I-2

3947 Words
Brusquement, un frisson courut, pareil à une moire sur le satin de sa peau. Peut-être avait-elle senti enfin ce regard d’homme qui la fouillait. Elle ouvrit les paupières toutes grandes, elle poussa un cri. – Ah ! mon Dieu ! Et une stupeur la paralysa, ce lieu inconnu, ce garçon en manches de chemise, accroupi devant elle, la mangeant des yeux. Puis, dans un élan éperdu, elle ramena la couverture, elle l’écrasa de ses deux bras sur sa gorge, le sang fouetté d’une telle angoisse pudique, que la rougeur ardente de ses joues coula jusqu’à la pointe de ses seins, en un flot rose. – Eh bien ! quoi donc ? cria Claude, mécontent, le crayon en l’air, que vous prend-il ? Elle ne parlait plus, elle ne bougeait plus, le drap serré au cou, pelotonnée, repliée sur elle-même, bossuant à peine le lit. – Je ne vous mangerai pas peut-être… Voyons, soyez gentille, remettez-vous comme vous étiez. Un nouveau flot de sang lui rougit les oreilles. Elle finit par bégayer : – Oh ! non, oh ! non, monsieur. Mais lui se fâchait peu à peu, dans une de ces brusques poussées de colère dont il était coutumier. Cette obstination lui semblait stupide. – Dites, qu’est-ce que ça peut vous faire ? En voilà un grand malheur, si je sais comment vous êtes bâtie !… J’en ai vu d’autres. Alors, elle sanglota, et il s’emporta tout à fait, désespéré devant son dessin, jeté hors de lui par la pensée qu’il ne l’achèverait pas, que la pruderie de cette fille l’empêcherait d’avoir une bonne étude pour son tableau. – Vous ne voulez pas, hein ? mais c’est imbécile ! Pour qui me prenez-vous ?… Est-ce que je vous ai touchée, dites ? Si j’avais songé à des bêtises, j’aurais eu l’occasion belle, cette nuit… Ah ! ce que je m’en moque, ma chère ! Vous pouvez bien tout montrer… Et puis, écoutez, ce n’est pas très gentil, de me refuser ce service, car enfin je vous ai ramassée, vous avez couché dans mon lit. Elle pleurait plus fort, la tête cachée au fond de l’oreiller. – Je vous jure que j’en ai besoin, autrement je ne vous tourmenterais pas. Tant de larmes le surprenaient, une honte lui venait de sa rudesse ; et il se tut, embarrassé, il la laissa se calmer un peu ; ensuite, il recommença, d’une voix très douce : – Voyons, puisque ça vous contrarie, n’en parlons plus… Seulement, si vous saviez ! J’ai là une figure de mon tableau qui n’avance pas du tout, et vous étiez si bien dans la note ! Moi, quand il s’agit de cette sacrée peinture, j’égorgerais père et mère. N’est-ce pas ? vous m’excusez… Et, tenez ! si vous étiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. Non, non, restez donc tranquille ! pas le torse, je ne demande pas le torse ! La tête, rien que la tête ! Si je pouvais finir la tête, au moins !… De grâce, soyez aimable, remettez votre bras comme il était, et je vous en serai reconnaissant, voyez-vous, oh ! reconnaissant toute ma vie ! À cette heure, il suppliait, il agitait pitoyablement son crayon, dans l’émotion de son gros désir d’artiste. Du reste, il n’avait pas bougé, toujours accroupi sur la chaise basse, loin d’elle. Alors, elle se risqua, découvrit son visage apaisé. Que pouvait-elle faire ? Elle était à sa merci, et il avait l’air si malheureux ! Pourtant, elle eut une hésitation, une dernière gêne. Et, lentement, sans dire un mot, elle sortit son bras nu, elle le glissa de nouveau sous sa tête, en ayant bien soin de tenir, de son autre main, restée cachée, la couverture tamponnée autour de son cou. – Ah ! que vous êtes bonne !