Chapitre 1. Les Deux Voyageurs.

3851 Words
Chapitre 1. Les Deux Voyageurs. On a vu des armées prendre la fuite à ce terrible nom : oui, le nom de Douglas mort a gagné des batailles. John Home. C’était à la fin d’un des premiers jours d’automne, où la nature, dans une froide province d’Ecosse, se réveillait de son sommeil de l’hiver, et où l’air du moins, sinon encore la végétation, donnait cette promesse d’un adoucissement dans la rigueur de la saison. On vit deux voyageurs dont l’apparence, à cette époque reculée, annonçait suffisamment la vie errante qui, en général, assurait un libre passage à travers un pays même dangereux. Ils venaient du sud-ouest, à peu de milles du château de Douglas, et faisaient route, à ce qu’il semblait, dans la direction de la rivière de ce nom, dont la petite vallée facilitait l’approche de cette fameuse forteresse féodale. Ce cours d’eau, petit en comparaison de l’étendue de sa renommée, servait comme d’égout aux campagnes du voisinage, et en même temps procurait les moyens d’arriver, quoique par une voie difficile, au village et au château. Les hauts-seigneurs à qui ce château avait appartenu durant des siècles auraient pu sans doute, s’ils l’avaient voulu, rendre cette route plus unie et plus commode ; mais ils n’avaient encore que bien peu brillé ces génies qui, par la suite, ont appris à tout le monde qu’il vaut mieux prendre le chemin le plus long en faisant un circuit autour du pied de la montagne, que la gravir en ligne droite d’un côté, et la descendre directement de l’autre, sans s’écarter d’un seul pas pour suivre un chemin plus aisé ; moins encore songeait-on à ces merveilles qui sont dernièrement sorties du cerveau de Mac Adam. Mais, à dire vrai, comment les anciens Douglas auraient-ils pu appliquer ses théories, quand même ils les eussent connues aussi perfectionnées qu’elles le sont aujourd’hui ? Les machines servant au transport des objets et munies de roues, excepté du genre le plus grossier et pour les plus simples opérations de l’agriculture, étaient absolument inconnues. La femme même la plus délicate n’avait pour toute ressource qu’un cheval, ou, en cas de grave indisposition, une litière. Les hommes se servaient de leurs membres vigoureux ou de robustes chevaux pour se transporter d’un lieu dans un autre ; et les voyageurs, les voyageuses particulièrement, n’éprouvaient pas de petites incommodités dans la nature raboteuse du pays. Parfois un torrent grossi leur barrait le passage et les forçait d’attendre que les eaux eussent diminué de violence. Souvent la rive d’une petite rivière était emportée par suite d’une tempête, d’une grande inondation ou de quelque autre convulsion de la nature ; et alors il fallait s’en remettre à sa connaissance des lieux, ou prendre les meilleures informations possibles pour diriger sa route de manière à surmonter des obstacles si terribles. Le Douglas sort d’un amphithéâtre de montagnes qui bornent la vallée au sud-ouest, et c’est de leurs tributs ainsi qu’à l’aide des orages qu’il entretient son mince filet d’eau. L’aspect général du pays est le même que celui des collines pastorales du sud de l’Ecosse, formant comme d’ordinaire de pâles et sauvages métairies, dont la plupart ont été, à une époque encore plus éloignée de la date de cette histoire, recouvertes d’arbres, comme plusieurs d’entre elles l’attestent encore en portant le nom de Shaw, c’est-à-dire forêt naturelle. Sur les bords même du Douglas le terrain était plat, capable de produire d’abondantes moissons d’avoine et de seigle, et permettait aux habitans de tirer tout l’usage possible de ces productions. A peu de distance des bords de la rivière, si l’on en exceptait quelques endroits plus favorisés, le sol susceptible de culture était de plus en plus entrecoupé de prairies et de bois, qui, bois et prairies, venaient se terminer par de tristes marécages en partie inaccessibles. C’était surtout une époque de guerre, et nécessairement il fallait bien que toute circonstance de simple commodité cédât au sentiment exclusif du péril ; c’est, pourquoi les habitans, au lieu de chercher à rendre meilleures les routes qui les mettaient en communication avec d’autres cantons, étaient charmés que les difficultés naturelles qui les entouraient ne les missent pas dans la nécessité de construire des fortifications, et d’empêcher qu’on arrivât chez eux des pays moins difficiles à parcourir. Leurs besoins, à peu d’exceptions près, étaient complétement satisfaits, comme nous l’avons déja dit, par les chétives productions qu’ils arrachaient