– Vous pensez, demandai-je, que l’histoire de la prison d’Édimbourg pourrait fournir des matériaux pour des nouvelles intéressantes ?
– Certainement, mon cher monsieur, répondit Hardie, et une abondance prodigieuse ; – mais à propos, remplissez votre verre. – Cette prison n’a-t-elle pas été pendant plusieurs années le lieu où se réunissait le parlement d’Écosse ; n’a-t-elle pas servi d’asile au roi Jacques, quand la populace enflammée par un séditieux prédicateur se révolta contre lui, en criant : – L’épée du Seigneur et de Gédéon ! – que l’on nous amène ce misérable Aman ! – Depuis lors, que de cœurs ont palpité au sein de ses murailles, en entendant la cloche qui leur annonçait l’approche de l’heure fatale ; combien se sont laissé abattre par ce lugubre son, combien l’ont entendu avec une courageuse fierté et une mâle résignation ! – Combien ont dû leur consolation à la religion ; croyez-vous qu’il ne s’en est pas trouvé qui, jetant un regard sur ce qui les avait poussés au crime, pouvaient à peine comprendre qu’une aussi misérable tentation eût pu les détourner du sentier de la vertu ? Et ne s’en est-il pas peut-être rencontré d’autres qui, pleins du sentiment de leur innocence, étaient partagés entre l’indignation que leur causait un châtiment injuste, la conscience de leur innocence, et le désir inquiet de se venger ? Pouvez-vous supposer que des sentimens si profonds, si violens, pourraient être retracés sans exciter le plus puissant intérêt ? – Oh ! attendez que j’aie publié mon recueil de Causes célèbres de la Calédonie, et vous ne manquerez pas pour l’avenir de sujet de romans ou de tragédies. Le vrai triomphera des plus brillantes inventions d’une imagination ardente.
– Magna est veritas, et prœvalebit.
– Il me semble, répliquai-je, encouragé par l’affabilité de mon conteur, que l’intérêt dont vous parlez doit être plus faible dans la jurisprudence écossaise que dans celle de tout autre pays : la moralité générale du peuple, ses habitudes sobres et sages…
– Le préservent bien, dit l’avocat, d’un plus grand nombre de voleurs et de brigands de profession, mais non des sauvages et bizarres écarts des passions qui enfantent des crimes accompagnés des plus extraordinaires circonstances ; et ce sont précisément ceux dont le récit excite le plus vif intérêt. L’Angleterre est depuis très long-temps un pays civilisé : ses sujets sont très rigoureusement soumis à des lois appliquées avec impartialité ; le travail s’est divisé et réparti entre tous les sujets, et les voleurs forment dans la société une classe à part, qui se subdivise ensuite, suivant le genre d’escroquerie de chacun d’eux et leur mode d’opérer ; cette classe a ses habitudes et ses principes réguliers, que l’on peut calculer par anticipation à Bow-Street, Hatton-Garden, ou à Old-Bailey. – Ce royaume est comme une terre cultivée : le fermier sait que, malgré ses soins, un certain nombre d’herbes parasites doit croître avec son blé ; il peut vous les nommer et vous les désigner par avance. Mais l’Écosse est comme le sol de ses montagnes : le moraliste qui consulterait les archives de la jurisprudence criminelle, trouverait autant de faits encore inconnus dans l’histoire de l’esprit humain, qu’un botaniste découvrirait de fleurs nouvelles dans ses vallons et sur ses rochers.
– Et c’est là tout le fruit que vous avez retiré de la triple lecture des – Commentaires sur la jurisprudence criminelle d’Écosse ? – dit son compagnon. Je crois que son savant auteur pensait peu que les faits que son érudition et sa sagacité ont accumulés pour l’éclaircissement des doctrines légales, fourniraient un jour matière aux volumes en demi-reliure des cabinets de lecture.
– Je vous gage une bouteille de bordeaux, dit le jeune avocat, qu’ils ne perdent pas au change. Mais, comme on dit au barreau, je demande qu’on me laisse parler sans interruption. – J’en ai plus encore à dire sur mon recueil des Causes célèbres d’Écosse ; veuillez seulement vous rappeler le but et le motif qui ont fait concevoir et exécuter tant de crimes si extraordinaires et si audacieux, les longues dissensions civiles de l’Écosse, – la juridiction héréditaire qui jusqu’en 1748 confiait la recherche des crimes à des juges ignorans ou intéressés, – les habitudes des nobles, vivant toujours dans leurs manoirs solitaires, et nourrissant des passions haineuses comme un aliment nécessaire à leur activité ; – pour ne pas parler ici de cette aimable qualification nationale appelée perfervidum ingenium Scotorum, que nos légistes allèguent pour justifier la sévérité de quelques unes de leurs ordonnances. Quand je traiterai un sujet aussi mystérieux, aussi profond, aussi dangereux que celui qui naquit de telles circonstances, il n’est pas de lecteur qui ne sente son sang se glacer et ses cheveux se dresser sur la tête. – Mais chut ! voici notre hôte qui vient nous apporter des nouvelles ; je suppose que notre voiture est prête.