… Je vais me dépêcher, vous serez libre tout de suite. Il s’était courbé sur son dessin, il ne lui jetait plus que ces clairs regards du peintre, pour qui la femme a disparu, et qui ne voit que le modèle. D’abord, elle était redevenue rose, la sensation de son bras nu, de ce peu d’elle-même qu’elle aurait montré ingénument dans un bal, l’emplissait là de confusion. Puis, ce garçon lui parut si raisonnable, qu’elle se tranquillisa, les joues refroidies, la bouche détendue en un vague sourire de confiance. Et, entre ses paupières demi-closes, elle l’étudiait à son tour. Comme il l’avait terrifiée depuis la veille, avec sa forte barbe, sa grosse tête, ses gestes emportés ! Il n’était pas laid pourtant, elle découvrait au fond de ses yeux bruns une grande tendresse, tandis que son nez la surprenait, lui aussi, un nez délicat de femme, perdu dans les poils hérissés des lèvres. Un petit tremblement d’inquiétude nerveuse le secouait, une continuelle passion qui semblait faire vivre le crayon au bout de ses doigts minces, et dont elle était très touchée, sans savoir pourquoi. Ce ne pouvait être un méchant, il ne devait avoir que la brutalité des timides. Tout cela, elle ne l’analysait pas très bien, mais elle le sentait, elle se mettait à l’aise, comme chez un ami. L’atelier, il est vrai, continuait à l’effarer un peu. Elle y jetait des regards prudents, stupéfaite d’un tel désordre et d’un tel abandon. Devant le poêle, les cendres du dernier hiver s’amoncelaient encore. Outre le lit, la petite table de toilette et le divan, il n’y avait d’autres meubles qu’une vieille armoire de chêne disloquée, et qu’une grande table de sapin, encombrée de pinceaux, de couleurs, d’assiettes sales, d’une lampe à esprit-de-vin, sur laquelle était restée une casserole, barbouillée de vermicelle. Des chaises dépaillées se débandaient, parmi des chevalets boiteux. Près du divan, la bougie de la veille traînait par terre, dans un coin du parquet, qu’on devait balayer tous les mois ; et il n’y avait que le coucou, un coucou énorme, enluminé de fleurs rouges, qui parut rai et propre, avec son tic-tac sonore. Mais ce domicile s’effrayait surtout, c’était des esquisses pendues aux murs, sans cadres, un flot épais d’esquisses qui descendait jusqu’au sol, où il s’amassait en un éboulement de toiles jetées pêle-mêle. Jamais elle n’avait vu une si terrible peinture, rugueuse, éclatante, d’une violence de tons qui la blessait comme un juron de charretier, entendu sur la porte d’une auberge. Elle baissait les yeux, attirée pourtant par un tableau retourné, le grand tableau auquel travaillait le peintre, et qu’il poussait chaque soir vers la muraille, afin de le mieux juger le lendemain, dans la fraîcheur du premier coup d’œil. Que pouvait-il cacher, celui-là, pour qu’on n’osât même pas le montrer ? Et, au travers de la vaste pièce, la nappe de brûlant soleil, tombée des vitres, voyageait, sans être tempérée par le moindre store, coulant ainsi qu’un or liquide sur tous ces débris de meuble, dont elle accentuait l’insoucieuse misère. Claude finit par trouver le silence lourd. Il voulut dire un mot, n’importe quoi, dans l’idée d’être poil, et surtout pour la distraire de la pose. Mais il eut beau chercher, il n’imagina que cette question. – Comment vous nommez-vous ? Elle ouvrit ses yeux qu’elle avait fermés, comme reprise de sommeil. – Christine. Alors, il s’étonna. Lui non plus, n’avait pas dit son nom. Depuis la veille, ils étaient là, côte à côte, sans se connaître. – Moi, je me nomme Claude. Et, l’ayant regardée à ce moment, il la vit qui éclatait d’un joli rire. C’était l’échappée joueuse d’une grande fille encore gamine. Elle trouvait drôle cet échange tardif de leurs noms. Puis, une autre idée l’amusa. – Tiens ! Claude, Christine, ça commence par la même lettre. Le silence retomba. Il clignait les paupières, s’oubliait, se sentait à bout d’imagination. Mais il crut remarquer en elle un malaise d’impatience, et dans la terreur qu’elle ne bougeât, il reprit au