par le travail et à leurs montagnes et à leurs holms, ces espèces de plaines leur permettant d’exercer leur agriculture bornée, tandis que les parties les moins ingrates des montagnes et les clairières des forêts leur offraient des pâturages pour leurs bestiaux de toute espèce. Comme les profondeurs de ces antiques forêts naturelles, qui n’avaient été pas même explorées jusqu’au fond, étaient rarement troublées, surtout depuis que les seigneurs du district avaient mis de côté, durant cette période guerrière, leur occupation jadis constante, la chasse, différentes sortes de gibier s’étaient considérablement multipliées, au point que, en traversant les parties les plus désertes du pays montagneux et triste que nous décrivons, on voyait parfois non seulement plusieurs variétés de daims, mais encore ces troupeaux sauvages particuliers à l’Ecosse, ainsi que d’autres animaux qui indiquaient la grossièreté et même la barbarie de l’époque. On surprenait fréquemment le chat sauvage dans les noirs ravins ou dans les halliers marécageux, et le loup, déja étranger aux districts plus populeux du Lothian, se maintenait dans cette contrée contre les empiétemens de l’homme, et était encore une terreur pour ceux qui ont fini par l’expulser complétement de leur île. Dans l’hiver surtout ces sauvages animaux (et l’hiver n’était encore qu’à peine écoulé) étaient ordinairement poussés par le manque de nourriture à une extrême hardiesse, et avaient coutume de fréquenter par b****s nombreuses les champs de bataille, les cimetières abandonnés, même quelquefois les habitations humaines, pour y guetter des enfans, proie, hélas ! sans défense, avec autant de familiarité que le renard s’aventure de nos jours à rôder autour du poulailler de la fermière. De ce que nous avons dit, nos lecteurs, s’ils ont fait (car qui ne l’a point fait aujourd’hui ?) leur tour d’Ecosse, pourront se former une idée assez exacte de l’état sauvage où était encore la partie supérieure de la vallée de Douglas, pendant les premières années du XIV e siècle. Le soleil couchant jetait ses rayons dorés sur un pays marécageux qui présentait vers l’ouest des nappes d’eau plus larges, et était borné par les monts que l’on nommait le grand Cairntable et le petit. Le premier de ces deux monts était, pour ainsi dire, le père des montagnes du voisinage, source de plus de cent rivières, et sans contredit le plus élevé de toute la chaîne, conservant encore sur sa sombre crête et dans les ravins dont ses flancs étaient sillonnés, des restes considérables de ces antiques forêts dont toutes les éminences de cette contrée étaient jadis couvertes, et surtout les collines dans lesquelles les rivières, tant celles qui coulent vers l’est que celles qui s’en vont à l’ouest se décharger dans la Solway, cachent comme autant d’ermites leur source première et peu abondante. Le paysage était encore éclairé par la réflexion du soleil couchant, tantôt renvoyé par des marais ou des cours d’eau, tantôt s’arrêtant sur d’énormes rochers grisâtres qui encombraient alors le sol, mais que le travail de l’agriculture a depuis fait disparaître, et tantôt se contentant de dorer les bords d’un ruisseau, prenant alors successivement une teinte grise, verte ou rougeâtre, suivant que le terrain lui-même présentait des rocs, du gazon et de la bruyère, ou formait de loin comme un rempart de porphyre d’un rouge foncé. Parfois aussi l’œil s’arrêtait sur la vaste étendue d’un marécage brunâtre et sombre, tandis que les jaunes rayons du soleil étaient renvoyés par un petit lac, avec une nappe d’eau claire, dont le brillant, comme celui des yeux dans la figure humaine, donne la vie et le mouvement à tous les traits d’alentour. Le plus âgé et le plus robuste des deux voyageurs dont nous avons parlé était un homme bien et même richement habillé, par rapport aux modes du temps, et portait sur son dos, suivant la coutume des ménestrels ambulans, une caisse qui renfermait une petite harpe, une guitare, une v***e ou quelque autre instrument de musique propre à l’accompagnement de la voix ; la caisse de cuir l’annonçait d’une manière incontestable, quoique sans indiquer la nature exacte de l’instrument. La couleur du pourpoint de ce voyageur était bleue, celle de ses chausses, ou culotte, était violette, avec des taillades qui montraient une doublure de même couleur que la jaquette. Un manteau aurait dû, suivant la coutume ordinaire, recouvrir ce costume, mais la chaleur du soleil, quoique la saison nouvelle fût encore si peu avancée, avait forcé le ménestrel de le plier aussi