AVANT-PROPOS
Ce ci est une étrange histoire dont le fond, rigoureusement authentique, nous a été fourni comme les neuf dixièmes des matériaux qui composent ce livre, par le manuscrit du « papa Sévérin ».
Mais le hasard, ici, est venu ajouter, aux renseignements exacts donnés par l'excellent homme, d'autres renseignements qui nous ont permis d'expliquer certains faits que notre héroïque bonne d'enfants des Tuileries regardait comme franchement surnaturels.
Ces éclaircissements, grâce auxquels ce drame fantastique va passer sous les yeux du lecteur dans sa bizarre et sombre réalité, sont puisés à deux sources : une page inédite de la correspondance du duc de Rovigo, qui eut, comme on sait, la confiance intime de l'empereur et qui fut chargé, pendant la retraite de Fouché (1802-1804), de contrôler militairement la police générale, dont les bureaux étaient administrativement réunis au département de la justice, dirigé par le grand-juge Régnier, duc de Massa.
Ceci est la première source. La seconde, tout orale, consiste en de nombreuses conversations avec le respectable M.G., ancien secrétaire particulier du comte Dubois, préfet de police à la même époque.
Nous nous occuperons peu des événements politiques, intérieurs, qui tourmentèrent cette période, précédant immédiatement le couronnement de Napoléon. Saint-Rejant, Pichegru, Moreau, la machine infernale n'entrent point dans notre sujet et c'est à peine si nous verrons passer ce gros homme, Bru, tus de la royauté, audacieux et solide comme un conjuré antique : Georges Cadoudal.
Les guerres étrangères nous prendront encore moins de place. On n'entendait en 1804 que le lointain canon de l'Angleterre.
Nous avons à raconter un épisode, historique il est vrai, mais bourgeois, et qui n'a aucun trait ni à l'intrigue du cabinet ni aux victoires et conquêtes.
C'est tout bonnement une page de la biographie secrète de ce géant qu'on nomme Paris et qui, en sa vie, eut tant d'aventures !
Laissons donc de côté les cinq cents volumes de mémoires diffus qui disent le blanc et le noir sur cette grande crise de notre Révolution, et tournant le dos au château où la main crochue de ce bon M. Bourrienne griffonne quelques vérités parmi des monceaux de mensonges bien payés, plongeons-nous de parti pris dans le fourré le plus profond de la forêt parisienne.
Nous avons l'espoir que le lecteur n'aura pas oublié cette touchante et sereine figure qui traverse les pages de notre introduction. Il n'y a que des récits dans ce livre : notre préface elle-même était encore un récit, dont le héros se nommait le « papa Sévérin ».
Nous avons la certitude que le lecteur se souvient d'une autre physionomie, tendre et bonne aussi, mais d'une autre manière, moins austère et plus mâle, plus tourmentée, moins pacifique surtout : le chantre de Saint-Sulpice, le prévôt d'armes qui, dans la Chambre des Amours, enseigna si rudement ce beau coup droit, dégagé main sur main, à M. le baron de Guitry, gentilhomme de la chambre du roi Louis XVI.
Un Sévérin aussi : Sévérin, dit Gâteloup.
Ce Gâteloup, presque vieillard, et papa Sévérin presque enfant, vont avoir des rôles dans cette histoire.
L'un était le père de l'autre.
Et s'il m'était permis de descendre encore plus avant dans nos communs souvenirs, je vous rappellerais cette chère petite famille, composée de cinq enfants qui ne se ressemblaient point, et dont papa Sévérin était la bonne aux Tuileries : Eugénie, Angèle et Jean qui avaient le même âge, Louis et Julien, des bambins.
Ces cinq êtres, abandonnés, orphelins, mais à qui Dieu clément avait rendu le meilleur des pères, reviendront tous et chacun sous notre plume. Ils forment à eux cinq, dans la personne de leurs parents, la légende lamentable du suicide.
Papa Sévérin avait dit en montrant Angèle, la plus jolie de ces petites filles, et celle dont la précoce pâleur nous frappa comme un signe de fatalité :
– Celle-ci tient à ma famille par trois liens.
Il avait ajouté ce jour où la fillette jetait ses regards avides à travers les glaces de la Morgue :
– Elle a déjà l'idée…
Car papa Sévérin croyait à la transmission d'un héritage fatal.
Notre histoire va montrer la première des trois Angèle.
Notre histoire va montrer aussi les tables de marbre toutes neuves et vierges encore de tout contact mortel. Nous y verrons quelle fut l'étrenne de la Morgue du Marché-Neuf.
Tout cela à propos d'un adorable et impur démon qui ressuscita un instant, au beau milieu de Paris et près du berceau de notre « siècle des lumières », les plus noires superstitions du moyen âge.