hasard, pour l’occuper : – Il fait un peu chaud. Cette fois, elle étouffa son rire, cette gaieté native qui renaissait et partait malgré elle, depuis qu’elle se rassurait. La chaleur devenait si forte, qu’elle était dans le lit comme dans un bain, la peau moite et pâlissante, de la pâleur laiteuse des camélias. – Oui, un peu chaud, répondit-elle sérieusement, tandis que ses yeux s’égayaient. Claude, alors, conclut de son air bonhomme : – C’est ce soleil qui entre. Mais, bah ! ça fait du bien, un bon coup de soleil dans la peau… Dites donc, cette nuit, nous aurions eu besoin de ça, sous la porte. Tous deux éclatèrent, et lui, enchanté d’avoir découvert enfin un sujet de conversation, la questionna sur son aventure, sans curiosité, se souciant peu au fond de savoir la vérité vraie, uniquement désireux de prolonger la séance. Christine, simplement, en quelques paroles, conta les choses. C’était la veille au matin qu’elle avait quitté Clermont, pour venir à Paris, où elle allait entrer comme lectrice chez la veuve d’un général, madame Vanzade, une vieille dame très riche, qui habitait Passy. Le train, réglementairement, arrivait à neuf heures dix, et toutes les précautions étaient prises, une femme de chambre devait l’attendre, on avait même fixé par lettres un signe de reconnaissance, une plume grise à son chapeau noir. Mais voilà que son train était tombé, un peu au-dessus de Nevers, sur un train de marchandises, dont les voitures déraillées et brisées obstruaient la voie. Alors avait commencé une série de contre temps et de retards, d’abord une interminable pose dans les wagons immobiles, puis l’abandon forcé de ces wagons, les bagages laissés là en arrière, les voyageurs obligés de faire trois kilomètres à pied pour atteindre une station, où l’on s’était décidé à former un train de sauvetage. On avait perdu deux heures, et deux autres furent perdues encore, dans le trouble que l’accident occasionnait, d’un bout à l’autre de la ligne ; si bien qu’on était entré en gare avec quatre heures de retard, à une heure du matin seulement. – Pas de chance ! interrompit Claude, toujours incrédule, combattu pourtant, surpris de la façon aisée dont s’arrangeaient les complications de cette histoire. Et, naturellement, personne ne vous attendait plus ? En effet, Christine n’avait pas trouvé la femme de chambre de madame Vanzade, qui sans doute s’était lassée. Et elle disait son émoi dans la gare de Lyon, cette grande halle inconnue, noire, vide, bientôt déserte, à cette heure avancée de la nuit. D’abord, elle n’avait point osé prendre une voiture, se promenant avec son petit sac, espérant que quelqu’un viendrait. Puis, elle s’était décidée, mais trop tard, car il n’y avait plus là qu’un cocher très sale, empestant le vin, qui rôdait autour d’elle, en s’offrant d’un air goguenard. – Oui, un rouleur, reprit Claude, intéressé maintenant, comme s’il eût assisté à la réalisation d’un conte bleu. Et vous êtes montée dans sa voiture ? Les yeux au plafond, Christine continua, sans quitter la pose ; – C’est lui qui m’a forcée. Il m’appelait sa petite, il me faisait peur… Quand il a su que j’allais à Passy, il s’est fâché, il a fouetté son cheval si fort, que j’ai dû me cramponner aux portières. Puis, je me suis rassurée un peu, le fiacre roulait doucement dans des rues éclairées, je voyais du monde sur les trottoirs. Enfin, j’ai reconnu la Seine. Je ne suis jamais venue à Paris, mais j’avais regardé un plan… Et je pensais qu’il filerait tout le long des quais, lorsque j’ai été reprise de peur, en m’apercevant que nous passions sur un pont. Justement, la pluie commençait, le fiacre qui avait tourné dans un endroit très noir, s’est brusquement arrêta. C’était le cocher qui descendait de son siège et qui