Chapitre 2
Aila se réveilla en sursaut, alors qu'une crainte explosait dans son cœur. Elle patienta, redoutant la confirmation de ce qui l'effrayait. Puis, quand la douleur d'une nouvelle contraction la transperça, submergée par une vague glacée, elle emprisonna son âme pour en étouffer la souffrance. Sans un bruit, elle se glissa hors du lit et franchit, ses pieds nus sur le sol froid, les quelques marches qui la séparaient de la cuisine. Refermant la porte de la maison doucement derrière elle, elle avança dans la fraîcheur du petit matin, presque insensible au chagrin qui n'attendait qu'un signe de faiblesse de sa part pour l'engloutir définitivement. Autour d'elle, le soleil naissant laissait filtrer de rares rayons qui éclairaient à peine le paysage. Elle n'y prêta pas attention, n'ayant jamais perdu sa vision nocturne. Une nouvelle douleur la figea, lui coupant le souffle un instant, puis, ses doigts sur son ventre, elle s'éloigna de son foyer, ne souhaitant plus que la solitude comme unique compagne.
Un bruit réveilla Pardon. Le grincement de la serrure ? Son premier réflexe fut de tendre sa main vers sa femme pour ne découvrir qu'une place vide, encore chaude. Son cœur se contracta. La même histoire se répétait pour la quatrième fois, rendant la situation familiale de plus en plus insupportable. Comment devait-il se comporter ? Se lever également et la suivre pour ne pas la laisser affronter seule son chagrin ou respecter son désir de s'isoler ? Pardon se sentait perdu, ressentant l'impression de vivre à côté d'elle, mais de moins en moins avec elle. Depuis plusieurs mois, une année peut-être — savait-il vraiment quand le lien avait commencé à se distendre ? —, elle lui échappait et lui, désabusé, restait avec le sentiment dévastateur de ne jamais prononcer les bons mots, de ne jamais agir comme il l'aurait dû, ou plutôt comme elle l'aurait espéré. Depuis peu, les problèmes semblaient même s'aggraver. Toute leur existence familiale apparaissait conditionnée par l'attitude d'Aila et ses humeurs. Aila… Que leur arrivait-il ? Elle avait représenté ce rêve hors de portée, cette histoire d'amour impossible que la vie s'était chargée de réaliser, exauçant son vœu le plus secret… Il la revit telle qu'elle était retournée vers lui par ce soir extraordinaire, alors qu'il croyait l'avoir perdue à tout jamais : elle ne brillait plus, la pierre bleue enchâssée à la base de son cou avait disparu et elle avait recouvré une opacité tout humaine… Il l'aurait acceptée, quelle que fût son apparence, cependant, il la préférait ainsi, simplement une femme… Il s'était senti si heureux comme si un grand vent avait balayé son existence de toutes les ombres de son passé. Lui, poursuivi par une malédiction, allait pouvoir, à présent que cette dernière était levée, construire ce que le destin lui avait toujours refusé : un couple, une famille. Qu'importait si son géniteur ne revenait pas vers lui ! Pour les siens, il serait le père dont la vie l'avait privé et, des enfants, il en aurait autant qu'Aila en voudrait. Tout ce qu'il désirait se résumait à un quotidien modeste et joyeux, avec la femme de ses rêves et leur petite fille, Naaly. Naturellement, il avait dû s'habituer à la nouvelle personnalité d'Aila, si différente de la Dame Blanche et de toutes celles qu'elle avait endossées, les unes après les autres. Une histoire aussi mouvementée ne pouvait que laisser des traces dans un cœur éreinté par tant de luttes et d'aventures, de souffrances et d'abnégation.
Pourtant, malgré la fin des grandes batailles en Wallanie, quelques tristes séparations étaient venues assombrir le bonheur tout neuf d'Aila. Sur le point de repartir, elle avait salué ses compagnons, consciente de ne plus jamais revoir certains d'entre eux. Ainsi, ses adieux avec beaucoup de combattants, hagans ou wallans, l'avaient particulièrement éprouvée. Quant à ceux avec la souveraine d'Épicral, ils auraient été poignants si celle-ci n'avait pas si bien porté son nom de reine de glace. En une fraction de seconde, leurs yeux qui s'observaient avaient exprimé tous les sentiments que leurs lèvres avaient tus et leurs corps retenus. Hatta savait qu'elle devait son avenir radieux aux touches subtiles dont son amie possédait le secret. Du bout de ses doigts, Aila donnait toujours l'impression de pouvoir dessiner de plus belles destinées pour ceux qu'elle aimait, alors que, levant tous les obstacles qui s'y opposaient, elle leur permettait simplement de s'accomplir. Ensuite, enfourchant Lumière, elle avait définitivement tourné le dos à son passé tumultueux pour revenir en Antan, accompagnée de Pardon et Naaly.
