fur et à mesure que Pardon progressait apparaissaient toujours plus de cabanes, cette fois de plus en plus grossières, qui s'entassaient les unes sur les autres à flanc de rochers jusqu'en haut de la falaise. Si l'agencement de la première partie de la ville semblait parfaitement maîtrisé, dans la deuxième, tout donnait l'impression d'avoir poussé de façon improvisée pour répondre à l'afflux massif de nouveaux brigands. Il devait reconnaître que, si lui-même avait été bandit, l'envie de venir vivre dans ce cadre protégé l'aurait tenté. Appartenir à une organisation aussi efficace et lucrative, capable de mettre en échec les soldats du roi et de s'enrichir, voilà des attraits qui en auraient séduit plus d'un. Un homme se dirigea vers eux et Pardon se figea, prêt à en découdre, mais Hang ne changea rien à son attitude et le salua d'un geste bref de la main, aussitôt imité par Pardon dans l'esprit duquel se disputaient inquiétude et excitation. Alors que de multiples questions surgissaient dans sa tête, Hang lui donna une première d'explication.
— Tous les jours arrivent de nouveaux membres, alors, les visages inconnus ne surprennent plus personne. Voici une des premières failles de leur impeccable système de fonctionnement, fruit de leur trop grand succès ! De plus, je suis certain que nous en découvrirons rapidement d'autres.
Poursuivant leur chemin toujours plus haut, ceux qu'ils croisèrent ne les remarquèrent même pas tant ils se fondaient dans le paysage. Une fois sur la falaise, la cité s'exposa dans toute son originalité et sa beauté, un havre de paix pour des êtres mal intentionnés. Disséminés un peu partout, se tenaient des guetteurs et Hang se dirigea vers le plus proche d'entre eux, aux traits visiblement hagans.
— Rebonjour, compagnon. Je te présente celui qui est arrivé avec moi, Ness, c'est un diminutif pour Nestor, car il n'aime pas son prénom.
Pardon jeta un coup d'œil surpris vers Hang, tandis que ce dernier ricanait de concert avec la sentinelle.
— Alors que penses-tu de notre petit refuge, compagnon ? demanda l'homme à Pardon.
— Incroyable… Je ne me doutais pas qu'un tel endroit puisse exister.
— Je te comprends, on ressent tous ça le premier jour, c'est pour cette raison qu'on veut rester. Après, tu sais, le chef, c'est le chef. T'as intérêt à te tenir à carreau. La moindre entourloupe et tu finis au trou comme celui qui a créé une bagarre cet après-midi.
Pardon cilla légèrement et espéra que personne ne reconnaîtrait derrière sa silhouette celle du fauteur de troubles à la chevelure hirsute et aux affaires trempées. Il devait compter sur la chance…
— Vous l'avez déjà rencontré ? poursuivit l'homme.
— Non, demain, répondit Hang. Je peux faire faire un petit tour à Ness pour lui en montrer un peu plus.
— Ben, c'est que c'est pas trop permis.
— Regarde, on s'installe sur la grosse pierre là-bas et, dans cinq minutes, on est reparti. Ça te va, compagnon ?
— D'accord, mais pas plus.
Hang opina et s'éloigna, suivi de Pardon, médusé, qui lui souffla :
— Tu le connais ?
— Non, mais, depuis le passage de Topéca, les Hagans ont appris à se serrer les coudes plutôt que de se mettre des bâtons dans les roues. Assieds-toi, je ne dispose pas de beaucoup de temps pour tout te montrer. Tu vois le grand arbre au centre, impressionnant par son diamètre, il provient de l'association de trois fûts surmontés par des ramures intimement imbriquées, voilà la résidence de notre tête pensante. Une main de fer, le bonhomme, vigilance de rigueur. Sous son habitation se situent la prison et donc les personnes en attente du versement d'une rançon. Cet endroit est très bien gardé, mais j'ai bien détecté une faille exploitable dans leur processus de relève de la garde, je…
— Mais tu as passé combien de temps ici ? coupa Pardon.
— Euh… Pour être honnête, tout l'après-midi. En fait, je n'arrivais pas à dormir, alors je suis monté. Quand j'ai découvert les origines du guetteur le plus proche, je suis allé discuter avec lui. Il est bien ce type. Dommage qu'il soit du mauvais côté de la barrière. Bon, je reprends. Là, derrière, l'enclos à chevaux avec, sur le devant, un coin de prairie. Lumière s'y trouve obligatoirement. J'ai également remarqué un détail que je ne suis pas encore parvenu à comprendre. Le chef va et vient, c'est une certitude. Pourtant, jamais il ne passe par l'entrée que nous avons empruntée. En conclusion, une seconde sortie doit exister, mais je ne sais pas où et sous quelle forme. Un autre tunnel peut-être ? Personne ne semble être au courant. Certains secrets ont l'air d'être particulièrement bien protégés dans cette cité. Dernier point, leur super tête pensante porte un masque qui cache une partie de son visage d'où son nom : le Loup…
— Étrange… Pourquoi se dissimuler sinon par peur d'être reconnu ?
— Tu imagines, si nous le connaissions !
— Nous allons devoir redoubler de prudence…
— J'ai dit cinq minutes. Mieux vaut respecter le délai. Viens, revenons vers lui.
Les deux amis se rapprochèrent du Hagan.
— Merci, compagnon. Bonne nuit.
Hang commença à s'éloigner avec Pardon, avant de s'arrêter et de se retourner vers le Hagan.
— Au fait, pourquoi t'es arrivé là ?
— J'appartenais à la tribu d'Acri…
Pardon et Hang sentirent leur sang se glacer, mais l'autre poursuivit comme si de rien n'était.
— À l'époque, j'étais jeune, une dizaine d'années, et j'ai fait partie des rares rescapés de la grande souffrance. Quand il ne te reste plus rien, tu te retrouves ballotté d'un endroit au suivant. J'ai vécu comme je le pouvais, de petites rapines jusqu'à ce que j'atterrisse ici avec, enfin, un lieu pour me poser.
— Et tu respectes celui qui t'a recueilli.
Un surprenant silence accueillit les propos de Hang. L'homme se reprit rapidement et ajouta :
— On va voir ça comme ça.
Repartant ensemble, Pardon interrogea Hang dès qu'ils furent hors de portée de voix :
— Qu'est-ce que tu en penses ?
— Qu'il le hait au plus haut point, mais qu'il serait dangereux pour lui de l'exprimer. D'ailleurs, il est conscient d'en avoir déjà trop dit, mais il me fera confiance, car, comme lui, je suis Hagan.
Lors de leur retour, Hang bifurqua pour revenir vers la falaise et Pardon le suivit en lui demandant :
— Où allons-nous ?
— Nous pourrions vérifier la présence de Lumière dans l'enclos et tenter de trouver le lieu par lequel notre Loup s'échappe. Pour Aila, nous aviserons quand nous en aurons découvert davantage.