La jeune femme plongea dans les bras d'Aila, désireuse de retrouver dans ce contact la chaleur des câlins de son enfance et la protection dont elle avait terriblement besoin. Aila représentait tout pour elle, un substitut de mère, une amie, une sœur, une alliée. Soudain, submergée par ses émotions, elle éclata en sanglots, tandis qu'Aila resserrait son étreinte autour d'elle, laissant au chagrin une ouverture pour s'exprimer avant de disparaître.
Niamie, les joues encore trempées de larmes, finit par se reprendre, s'excusant pour tout : ses craintes, ses pleurs, sa détresse, son incapacité à se contrôler. Cette grossesse la fragilisait un peu trop par moment. D'un geste et de quelques mots, Aila balaya ses paroles, déterminée à chasser la tristesse de la future maman. Elle s'y employa, parlant de l'avenir avec enthousiasme, ajoutant une touche de gourmandise en sortant de son panier quelques biscuits appétissants. Quand, sur le visage de son amie, la sérénité réapparut, elle se décida à la quitter pour rejoindre sa maison. Sur le trajet du retour, à nouveau seule, sa légèreté s'effaça, alors qu'elle songeait de nouveau à la discussion surprise entre Pardon et Naaly. D'un certain côté, Naaly avait vu juste : elle ne ressemblait plus qu'à une brave petite femme qui prenait soin de son foyer, de sa famille et de ses proches. Ce schéma coïncidait-il toujours avec ses rêves ou attendait-elle le réveil en elle d'une ardeur nouvelle vers une renaissance inespérée ?
Malgré l'heure avancée de la nuit, Aila ne parvenait pas à s'endormir. Les mêmes questions occupaient son esprit depuis qu'elle avait regagné la maison. Sa vie actuelle représentait-elle un choix par défaut ? Elle ne se sentait plus capable d'accepter son quotidien sans découvrir ses véritables objectifs. Que restait-il de la combattante d'antan ? Rien… Mais n'était-ce pas ce qu'elle avait souhaité du plus profond de son cœur ? Elle avait apprécié son existence simple, si loin de ce tourbillon permanent qui l'engloutissait corps et âme, ne lui laissant ni répit ni place pour ses propres désirs. Pour une fois, cette nouvelle réalité semblait répondre à toutes ses envies du moment, à la paix après une guerre infâme, à la quiétude après le poids de ses responsabilités. Rassérénée, elle avait goûté sa légèreté, ses décisions qui ne dépassaient pas les limites de sa ville, voire du cercle familial, l'absence de danger qui aurait menacé sa vie. Et, surtout, sa liberté pleine et entière, celle d'aller où elle voulait, quand elle le souhaitait, sans contraintes, sans regrets ni remords. Sa fille se trompait-elle lorsqu'elle cherchait à faire correspondre son idéal féminin sur une mère qui avait renoncé à son existence antérieure ? Devait-elle subir sa vision si désobligeante ou, au contraire, s'en réjouir ? Ce choix primordial devait rester le sien, sans ses proches pour lui dire comment réagir ou à quoi ressembler. Elle avait adoré combattre, mais, sans son kenda comme compagnon d'armes, son plaisir s'était dissipé. Jamais elle n'était parvenue à en surmonter la perte. Quoi que pût en penser Pardon, décider de sa vie lui appartenait et elle ne laisserait plus personne intervenir cette fois, et surtout pas le destin qui l'avait entraînée sur tant de chemins irréversibles. Brusquement, les idées d'Aila se figèrent quand un bruit léger attira son attention. Ses sens en alerte, elle se redressa sur le lit et écouta, le cœur battant. Lorsqu'un faible claquement retentit, sans hésiter, elle se leva et revêtit en toute hâte un pantalon de travail sur sa chemise. Un instant plus tard, elle contournait la maison, certaine de découvrir l'origine du son. Silencieuse, elle s'arrêta, son regard dirigé vers la toiture sur laquelle Naaly glissait lentement, s'apprêtant de toute évidence à une brève escapade au cœur de la nuit. Sa fille atterrit avec souplesse et entreprit d'allumer une torche pour éclairer son chemin. Dans la lueur vacillante, elle se figea quand elle entrevit une silhouette près du mur et ses yeux s'agrandirent de surprise en l'identifiant. Au début décontenancée, Naaly se ressaisit rapidement et, d'un ton qu'elle voulut détaché, apostropha sa mère :
— Tiens, toi aussi, tu sors le soir sans la permission de papa ?
Aila ignora la boutade et répliqua :
— Ton père te l'a strictement interdit et, avec beaucoup de tristesse, j'observe une nouvelle fois ta désobéissance envers lui.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Dans quelques jours, tu ne seras plus là. Enfin, voilà qui va te donner l'occasion de moucharder auprès de lui et de te lamenter sur ton odieuse adolescente, rétorqua Naaly en haussant les épaules.