À titre provisoire, le couple et le bébé s'étaient installés dans la maison de Bonneau, patientant jusqu'au retour de celui-ci avec la dépouille de Barou. Aila acceptait difficilement le sacrifice de son père, mort inutilement pour la protéger. En la ville d'Antan, l'adieu aux armes dédié au grand héros d'Avotour avait résonné comme un événement marquant, tout à la fois solennel et émouvant, la triste conclusion d'une impitoyable guerre. Bouleversés, le roi et ses trois fils ainsi que beaucoup d'amis avaient assisté à la cérémonie aux côtés d'Aila et de son frère pour les soutenir dans cette terrible épreuve. Aubin, dévoré par le chagrin, semblait incapable de surmonter la perte de cet homme qu'il aimait profondément et du combattant qu'il vénérait plus que tout. Si Aila avait craint un peu de ressentiment à son égard, elle avait eu tort ; triste, mais dénué de colère, Aubin n'acceptait simplement pas cette disparition.
L'hommage achevé, émue, Aila avait regardé une nouvelle fois ses proches, les uns après les autres, reprendre leur route et s'éloigner. Nestor était retourné à Niankor, prévoyant, malgré tout, un détour pour raccompagner Odénie jusqu'à Avotour, tandis qu'Hubert avait rallié la forteresse familiale avec la ferme intention de céder sa position d'héritier au trône. Le temps de mettre ses affaires en ordre et il continuerait son voyage vers Épicral pour épouser Hatta, quittant définitivement son père, Sérain d'Avotour, et ses deux frères. Pour Adrien, le cadet, recevoir la charge d'Hubert l'amenait à renoncer aux rêves qu'il poursuivait depuis quelques années, comme celui de vivre avec le peuple hagan et ses compagnons d'armes. Pendant un moment, ce changement de cap radical l'avait tourmenté. Cependant, depuis qu'il avait cessé de se détruire bêtement, il ne ressentait plus le besoin de substituer la paix des paysages de montagne à sa douleur intérieure. Demeurant auprès des siens, Hara à ses côtés, sa morosité habituelle avait cédé la place à une sérénité qui lui seyait parfaitement et le faisait ressembler encore plus à Sérain. Seul Avelin, le benjamin, faisait peine à voir. La disparition d'Aquiri de son existence avait ouvert une plaie dans son cœur dont il ne parvenait pas à se remettre. Alors même qu'Aila possédait la certitude que la jeune Hagane ne reviendrait jamais, lui ne pouvait s'empêcher d'espérer son retour au point d'en rechercher sa silhouette chez toutes les femmes qu'il croisait.
Après avoir passé quelques semaines à Antan, le temps de vider la maison familiale, Aubin s'était décidé à repartir à Avotour. En effet, il refusait de demeurer là où Barou avait vécu, avec son nom sur toutes les lèvres, des souvenirs attachés à tous les lieux qu'il fréquentait. Sans oublier son père, il voulait se donner une chance de faire sa vie sans son ombre en permanence autour de lui et le chagrin qu'elle suscitait. Membre de la garde du roi, il avait conservé sa fonction et la reprendrait dès son arrivée à la forteresse. Affligés, le frère et la sœur s'étaient résignés à cette séparation. Ils savaient qu'ils se reverraient régulièrement, mais, après avoir mis tant de temps à se retrouver, cette ultime épreuve les anéantissait. Excepté Bonneau, ils étaient la seule famille qui restait l'un à l'autre…
Pardon se rappela cette froide matinée d'hiver, juste avant le départ d'Aubin, où, en présence des châtelains, Elieu et Mélinda, et de rares proches, Bonneau, Hang et Niamie, Aila et lui s'étaient unis. Pas de robe précieuse ni de bijoux somptueux, quelques fleurs et une petite fille, preuve que leur amour avait surmonté tous les périls. Ni l'un ni l'autre n'avait souhaité plus que cet instant sobre et solennel, baigné de tendresse et de douceur, au milieu de ceux qu'ils aimaient. Il s'en souvenait comme l'une des plus belles journées de son existence, le symbole criant de sa victoire sur tous les écueils qui auraient pu briser sa vie, son enfance maltraitée, sa malédiction, le décès de sa mère qu'il chérissait, sans compter la mort qu'il avait affrontée… Enfin, à ce moment-là, il y croyait, alors que son regard dévorait, comme à son habitude, celle qu'il s'apprêtait à épouser. Elle apparaissait si sereine et, pourtant, il savait ce qu'abritaient ses grands yeux noirs, trois années à se dépasser, à frôler les frontières de l'inacceptable, à donner jusqu'à se perdre…
Comme son frère, Aila aurait pu partir aussi, mais, étrangement, Antan rassemblait tout ce dont elle désirait s'entourer : le début de son histoire de combattante, sa rencontre avec Pardon, la présence des châtelains qu'elle affectionnait particulièrement et l'aura bienveillante du mage Hamelin qui ne s'était pas effacée lors de sa disparition. C'était en ce lieu baigné par la réminiscence de ses premières années qu'elle voulait vivre, et ce, malgré les tristes événements qui s'y rattachaient également. De toute façon, elle l'avait décidé, ces derniers appartenaient à un passé révolu puisqu'elle se tournait résolument vers le futur. Et puis Bonneau serait là. Une fois réintégré son habitation, associé avec son gendre, celui-ci envisageait de reprendre le manège pour former des recrues au maniement des armes. À peine la nouvelle de la réouverture de l'école s'était-elle propagée que les demandes avaient afflué, même par delà les frontières d'Avotour. Un nouveau départ se profilait, plein de promesses.