voulait entrer avec moi dans la voiture… Il disait qu’il pleuvait trop… Claude se mit à rire. Il ne doutait plus, elle ne pouvait inventer ce cocher-là. Comme elle se taisait, embarrassée : – Bon ! bon ! le farceur plaisantait. – Tout de suite, j’ai sauté sur le pavé, par l’autre portière. Alors, il a juré, il m’a dit que nous étions arrivés et qu’il m’arracherait mon chapeau, si je ne le payais pas… La pluie tombait à torrents, le quai était absolument désert. Je perdais la tête, j’ai sorti une pièce de cinq francs, et il a fouetté son cheval, et il est parti en emportant mon petit sac, où il n’y avait heureusement que deux mouchoirs, une moitié de brioche et la clef de ma malle, restée en route. – Mais on prend le numéro de la voiture ! cria le peintre indigné. Maintenant, il se souvenait d’avoir été frôlé par un fiacre fuyant à toutes roues, comme il traversait le pont Louis-Philippe, dans le ruissellement de l’orage. Et il s’émerveillait de l’invraisemblance de la vérité, souvent. Ce qu’il avait imaginé, pour être simple et logique, était tout bonnement stupide, à côté de ce cours naturel des infinies combinaisons de la vie. – Vous pensez si j’étais heureuse, sous cette porte ! acheva Christine. Je savais bien que je n’étais pas à Passy, j’allais donc coucher la nuit là, dans ce Paris terrible. Et ces tonnerres, et ces éclairs, oh ! ces éclairs tout bleus, tout rouges, qui me montraient des choses à faire trembler ! Ses paupières de nouveau s’étaient closes, un frisson pâlit son visage, elle revoyait la cité tragique, cette trouée des quais s’enfonçant dans des rougeoiements de fournaise, ce fossé profond de la rivière roulant des eaux de plomb, encombré de grands corps noirs, de chalands pareils à des baleines mortes, hérissé de grues immobiles, qui allongeaient des bras de potence. Était-ce donc là une bienvenue ? Il y eut un silence. Claude s’était remis à son dessin. Mais elle remua, son bras s’engourdissait. – Le coude un peu rabattu, je vous prie. Puis, d’un air d’intérêt, pour s’excuser : – Ce sont vos parents qui doivent être dans la désolation, s’ils ont appris la catastrophe. – Je n’ai pas de parents. – Comment ! ni père, ni mère… Vous êtes seule ? – Oui, toute seule. Elle avait dix-huit ans, et elle était née à Strasbourg, par hasard, entre deux changements de garnison de son père, le capitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douzième année, ce dernier, un Gascon de Montauban, était mort à Clermont, où une paralysie des jambes l’avait forcé de prendre sa retraite. Pendant près de cinq ans, sa mère, qui était Parisienne, avait vécu là-bas, en province, ménageant sa maigre pension, travaillant, peignant des éventails, pour achever d’élever sa fille en demoiselle ; et, depuis quinze mois, elle était morte à son tour, la laissant seule au monde, sans un sou, avec l’unique amitié d’une religieuse, la supérieure des Sœurs de la Visitation, qui l’avait gardée dans son pensionnat. C’était du couvent qu’elle arrivait tout droit, la supérieure ayant fini par lui trouver cette place de lectrice, chez sa vieille amie, madame Vanzade, devenue presque aveugle. Claude restait muet, à ces nouveaux détails. Ce couvent, cette orpheline bien élevée, cette aventure qui tournait au romanesque, le rendaient à son embarras, à sa maladresse de gestes et de paroles. Il ne travaillait plus, les yeux baissés sur son croquis. – C’est joli, Clermont ? demanda-t-il enfin. – Pas beaucoup, une ville noire… Puis, je ne sais guère, je sortais à peine. Elle s’était accoudée, elle continua très bas, comme se parlant à elle-même, d’une voix encore brisée des sanglots de son deuil : – Maman, qui n’était pas forte, se tuait à la besogne… Elle me gâtait, il n’y avait rien de trop beau