Il n’en était pas ainsi : – l’hôte annonça qu’on ne pouvait pas avoir de voiture, car sir Peter Plyem avait loué les deux paires de chevaux de mon hôte, et les avait conduits le matin même au bourg royal de Bubbleburgh, pour son affaire ; mais, comme Bubbleburgh n’est qu’un des cinq bourgs qui se réunissent pour nommer un membre du parlement, l’adversaire de sir Peter avait judicieusement profité de son départ pour intriguer dans Bitem, autre bourg royal, et qui, comme personne ne l’ignore, est situé au bout de l’avenue de sir Peter, et a été de temps immémorial sous l’influence de sir Peter et de ses ancêtres. Sir Peter était donc placé dans la situation d’un monarque ambitieux qui, après avoir fait une attaque sur le territoire ennemi, est rappelé subitement par une invasion sur ses domaines héréditaires. Il fut obligé de quitter Bubbleburgh à demi gagné pour retourner à Bitem à demi perdu, et les deux paires de chevaux qui l’avaient conduit à Bubbleburgh furent par lui retenues pour transporter son agent, son valet, son bouffon, son buveur, et les ramener à Bitem. Le motif de ce contre-temps, qui m’était assez indifférent, comme il l’est probablement au lecteur, suffit pour consoler mes compagnons. Comme les aigles, ils sentaient de loin le prochain combat ; ils commandèrent donc un magnum [13] de bordeaux et deux lits à l’auberge, et les voilà sur la politique de Bubbleburgh et de Bitem, calculant par avance toutes les pétitions et plaintes probables qui allaient en résulter.
Au milieu d’une très vive et très inintelligible discussion sur les prévôts, baillis, diacres-syndics, bourgs royaux, cours foncières, clercs-municipaux, bourgeois résidans et non résidans, l’avocat s’interrompit tout-à-coup : – Et ce pauvre Dunover, dit-il, il ne faut pas l’oublier. Aussitôt on dépêcha l’hôte à la recherche du pauvre honteux, avec une invitation très pressante pour le reste de la soirée. Je ne pus m’empêcher de demander à ces jeunes messieurs s’ils connaissaient le pauvre homme ; l’avocat mit la main à la poche pour prendre le mémoire sur lequel il avait réglé sa cause.
– Ce pauvre homme a eu recours, dit M. Hardie, à notre remedium miserabile, vulgairement appelé une cessio bonorum, une cession de biens. De même que plusieurs gens d’église ont douté de l’éternité des chatimens à venir, ainsi les avocats d’Écosse ont pensé que le crime de pauvreté était suffisamment expié par quelques jours d’emprisonnement. Au bout d’une détention d’un mois, comme vous devez le savoir, un pauvre diable a le droit, après en avoir obtenu permission de la cour suprême, en dressant un état de son actif et un exposé de sa perte, et en abandonnant tous ses biens à ses créanciers, de demander à être mis en liberté.
– J’avais entendu parler de cette loi pleine d’humanité, dis-je au jeune avocat.
– Oui, reprit Halkit, et le plus beau de l’histoire, c’est, comme on dit, qu’on peut faire cession quand les biens sont dépensés ; – mais pourquoi fouiller dans votre poche pour chercher ce mémoire unique, parmi de vieux billets de spectacle, des lettres de convocation à la faculté, des règlemens de la Conférence Spéculative, extraits des leçons, et autres objets qui remplissent la poche d’un jeune avocat, dans laquelle il y a un peu de tout, hors des lettres de change et des billets de banque ? – ne pouvez-vous pas nous exposer une cession de biens sans votre mémoire ?– on en fait tous les samedis ; la marche de ces affaires est régulière comme celle d’une horloge. – Toutes se ressemblent.
Cela n’a aucun rapport avec les infortunes que probablement le brave homme exposa si souvent aux juges, répondis-je.
– Il est vrai, répondit Halkit ; mais Hardie parle de jurisprudence criminelle, et cette affaire est purement civile. Je pourrais plaider moi-même sur une cession de biens sans être décoré du costume inspirateur de la toge et de la perruque à trois marteaux ; – mais écoutez : – mon client, ouvrier tisserand de son métier, avait gagné quelques écus ; il prit une ferme (il en est de l’art de conduire une ferme comme de celui de mener une voiture, c’est la nature qui le donne) : – les malheurs des derniers temps – l’engagèrent à signer des lettres de complaisance à un ami qui ne lui fit pas les fonds. – Sur ce, séquestre du propriétaire ; les créanciers acceptent un arrangement. – Notre homme ouvre une auberge. – Seconde faillite ; – il est emprisonné pour une dette de 10 guinées 7 shillings, 6 pence. Son passif était zéro, ses pertes zéro, son actif zéro, – le tout formant en sa faveur une balance égale à zéro : – partant nulle opposition, et messieurs de la cour nommèrent une commission pour recevoir son serment.
