– Nous n’avons pas à nous plaindre, comme Cowley, dit l’un d’eux, que la toison de Gédéon reste sèche tandis que tout est humide à l’entour : c’est le miracle renversé.
– Nous devons être reçus avec reconnaissance dans la ville : nous y apportons quelque chose dont les habitans paraissent avoir grand besoin, dit Halkit.
– Et nous le distribuons avec une générosité sans égale, répondit son compagnon ; nous ferons ici l’office de trois tombereaux d’arrosage sur leur route poudreuse.
– Nous leur amenons aussi, dit Halkit, un bon renfort de gens du métier, un agent d’affaires et un avocat.
– Et peut-être aussi un client, dit son compagnon en regardant derrière lui ; puis il ajouta en baissant la voix : le camarade a bien l’air de n’avoir que trop fréquenté cette compagnie dangereuse.
Et dans le fait, il n’était que trop vrai que l’humble compagnon de nos gais jouvenceaux avait la triste apparence d’un plaideur ruiné ; je ne pus m’empêcher de rire de l’allusion, quoique je prisse bien soin de cacher ma gaieté à celui qui en était l’objet.
Quand nous fûmes arrivés à l’auberge de WALLACE, le plus jeune de nos jeunes gens d’Édimbourg, qui était avocat plaidant, à ce que j’appris, insista pour que je prisse part à leur dîner ; leurs questions et leurs demandes mirent bientôt mon hôte et toute sa famille en mouvement pour leur offrir le meilleur repas que pouvaient fournir la cave et l’office et l’accommoder selon les règles de l’art culinaire, auquel nos deux amphitryons paraissaient n’être pas étrangers ; du reste, c’étaient deux jeunes gens qui, pleins de cette aimable gaieté que donnent leur âge et la bonne humeur, jouent un rôle assez fréquent dans la haute classe des hommes de loi d’Édimbourg, et qui ressemble assez à celui des jeunes Templiers [11] du temps de Steele et d’Addison. Un air d’étourderie et de gaieté s’unissait chez eux à un fonds de bon sens, de goût et de connaissances que prouvait leur conversation. Ils semblaient avoir pour but d’associer les manières d’un homme du monde à celles d’un ami de la littérature et des arts. Un gentleman accompli, élevé dans cette belle oisiveté qui, à mon sens, est indispensable pour former ce caractère à la perfection, aurait probablement remarqué une légère teinte de la pédanterie du métier dans l’avocat, en dépit de ses efforts pour la cacher, et un air trop affairé dans son compagnon ; sans doute qu’il eût découvert aussi dans l’entretien de l’un et de l’autre plus d’érudition que n’en exige la mode ; mais pour moi, qui ne me pique pas d’être si difficile, mes compagnons me parurent offrir l’heureux mélange d’une bonne éducation et d’une instruction solide, avec cet esprit de gaieté, de saillies et de bons mots, qui ne déplaît pas à un homme grave parce que c’est celui qui lui est le moins familier.
L’homme au teint pâle, qu’ils avaient eu la bonté d’admettre dans leur société, semblait n’être pas à sa place, et ne point partager leur bonne humeur. Il était assis sur le bord de sa chaise, à trois pieds de distance de la table, se tenant ainsi dans une situation très incommode pour porter les morceaux à la bouche, comme s’il eût voulu punir son audace de prendre part au repas de ses supérieurs. À la fin du dîner, il se refusa à toutes les instances qu’on lui fit de goûter le vin qui circulait à la ronde, demanda l’heure à laquelle la voiture devait se mettre en route, déclara qu’il voulait être prêt, de peur de la manquer, et sortit modestement de l’appartement.
– Jack, dit l’avocat à son compagnon, je me rappelle maintenant la figure de ce pauvre diable ; tu disais plus vrai que tu ne croyais : c’est réellement un de mes cliens, le pauvre homme !
– Le pauvre homme ! répondit Halkit, je suppose que vous voulez dire que c’est votre seul et unique client.
– Ce n’est pas ma faute, Jack, répondit l’autre, que j’appris se nommer Hardie ; vous devez me donner toutes vos affaires, et si vous n’en avez pas, monsieur qui est ici présent sait bien qu’on ne peut rien tirer de rien.