pour moi, j’avais des professeurs de tout ; et je profitais si peu, d’abord j’étais tombée malade, puis je n’écoutais pas, toujours à rire, le sang à la tête… La musique m’ennuyait, des crampes me tordaient les bras au piano. C’est encore la peinture qui allait le mieux… Il leva la tête, il l’interrompit d’une exclamation. – Vous savez peindre ! – Oh ! non, je ne sais rien, rien du tout… Maman, qui avait beaucoup de talent, me faisait faire un peu d’aquarelle, et je l’aidais parfois pour les fonds de ses éventails… Elle en peignait de si beaux ! Elle eut, malgré elle, un regard autour de l’atelier, sur les esquisses terrifiantes, dont les murs flambaient ; et, dans ses yeux clairs, un trouble reparut, l’étonnement inquiet de cette peinture brutale. De loin, elle voyait à l’envers l’étude que le peintre avait ébauchée d’après elle, si consternée des tons violents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, qu’elle n’osait demander à la regarder de près. D’ailleurs, mal à l’aise dans ce lit où elle brûlait, elle s’agitait, tourmentée de l’idée de s’en aller, d’en finir avec ces choses qui lui semblaient un songe depuis la veille. Sans doute, Claude eut conscience de cet énerve ment. Une brusque honte l’emplit de regret. Il lâcha son dessin inachevé, il dit très vite : – Merci bien de votre complaisance, mademoiselle… Pardonnez-moi, j’ai a***é, vraiment… Levez-vous, levez-vous, je vous en prie. Il est temps d’aller à vos affaires. Et, sans comprendre pourquoi elle ne se décidait pas, rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, à mesure qu’il s’empressait devant elle, il lui répétait de se lever. Puis, il eut un geste de fou, il replaça le paravent et gagna l’autre bout de l’atelier, en se jetant à une exagération de pudeur, qui lui fit ranger bruyamment sa vaisselle, pour qu’elle pût sauter du lit et se vêtir, sans craindre d’être écoutée. Au milieu du tapage qu’il déchaînait, il n’entendait pas une voix hésitante. – Monsieur, monsieur… Enfin, il tendit l’oreille. – Monsieur, si vous étiez assez obligeant… Je ne trouve pas mes bas. Il se précipita. Où avait-il la tête ? que voulait-il qu’elle devint, en chemise derrière ce paravent, sans les bas et les jupes qu’il avait étendus au soleil ? Les bas étaient secs, il s’en assura en les frottant doucement ; puis, il les passa par-dessus la mince cloison, et il aperçut une dernière fois le bras nu, frais et rond, d’un charme d’enfance. Il lança ensuite les jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que le chapeau pendu à un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlait plus, il distinguait à peine des frôlements de linges, des bruits discrets d’eau remuée. Mais lui, continuait de s’occuper d’elle. – Le savon est dans une soucoupe, sur la table… Ouvrez le tiroir, n’est-ce pas ? et prenez une serviette propre… Voulez-vous de l’eau davantage ? Je vous passerai le broc. L’idée qu’il retombait dans ses maladresses, l’exaspéra tout à coup. – Allons, voilà que je vous embête encore !… Faites comme chez vous. Il retourna à son ménage. Un débat l’agitait. Devait-il lui offrir à déjeuner ? Il-était difficile de la laisser partir ainsi. D’autre part, ça n’en finirait plus, il allait perdre décidément sa matinée de travail. Sans rien résoudre, après avoir allumé sa lampe à esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit à faire du chocolat, ce qu’il jugeait plus distingué, sourdement honteux de son vermicelle, une pâtée où il coupait du pain et qu’il baignait d’huile, à la mode du Midi. Mais il émiettait encore le chocolat dans la casserole, lorsqu’il eut une exclamation : – Comment ! déjà ! C’était Christine qui repoussait le paravent et qui apparaissait, nette et correcte dans ses vêtements