mince que possible, et d’en former un paquet long qu’il avait attaché autour de ses épaules, comme la redingote militaire des soldats d’infanterie de nos jours. La netteté avec laquelle ce manteau était arrangé dénotait la précision d’un voyageur qui connaissait depuis long-temps et par expérience toutes les ressources nécessaires contre les changemens de temps. Une grande quantité de rubans étroits ou aiguillettes, formant les ganses avec lesquelles nos ancêtres attachaient leur pourpoint et leurs chausses, constituait une espèce de cordon tout composé de nœuds, bleus et violets, qui entourait le corps du voyageur, et se trouvait ainsi correspondre pour la couleur avec les deux parties de l’habillement que ces cordons étaient destinés à réunir. La toque ordinairement portée avec ce riche costume était de l’espèce avec laquelle Henri VIII et son fils Edouard VI sont habituellement représentés. Elle était plus propre, vu la riche étoffe dont elle était faite, à briller dans un lieu public qu’à garantir d’un orage ou d’une averse. On y remarquait deux couleurs, car elle était composée de différentes taillades bleues et violettes ; et l’homme qui la portait, sans doute pour se donner un certain air de distinction, l’avait ornée d’une plume de dimension considérable, et aussi des couleurs favorites. Les traits au dessus desquels se balançait cette espèce de panache n’avaient absolument rien de remarquable pour l’expression ; cependant, dans un pays si triste que l’ouest de l’Ecosse, il aurait été difficile de passer près de cet individu sans lui accorder plus d’attention qu’il en aurait excitée si on l’eût rencontré dans un lieu où la nature du paysage aurait été plus propre à captiver les regards des passans. Un œil vif, un air sociable qui semblait dire : « Oui, regardez-moi, je suis un homme qui vaut la peine d’être remarqué et qui mérite bien votre attention, » donnaient néanmoins de l’individu une idée qui pouvait être favorable ou défavorable, suivant le caractère des personnes que rencontrait le voyageur. Un chevalier ou un soldat aurait pu s’imaginer simplement qu’il avait rencontré un joyeux gaillard, bien capable de chanter une chanson, de conter une histoire un peu leste, et de boire sa part d’un flacon, doué enfin de toutes les qualités qui constituent un gai camarade d’hôtellerie, sinon que peut-être il ne mettait pas trop d’empressement à payer un écot. D’un autre côté, un ecclésiastique aurait trouvé que le personnage habillé de bleu et de violet avait des mœurs un peu trop relâchées, et ne savait pas assez contenir sa gaîté dans les justes bornes pour que sa compagnie pût convenir à un ministre des autels. Cependant on voyait sur la physionomie de l’homme de chant une certaine assurance, d’où il était permis de conclure qu’il n’aurait pas été plus déplacé dans des scènes sérieuses que dans des parties de plaisir. Un riche voyageur (et le nombre n’en était pas considérable à cette époque) aurait pu redouter en lui un voleur de profession, ou un homme capable de profiter de l’occasion pour devenir tel ; une femme aurait craint d’être maltraitée par lui, et un jeune homme, une personne timide, eût songé tout de suite à un meurtre ou à de coupables violences. Néanmoins, s’il ne portait pas d’armes cachées, le ménestrel était mal équipé pour entreprendre aucune voie de fait. Sa seule arme visible était un petit sabre recourbé, semblable à ce que nous appelons aujourd’hui un coutelas ; et l’époque aurait justifié tout le monde, si pacifiques que fussent les intentions, de s’armer ainsi contre les dangers de la route. Si un regard lancé à cet homme pouvait sous quelque rapport donner une mauvaise idée de lui à ceux qui le rencontraient en chemin, un coup d’œil jeté sur son compagnon, autant qu’il était possible de conjecturer quel il était, car son manteau lui cachait une partie du visage, aurait pleinement disculpé et même garanti son camarade. Le plus jeune voyageur paraissait être de la première jeunesse, doux et gentil garçon, qui portait la robe d’Esclavonie, vêtement ordinaire du pèlerin, plus serrée autour de son corps que la rigueur du temps semblait l’exiger ou même le permettre. Sa figure, vue imparfaitement sous le capuchon de son costume de pèlerin, était prévenante au plus haut degré, et quoiqu’il portât aussi une épée, il était facile de voir que c’était plutôt pour se conformer à l’usage que pour s’en servir dans un but criminel. On pouvait remarquer des traces de chagrin sur son front, et de larmes sur ses joues ; telle était même sa tristesse, qu’elle