La mère et la fille se jaugèrent du regard, tandis que la flamme de la torche révélait dans leurs prunelles des reflets quasi incandescents.
— Je n'aurai pas à le lui annoncer, car, c'est toi-même, demain, qui le lui avoueras, répondit Aila.
Les yeux de Naaly s'étrécirent et celle-ci ajouta, dans une provocation supplémentaire :
— Bon, en attendant, tu permets, j'ai rendez-vous et je ne voudrais pas arriver en retard.
— Hors de question, Naaly ! Tu n'iras nulle part. Ce soir, c'est moi qui te l'interdis. À présent, tu retournes dans ta chambre immédiatement et tu y restes.
Le ton déterminé de sa mère, assez inhabituel, troubla l'adolescente. Probablement pour la première fois de sa vie percevait-elle dans l'attitude de la femme qui s'opposait à elle plus que l'aura insipide coutumière de celle-ci. Obstinée, elle ne s'attarda pas sur cette impression fugitive et plongea sans nuances dans une raillerie de plus.
— Ah bon ? Comment comptes-tu faire pour m'en empêcher ? Ici, je ne vois personne susceptible de me retenir…
Naaly tourna le dos à Aila et esquissa un pas pour s'éloigner. Le timbre d'Aila retentit clairement derrière elle :
— Si, moi…
Malgré elle, la jeune fille frissonna sous la menace à peine voilée. Cependant, incapable d'imaginer que sa mère pût la contraindre d'une façon ou d'une autre, elle s'en moqua. Pardon, alerté par les voix qui résonnaient dans la nuit, se rapprochait à toute allure. Les dernières paroles parvenues jusqu'à lui l'emplirent de crainte quant à la suite des événements. Malheureusement, avant même de pouvoir intervenir, Naaly se retourna vers sa femme, dans un ultime défi. Le cœur de Pardon se contracta. Malgré les années passées, Aila n'avait rien perdu de sa fulgurante détente. Un instant plus tard, quelques interminables secondes pour lui, sans effort apparent, Naaly se retrouva clouée au sol sans avoir esquissé le moindre mouvement pour se défendre, hurlant :
— Lâche-moi. Je t'interdis de me toucher ! Lâche-moi !
— Je te lâcherai si tu t'engages à repartir dans ta chambre et à y rester.
— Jamais, tu m'entends ! Jamais je ne t'obéirai ! Tu ne me retiendras pas !
Cependant, Naaly, malgré ses tentatives répétées, ne parvenait pas à desserrer la prise d'Aila. Pressentant une rapide dégradation de la situation, Pardon décida d'intervenir. Sa voix claqua dans la nuit :
— Naaly, tu te tais et tu rentres à la maison. Je m'occuperai de toi demain à la première heure.
Immédiatement, sa fille cessa de se débattre et l'étreinte d'Aila se relâcha. Violemment, l'adolescente repoussa sa mère et, après lui avoir lancé un dernier regard assassin, partit en courant vers la porte d'entrée. Alors que quelques gouttes de pluie commençaient à tomber, Pardon se rapprocha d'Aila dont le visage se décomposa aussitôt comme si elle réalisait enfin la façon dont elle avait neutralisé son enfant. Tandis qu'elle se mettait à trembler de tous ses membres, son mari l'entoura de ses bras. Elle lui murmura :
— Je ne pensais pas qu'un jour…
Elle laissa ses paroles en suspens avant de reprendre :
— J'ai eu tort… J'aurais dû chercher à la convaincre, pas à la retenir ainsi…
— Elle ne t'aurait pas écoutée. Elle…
Aila le coupa :
— Non, j'ai eu tort… Je fais tout de travers, elle a raison…
Pardon discerna tant de détresse dans sa voix que son visage se crispa, mais il ne tenta pas de resserrer son étreinte pour la réconforter. Le cœur douloureux, il perçut un peu plus à quel point elle s'était éloignée de lui, alors, il écarta les bras pour lui permettre de s'enfuir. Comme un oiseau libéré de sa prison, elle le quitta sans même se retourner… Il la regarda disparaître au coin de la maison, totalement désemparé. Quelques jours encore, puis elle partirait à Avotour. Mais pourrait-elle être plus distante de lui qu'à l'instant même ? Quel naïf avait affirmé que l'amour suffisait à tout réparer ?
Pardon resta dehors, essayant sans succès de clarifier cette situation familiale qui s'embourbait chaque jour davantage. Seule la pluie qui s'amplifiait le décida à rentrer. Pénétrant dans la cuisine, il se sentit à la fois surpris et touché de découvrir sur la table une boisson tiède qui lui était visiblement destinée. Il s'installa pour la déguster à petites gorgées, sans se presser. Il ne fut pas dupe de sa lenteur volontaire qui reculait d'autant le moment de rejoindre Aila. Une partie de lui supportait difficilement de s'allonger aux côtés de sa femme, avec le sentiment de plus en plus douloureux d'avoir perdu le contact tant avec son esprit qu'avec son cœur…