noirs, lacée, boutonnée, équipée en un tour de main. Son visage rosé ne gardait même pas l’humidité de l’eau, son lourd chignon se tordait sur sa nuque, sans qu’une mèche dépassât. Et Claude restait béant devant ce miracle de promptitude, cet entrain de petite ménagère à s’habiller vite et bien. Ah ! fichtre, si vous faites tout comme ça ! Il la trouvait plus grande et plus belle qu’il n’aurait cru. Ce qui le frappait surtout, c’était son air de tranquille décision. Elle ne le craignait plus, évidemment. Il semblait qu’au sortir de ce lit défait, où elle se sentait sans défense, elle eut remis son armure, avec ses bottines et sa robe. Elle souriait, le regardait droit dans les yeux. Et il dit ce qu’il hésitait encore à dire : – Vous allez déjeuner avec moi, n’est-ce pas ? Mais elle refusa. – Non, merci… Je vais courir à la gare, où ma malle est sûrement arrivée, et je me ferai conduire ensuite à Passy. Vainement, il lui répéta qu’elle devait avoir faim, que ce n’était guère raisonnable, de sortir ainsi sans manger. – Alors, je descends vous chercher un fiacre. – Non, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine. – Voyons, vous ne pouvez faire un pareil voyage à pied. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu’à la station de voitures, puisque vous ne connaissez point Paris. – Non, non, je n’ai pas besoin de vous… Si vous voulez être aimable, laissez-moi m’en aller toute seule. C’était un parti pris. Sans doute, elle se révoltait à l’idée d’être rencontrée avec un homme, même par des inconnus : elle tairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenir de l’aventure. Lui, d’un geste colère, affecta de l’envoyer au diable. Bon débarras ! ça l’arrangeait de ne pas descendre. Et il demeurait blessé au fond, il la trouvait ingrate. – Comme il vous plaira après tout. Je n’emploierai pas la force. À cette phrase, le sourire vague de Christine augmenta abaissa finement les coins délicats de ses lèvres. Elle ne dit rien, elle prit son chapeau, chercha du regard une glace ; puis, n’en trouvant pas, elle se décida à nouer les brides au petit bonheur des doigts. Les coudes levés, elle roulait, tirait les rubans sans hâte, le visage dans le reflet doré du soleil. Surpris, Claude ne reconnaissait plus les traits d’une douceur enfantine qu’il venait de dessiner : le haut semblait noyé, le front limpide, les yeux tendres ; c’était à présent le bas qui avançait, la mâchoire passionnée, la bouche saignante, aux belles dents. Et toujours ce sourire énigmatique des jeunes filles, qui raillait peut-être. – En tous cas, reprit-il agacé, je ne pense pas que vous ayez un reproche à me faire. Alors, elle ne put retenir son rire, un léger rire nerveux. – Non, non, monsieur, pas le moindre. Il continuait à la regarder, rendu au combat de ses timidités et de ses ignorances, craignant d’avoir été ridicule. Que savait-elle donc, cette grande demoiselle ? Sans doute ce que les filles savent en pension, tout et rien. C’est l’insondable, l’obscure éclosion de la chair et du cœur, où personne ne descend. Dans ce milieu libre d’artiste, cette pudique sensuelle venait-elle de s’éveiller, avec sa curiosité et sa crainte confuses de l’homme ? Maintenant qu’elle ne tremblait plus, avait-elle la surprise un peu méprisante d’avoir tremblé pour rien ? Quoi ! pas une galanterie, pas même un b****r sur le bout des doigts ! L’indifférence bourrue de ce garçon, qu’elle avait sentie, devait irriter en elle la femme qu’elle n’était pas encore ; et elle s’en allait ainsi, changée, énervée, faisant la brave dans son dépit, emportant le regret inconscient des choses inconnues et terribles qui n’étaient pas arrivées. – Vous dites, reprit-elle en redevenant grave, que la station de voitures