Pardon ferma les yeux, cherchant à préciser ses souvenirs et à revoir sa femme comme il l'avait toujours aimée. De quoi auraient-ils eu besoin de plus pour vivre heureux ? De rien, en apparence : une maison, des enfants, des amis fidèles, une vie agréable… Résigné, il se leva et, après s'être vêtu, se dirigea vers la cuisine pour raviver le feu. Songeur, il le regarda doucement reprendre, puis, par automatisme, sortit les bols pour le petit déjeuner, y ajoutant la miche de pain et un pot de miel. Perdant soudain le peu d'énergie qui lui restait, il s'assit sur le banc, face à la table. Sa tête entre ses mains, il cherchait de toutes ses forces un espoir qui le fuyait et des réponses à ses interrogations. Quand ce désastre avait-il commencé ? Quand Aila avait su ou cru qu'elle pourrait retomber enceinte ? Jusque-là, elle s'était contentée de leurs deux enfants, alors pourquoi ce revirement inattendu, ce désir croissant, totalement irrationnel ? Comment ce dernier pouvait-il être à l'origine d'un tel bouleversement dans leur existence ? Si seulement il avait pu comprendre ce qui leur arrivait vraiment, pour quelle raison Aila avait changé de comportement à ce point, et comment inverser la spirale négative de leur vie… À cet instant précis, Pardon souhaita plus que tout au monde revenir en arrière. Reprendre le mal à la racine et tout recommencer pour éviter cette détestable situation, la peur de la perdre et le chagrin de voir sa famille s'effriter… Un bruit léger le ramena à l'instant présent. Relevant la tête, il découvrit Tristan qui le regardait de ses yeux noirs si intenses, des yeux comme ceux de sa mère… Se ressaisissant, il le salua comme si de rien n'était.
— Bonjour, fiston, as-tu bien dormi ?
— Bonjour, papa. Veux-tu que je m'occupe de faire chauffer le gruau pour le petit déjeuner ?
Pardon retint un sourire. Son fils, un petit garçon si raisonnable, si calme, presque trop pour un enfant de son âge. Quand il en faisait la remarque à Aila, elle riait doucement, puis lui rétorquait :
— Quelle importance ? Comment peux-tu regretter qu'il soit normal ? Il est différent à sa façon, mais il est comme les autres ! Tu comprends…
Oui, il comprenait. De toutes ses forces, elle avait tenté de protéger Naaly lorsque ses extraordinaires aptitudes étaient devenues la clé de leur réussite dans la lutte contre Césarus. Pour Aila, aucun de ses descendants ne devait vivre la même histoire que la sienne, soumis au devoir qu'imposait une charge éprouvante, parfois insupportable, trop souvent inhumaine… Quand la magie des fées s'était éteinte, tous les pouvoirs avaient disparu ou presque. Et c'était ce « presque » qui l'effrayait, car, étrangement, tous les effets de cette entité ne s'étaient pas complètement dissous. Ainsi, les liens noués entre elle et tous les protagonistes de leur aventure, ceux qui, entre autres, avaient participé à la formation du cercle de lumière pendant la fameuse bataille de Wallanie, avaient persisté longtemps, à des degrés divers. Le plus fort l'unissait à Hang, probablement parce qu'il était le premier à s'être tissé et que la relation entre les deux amis n'avait jamais cessé de posséder un côté fusionnel… Pardon aurait pu se sentir jaloux de cette connexion si particulière qui reliait le Hagan à Aila, mais il le savait depuis le départ, il aimait une femme différente en tout et l'avait acceptée, comme Niamie l'avait admis de son côté, naturellement. D'une part, cet attachement intense et profond s'avérait inéluctable et, d'autre part, il ne revêtait plus aujourd'hui que la couleur d'une affection sincère entre deux êtres très proches. Hang avait depuis longtemps tourné définitivement la page de son amour pour elle sans pour autant avoir été capable de se séparer d'elle. D'ailleurs, lorsque Pardon et Aila étaient revenus en Antan, Hang et Niamie les avaient suivis de près, cette dernière ravie de conserver ses compagnons de voyage. À présent, le couple que le Hagan et l'ex-fée formaient habitait dans une maison située à une centaine de mètres de la leur… S'il existait une seule personne dont sa femme ne parvenait pas à se couper totalement, c'était bien de lui… Réveillé par la souffrance d'Aila, Hang devait attendre le moment opportun pour se présenter chez eux, sûrement inquiet. Lui aussi semblait conscient des changements dans le comportement de son amie, mais, plein de délicatesse, il tentait d'agir le plus discrètement possible. Cependant, immanquablement, il viendrait aux nouvelles. Comme un prolongement à ses pensées, un coup léger fut frappé à la porte. Pardon se tourna vers son fils.