semblait exciter la sympathie de son compagnon plus indifférent, qui d’ailleurs ressentait aussi sa part de la douleur qui laissait de pareilles traces sur une si aimable physionomie. Ils causaient ensemble, et, le plus âgé des deux, tout en prenant l’air respectueux qui convient à l’inférieur parlant à son supérieur, semblait, par le ton et les gestes, témoigner à son camarade de route autant d’intérêt que d’affection. « Bertram, mon ami dit le jeune voyageur, de combien sommes-nous encore éloignés du château de Douglas ? Nous avons déja parcouru plus de trente milles ; et c’était là, disais-tu, la distance de Cammock au château… ou comment appelles-tu la dernière hôtellerie que nous avons quittée à la pointe du jour ? – « Cumnock, ma très chère dame… Je vous demande dix mille fois pardon, mon gracieux jeune seigneur. » « Appelle-moi Augustin, lui répliqua son camarade, si tu veux parler comme il convient le mieux pour le moment. » « Oh ! pour ce qui est de cela, dit Bertram, si votre seigneurie peut condescendre jusqu’à mettre de côté sa qualité, mon savoir vivre ne m’est si solidement cousu au corps, que je ne puisse le quitter et le reprendre ensuite sans en perdre quelque lambeau ; et puisque votre seigneurie, à qui j’ai juré obéissance, a bien voulu m’ordonner que j’eusse à vous traiter comme mon pauvre fils, il serait honteux à moi de ne pas vous témoigner l’affection d’un père, d’autant plus que je puis bien jurer mes grands dieux que je vous dois des attentions toutes paternelles, quoique je n’ignore pas qu’entre nous deux ce soit le fils qui ait joué le rôle du père, le père qui ait été contenu par la tendresse et la libéralité du fils ; car quand est-ce que j’ai eu faim ou soif, et que la grande table de Berkely n’a point satisfait tous mes besoins ? » « Je voudrais, répliqua la jeune personne, dont le costume de pèlerin était arrangé de manière à lui donner l’air d’un homme, je voudrais qu’il en eût toujours été ainsi. Mais que servent les montagnes de bœuf et les océans de beurre que produisent, dit-on, nos domaines, s’il y a un cœur affamé parmi nos vassaux, et surtout si c’est toi, Bertram, toi qui as servi pendant plus de trente ans comme ménestrel dans notre maison, qui dois éprouver un pareil mal ? » « Assurément, madame, répondit Bertram, ce serait une catastrophe semblable à celle qu’on raconte du baron de Fastenough, lorsque sa dernière souris mourut de faim dans la papeterie même ; et si j’échappe à ce voyage sans une telle calamité, je me croirai pour le reste de ma vie hors d’atteinte de la soif ou de la faim. » – « Tu as déja souffert une ou deux fois de pareils dangers, mon pauvre ami. » – « Ce que j’ai pu souffrir jusqu’à présent n’est rien en comparaison ; et je serais un ingrat si je donnais un nom si sérieux à l’inconvénient de manquer un déjeûner ou d’arriver trop tard pour dîner. Mais je ne comprends pas en vérité que votre seigneurie puisse endurer si long-temps un accoutrement si lourd. Vous devez sentir aussi que ce n’est pas une plaisanterie que de voyager dans ces montagnes, dont les Ecossais nous donnent si bonne mesure dans leurs milles : et quant au château de Douglas, ma foi, il est encore éloigné de cinq milles environ, pour ne rien dire de ce qu’on appelle en Ecosse un bittock, ce qui équivaut bien a un mille de plus. » « Il s’agit alors de savoir, dit la jeune personne en potassant un soupir, ce que nous ferons quand, après être venus de si loin, nous trouverons fermées les portes du château, car elles le seront bien avant notre arrivée. » « J’en donnerais ma parole, répondit Bertram. Les portes de Douglas, confiées à la garde de sir John de Walton, ne s’ouvrent pas si aisément que celles de la dépense de notre château lorsqu’elles sont bien huilées ; et si votre seigneurie veut suivre mon conseil, nous retournerons vers le sud, et en deux jours au plus tard nous serons dans un pays où l’on peut satisfaire les besoins de son estomac dans le plus bref délai possible, comme le proclament toutes les enseignes des auberges ; et le secret de ce petit voyage ne sera connu de personne en ce monde que de nous, aussi vrai que je suis un ménestrel juré et un homme d’honneur. » – « Je te remercie du conseil, mon honnête Bertram, mais je ne puis en profiter. Si ta connaissance de ce triste pays pouvait t’indiquer quelque maison décente, qu’elle appartînt à des gens riches ou pauvres, je m’y établirais volontiers ; si l’on voulait me le permettre, jusqu’à demain au matin. Les portes du château de Douglas seront alors ouvertes pour des