est au bout du pont, sur l’autre quai ? – Oui, à l’endroit où il y a un bouquet d’arbres. Elle avait achevé de nouer ses brides, elle était prête, gantée, les mains ballantes, et elle ne partait pas, regardant devant elle. Ses yeux ayant rencontré la grande toile tournée contre le mur, elle eut envie de demander à la voir, puis elle n’osa pas. Rien ne la retenait plus, elle avait pourtant l’air de chercher encore, comme si elle avait eu la sensation de laisser là quelque chose, une chose qu’elle n’aurait pu nommer. En fin, elle se dirigea vers la porte. Claude l’ouvrit, et un petit pain, posé debout, tomba dans l’atelier. – Vous voyez, dit-il, vous auriez dû déjeuner avec moi. C’est ma concierge qui me monte ça tous les matins. Elle refusa de nouveau d’un signe de tête. Sur le palier, elle se retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire était revenu, elle tendit la main la première. – Merci, merci bien. Il avait pris la petite main gantée dans sa main large, tachée de pastel. Toutes deux demeurèrent ainsi quelques secondes, serrées étroitement, se secouant en bonne amitié. La jeune fille lui souriait toujours, il avait sur les lèvres une question : « Quand vous reverrai-je ? » Mais une honte l’empêcha de parler. Alors, après avoir attendu, elle dégagea sa main. – Adieu, monsieur. – Adieu, mademoiselle. Christine, déjà, sans lever la tête, descendait l’échelle de meunier, dont les marches craquaient ; et Claude, brutalement, rentra chez lui, referma la porte à la volée, en disant très haut : – Ah ! ces tonnerres de Dieu de femmes ! Il était furieux, enragé contre lui, enragé contre les autres. Tout en bousculant du pied les meubles qu’il rencontrait, il continuait de se soulager, à pleine voix. Comme il avait raison de ne jamais en laisser monter une ! Ces gueuses-là n’étaient bonnes qu’à vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui lui assurait que celle-ci, avec son air innocent, ne s’était pas abominablement fichue de lui ? Et il avait eu la bêtise de croire des contes à dormir debout : tous ses doutes revenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du général, ni l’accident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que des histoires pareilles arrivaient ? D’ailleurs, elle avait une bouche qui en disait long, son air était drôle, au moment de filer. Encore, s’il eût compris pourquoi elle mentait ! mais non, des mensonges sans profit, inexplicables, l’art pour l’art ! Ah ! elle riait bien, à cette heure ! Violemment, il replia le paravent et l’envoya dans un coin. Elle avait dû lui en laisser un désordre ! Et, quand il constata que tout se trouvait rangé, très propre, la cuvette, la serviette, le savon, il s’emporta, parce qu’elle n’avait pas fait le lit. Il se mit à le faire, d’un effort exagéré, saisit à pleins bras le matelas tiède encore, tapa des deux poings l’oreiller odorant, étouffé par cette tiédeur, cette odeur pure de jeunesse qui montaient des linges. Ensuite, il se débarbouilla à grande eau, pour se rafraîchir les tempes ; et, dans la serviette humide, il retrouva le même étouffement, cette haleine de vierge dont la douceur éparse, errante par l’atelier, l’oppressait. Ce fut en jurant qu’il mangea son chocolat dans la casserole, si enfiévré, si enragé de peindre, qu’il avalait en hâte de grosses bouchées de pain. – Mais on meurt ici ! cria-t-il brusquement. C’est la chaleur qui me rend malade. Le soleil s’en était allé, il faisait moins chaud. Et Claude, ouvrant une petite fenêtre, au ras du toit, respira d’un air de profond soulagement la bouffée de vent embrasé qui entrait. Il avait pris son dessin, la tête de Christine, et il s’oublia longtemps à la regarder.
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