Hardie renonça alors à son inutile recherche, à laquelle il avait peut-être mis un peu d’affectation, et il nous fit le récit des malheurs de ce pauvre Dunover, avec un accent de compassion et de sensibilité dont il semblait avoir honte comme indigne du métier, et qui, malgré ses prétentions à l’esprit, lui faisait cependant honneur ; c’était une de ces histoires qui semblent prouver une espèce de fatalité attachée au sort du héros. Dunover était intelligent, industrieux et sans reproche, mais pauvre et timide ; après avoir tenté vainement tous les moyens à l’aide desquels d’autres acquièrent l’indépendance, à peine avait-il réussi à se procurer de quoi vivre. Un rayon d’espérance plutôt qu’un bonheur réel ayant brillé un moment à ses yeux, il avait ajouté le souci d’une femme et d’une famille à ceux qu’il avait déjà ; mais bientôt cette lueur de prospérité s’évanouit ; tout semblait le pousser vers le bord de l’abîme qui appelle tous les débiteurs insolvables. Après s’être accroché à toutes les branches, et après les avoir vues toutes se dérober à ses efforts, il était enfin tombé dans la prison fatale, d’où Hardie l’avait retiré en sa qualité d’avocat.
– Et je suppose, dit Halkit, que maintenant que vous avez mis ce pauvre diable à terre, vous le laisserez à demi nu sur le rivage, sauf à lui à s’en tirer comme il pourra : écoutez : – et il lui murmura quelques mots à l’oreille ; intéresser milord, fut tout ce que je pus entendre.
– C’est en vérité pessimi exempli, dit Hardie en souriant, que de s’intéresser à des cliens ruinés ; cependant je pensais à ce dont vous me parlez, pourvu que cela puisse se faire ; – mais chut, le voici qui vient.
L’histoire récente des infortunes du pauvre homme lui attira (je me plaisais à l’observer) le respect et l’attention des jeunes gens, qui le traitèrent avec une grande civilité, et lièrent insensiblement une conversation qui, à ma grande satisfaction, roula de nouveau sur les causes célèbres d’Écosse. Encouragé par la bonté qu’on lui témoignait, M. Dunover commença à contribuer aux amusemens de la soirée : une prison, comme tout autre lieu, a ses anciennes traditions qui ne sont connues que de ses habitans, et qui se transmettent successivement de détenus en détenus. Une de celles que Dunover raconta était intéressante, et servit d’éclaircissemens à quelques jugemens remarquables que Hardie savait sur le bout du doigt, et que son compagnon connaissait aussi parfaitement. Ce genre d’entretien remplit toute la soirée, jusqu’à ce que M. Dunover se retira pour aller se reposer ; et moi, de mon côté, je fis retraite pour aller mettre en note ce que j’avais appris, dans le dessein d’ajouter un nouveau conte à ceux dont je m’amusais à composer un recueil ; les deux jeunes gens firent venir des rôties, du negus au vin de Madère, avec un jeu de cartes, et commencèrent un piquet.
Le lendemain les voyageurs quittèrent Gander-Cleugh ; j’appris depuis par les papiers publics qu’ils avaient figuré l’un et l’autre dans le grand procès politique qui s’éleva entre Bubbleburgh et Bitem. Cette cause aurait pu être expédiée promptement ; cependant on croit qu’elle peut durer plus long-temps que la session du parlement à laquelle elle se rapporte. M. Halkit figura en qualité d’agent ou solliciteur, et M. Hardie débuta dans la cause de sir Peter Plyem avec un rare talent, de telle sorte que depuis il eut dans sa poche moins de billets de spectacle que de brefs [14]. Ces deux jeunes gens méritèrent leur bonne fortune ; car Dunover, que je revis quelque temps après, me raconta, les larmes aux yeux, qu’à leur recommandation il avait obtenu une petite place qui donnait à sa famille une honnête aisance. C’est ainsi qu’après une suite non interrompue de malheurs, il dut ses nouvelles espérances à l’heureux accident qui l’avait fait tomber du haut d’une malle-poste dans le Gander, de compagnie avec un avocat et un écrivain du sceau ; le lecteur ne croira peut-être pas avoir tant d’obligation à un accident qui lui procure le récit qui va suivre, et qui est fondé sur la conversation de la soirée.