étrangers d’une apparence aussi pacifique que la nôtre, et… et… je l’espère, nous trouverons bien le temps de faire à notre toilette les changemens qui pourront nous assurer un bon accueil, de passer le peigne dans nos cheveux, vous comprenez enfin. » « Ah ! madame, s’il ne s’agissait pas de sir John de Walton, il me semble que je me hasarderais à vous répondre qu’une figure non lavée, une chevelure en désordre, et un air plus effronté que ne l’est d’ordinaire et que ne peut l’être celui de votre seigneurie, seraient un déguisement plus convenable pour le rôle de fils d’un ménestrel que vous désirez remplir dans la fête qui se prépare. » – « Comment souffrez-vous en effet que vos jeunes élèves ; soient si malpropres et si effrontés, Bertram ? Quant à moi, je ne les imiterai pas en ce point ; et que sir John soit actuellement au château de Douglas ou n’y soit pas ; je me présenterai devant les soldats qui remplissent les honorables fonctions de portier, le visage propre et la chevelure quelque peu en ordre. Quant à m’en revenir sans avoir vu un château qui m’apparaît presque dans tous mes rêves… Bref, Bertram, tu peux t’en aller, mais je ne te suivrai pas. » – « Et si jamais je quitte votre seigneurie dans une pareille situation, à présent surtout que votre fantaisie est presque satisfaite, il faudra que ce soit le diable lui-même, le diable en personne, ni plus ni moins, qui m’arrache de votre côté. Quant à un logement, il y a non loin d’ici la maison d’un certain Tom Dickson de Hazelside, une des plus honnêtes gens de la vallée, et qui, quoique simple cultivateur, occupait comme guerrier, lorsque j’étais dans ce pays, un rang aussi haut que tous les nobles gentilshommes qui combattaient autour de Douglas. » – « Il est donc soldat ? » – « Lorsque son pays, ou son seigneur, a besoin de son épée… et, à vrai dire, ils jouissent rarement des douceurs de la paix ; mais d’ailleurs il n’a d’ennemis que les loups qui viennent attaquer ses troupeaux. » – « Mais n’oublie pas, mon fidèle guide, que le sang qui coule dans nos veines est anglais, et que par conséquent nous devons redouter tous ceux qui se proclament ennemis de la Croix-Rouge. – « Que la foi de cet homme ne vous effraie pas. Vous pouvez vous fier à lui comme au plus digne chevalier et gentilhomme du monde. Il nous sera facile de le décider à nous recevoir avec un air ou une chanson ; et ceci peut vous rappeler que j’ai la résolution, pourvu que votre seigneurie le veuille bien, de temporiser un peu avec les Ecossais, pauvres gens qui aiment tant la musique et qui, n’eussent-ils qu’un sou d’argent, le donneraient volontiers pour encourager la gaie science ; je vous promets, dis-je, qu’ils nous accueilleront aussi bien que si nous étions nés sur leurs sauvages montagnes ; et pour toutes les commodités que pourra fournir la maison de Dickson, le fils de l’homme-joie, ma jolie maîtresse n’exprimera pas un désir en vain. Maintenant voulez-vous être assez bonne pour dire à votre ami dévoué, à votre père adoptif, ou plutôt à votre fidèle serviteur, à votre loyal guide, quel est votre bon plaisir dans cette affaire ? – « Oh ! assurément nous accepterons l’hospitalité de l’Ecossais, puisque vous engagez votre parole de ménestrel que c’est un homme digne de confiance… Vous l’appelez Tom Dickson, n’est-ce pas ? » – « Oui, tel est son nom ; et la vue de ce troupeau m’indique que nous sommes en ce moment sur ses propriétés. » – « Vraiment ? dit la jeune femme avec quelque surprise ; et comment êtes-vous assez habile pour le savoir ? » – « J’aperçois la première lettre de son nom marqué sur ces brebis. Ah ! le savoir est ce qui mène un homme par le monde, aussi bien que s’il avait l’anneau par la vertu duquel les vieux ménestrels disent qu’Adam comprenait le langage des bêtes dans le paradis. Ah ! madame, il y a plus d’esprit sous une blouse de berger que ne se l’imagine une dame qui coud deux morceaux de belle étoffe dans un pavillon d’été. » – « Soit, bon Bertram. Et quoique je ne sois pas si profondément versée dans la connaissance du langage écrit que tu l’es, toi, il m’est impossible d’en reconnaître jamais l’utilité plus qu’en ce moment. Rendons-nous donc par le court chemin à la maison de Tom Dickson, que ce troupeau indique être dans le voisinage. J’espère que nous n’avons pas loin à aller, quoique l’idée de savoir que notre voyage est abrégé de quelques milles m’a tellement remise de ma fatigue, qu’il me semble que je pourrais faire le reste de la route en dansant. »
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