– Mais vous paraissez avoir converti quelque chose en rien dans l’affaire de ce brave homme, dit l’agent : il a l’air d’aller bientôt honorer de sa présence LE CŒUR DE MIDLOTHIAN. (The Heart of Mid-Lothian.)
– Vous vous trompez, car il ne fait que d’en sortir. – Mais les regards de monsieur demandent une explication. – Dites-moi, M. Pattieson, êtes-vous jamais allé à Édimbourg ?
Je répondis affirmativement.
– Alors vous devez avoir passé, ne serait-ce que par hasard, quoique probablement ce ne soit pas aussi souvent que je suis condamné à le faire, par une allée étroite située à l’extrémité nord-ouest de Parliament-Square, et qui traverse un antique édifice avec des tours et des grilles de fer.
Vieux monument qui réalise
Un dicton connu dans ce lieu,
Près de l’Église,
Et loin de Dieu.
– Et dont l’enseigne est l’ Homme rouge, dit M. Halkit en interrompant l’avocat pour être de moitié dans l’énigme.
– C’est en somme, répondit celui-ci en interrompant à son tour son ami, une espèce de lieu où l’infortune est heureusement confondue avec le crime, et d’où tous ceux qui y sont enfermés désirent sortir.
– Et où aucun de ceux qui ont eu le bonheur d’en sortir ne désire rentrer, reprit son compagnon.
– J’entends, messieurs, répliquai-je, vous voulez dire la prison.
– La prison, ajouta le jeune avocat, – vous l’avez deviné : – c’est la vénérable Tolbooth elle-même ; – et permettez-moi de vous dire que vous nous avez des obligations pour la description courte et modeste que nous vous en avons donnée, car de quelque amplification que nous nous fussions servis pour embellir le sujet, vous étiez entièrement à notre discrétion, puisque les pères conscrits de notre ville ont décrété que le vénérable édifice ne resterait pas debout pour confirmer notre récit ou pour le démentir.
– Ainsi donc, répondis-je, la Tolbooth d’Édimbourg est appelée le Cœur de Midlothian.
– Tel est son nom, je vous assure.
– Je pense, ajoutai-je avec la défiance d’un inférieur qui laisse échapper à demi-voix un calembour en présence de son supérieur, je pense qu’on peut bien dire que le comté métropolitain a un triste cœur.
– Juste comme un gant, M. Pattieson, répliqua M. Hardie et un cœur fermé, un cœur dur. – À vous, Jack.
– Et un méchant cœur, un pauvre cœur, répondit Halkit, faisant de son mieux pour dire un bon mot.
– On pourrait dire aussi que c’est un cœur haut, un grand cœur, répondit l’avocat ; vous voyez que lorsqu’il s’agit de cœur, je puis vous en montrer.
– Je suis au bout de toutes mes pointes sur le cœur, dit le plus jeune de ces messieurs.
– Alors il faudra choisir un autre sujet, répondit son compagnon ; et, quant à la vieille Tolbooth condamnée, quelle pitié de ne pas lui rendre les mêmes honneurs qu’on a rendus à plusieurs de ses locataires ? Pourquoi Tolbooth n’aurait-elle pas aussi ses dernières exhortations, sa confession, ses prières des agonisans ? Ses vieilles pierres seront, à peu de chose près, aussi sensibles à cet honneur que maints pauvres diables pendus du côté de sa façade occidentale, tandis que les colporteurs criaient une confession dont jamais le patient n’avait entendu parler.
– J’ai bien peur, répondis-je, si toutefois il n’y a pas trop de présomption à donner mon opinion, que l’histoire de cet édifice ne fût un tissu de crimes et de douleurs.
– Non pas tout-à-fait, mon ami, dit Hardie ; une prison est un petit monde par elle-même : elle a ses affaires, ses chagrins, ses joies qui lui sont propres ; ses habitans quelquefois n’ont que peu de jours à vivre, mais il en est de même des soldats au service ; ils sont pauvres relativement au monde du dehors, mais il y a parmi eux des degrés de richesses et de pauvreté, et plusieurs d’entre eux jouissent d’une opulence relative ; ils n’ont pas grand espace pour se promener, mais la garnison d’un fort assiégé, l’équipage d’un navire en pleine mer, n’en ont pas davantage, et même à certains égards ils se trouvent dans une position plus avantageuse, car ils peuvent acheter de quoi dîner tant qu’ils ont de l’argent, et ils ne sont pas obligés de travailler, qu’ils aient de quoi manger ou non.
– Mais, répondis-je (non sans penser secrètement à ma tâche actuelle), quelle variété d’incidens pourrait-on trouver dans un ouvrage comme celui dont vous venez de parler ?
– Ils seraient à l’infini, répliqua le jeune avocat : tout ce qu’il y a de fautes, de crimes, d’impostures, de folies, d’infortunes inouïes, de revers propres à jeter de la variété sur le cours de la vie, serait retracé dans les derniers aveux de la Tolbooth, et je trouverai assez d’exemples pour rassasier l’insatiable appétit du public pour l’horrible et le merveilleux. Les romanciers sont obligés de se creuser le cerveau pour diversifier leurs contes, et après tout, à peine peuvent-ils esquisser un caractère ou une situation qui ne soient usés et déjà familiers au lecteur, de sorte que leurs dénouemens, leurs enlèvemens, les blessures mortelles, dont leur héros ne meurt jamais, les fièvres dévorantes, dont leur héroïne peut être toujours certaine de guérir, sont devenus un véritable lieu commun. Moi je me joins à mon honnête ami Crabbe ; j’ai un malheureux penchant à espérer quand il n’y a plus d’espoir, et je me fie toujours à la dernière planche qui doit soutenir le héros du roman au milieu de la tempête de l’adversité. À ces mots le jeune avocat se mit à déclamer avec emphase le passage suivant :
« J’ai eu jadis beaucoup de craintes (mais je n’en ai plus) lorsqu’une chaste beauté, trahie par quelque misérable, était enlevée avec tant de promptitude, qu’elle ne pouvait deviner par anticipation le sort cruel qui l’attendait. Aujourd’hui je ne m’effraie plus : – emprisonnez la belle dans des murs solides, creusez un fossé autour, mettez-y des serrures d’airain, des verrous de fer et des geôliers impitoyables ; qu’elle n’ait pas un sou dans sa bourse ; qu’elle éprouve les refus de tous ceux dont elle implorera la pitié ; que les fenêtres soient trop hautes pour oser les sauter ; que le secours soit si loin qu’on ne puisse entendre la voix qui l’appelle, quelque puissance secrète trouvera encore des moyens d’arracher sa proie au tyran déçu. »
Ce qui tue l’intérêt, dit-il en concluant, c’est la fin de l’incertitude ; – voilà ce qui fait qu’on ne lit plus de romans.
– Ô dieux, écoutez ! reprit son compagnon. Je vous assure, M. Pattieson, que vous n’avez qu’à faire une visite à ce docte gentleman,et vous êtes sûr de trouver sur sa table les nouveaux romans à la mode, proprement retranchés toutefois sous les Institutes de Stair, et un volume ouvert des Décisions de Morison.
– Je ne le nie pas, dit notre jeune jurisconsulte, et pourquoi le nierais-je, lorsqu’il est maintenant bien connu que ces Dalilas ont séduit nos plus fortes têtes ? Ne les trouve-t-on pas cachés parmi les mémoires de nos plus célèbres consultans ? et on les voit sortir de dessous, le coussin du fauteuil de nos juges ; nos anciens dans le barreau, et même sur les siéges de la magistrature, lisent des romans ; bien plus, si l’on ne les calomnie pas, plusieurs d’entre eux en ont composé par-dessus le marché. Je dirai seulement que je les lis par habitude et par indolence, et non que j’y prenne aucun intérêt ; comme le vieux Pistol en rongeant son poireau [12], je lis et je jure jusqu’à ce que j’aie attrapé la fin. – Mais il n’en est pas ainsi dans l’histoire véritable des folies humaines, – dans les questions d’état ou dans le livre des ajournemens ; – c’est là qu’on rencontre à chaque instant quelque page nouvelle du cœur humain et des coups de la fortune bien plus surprenans qu’aucun de ceux qu’inventa jamais le plus hardi romancier.