Cette réponse de Texar aurait appris deux choses à quiconque n’eût pas été au courant des événements dont l’Amérique était le théâtre à cette époque : d’abord que la guerre de Sécession, déclarée, en fait, par le coup de canon tiré sur le fort Sumter, le 11 avril 1861, était alors dans sa période la plus aiguë, car elle s’étendait presque aux dernières limites des États du Sud ; ensuite que Texar, partisan de l’esclavage, faisait cause commune avec l’immense majorité de la population des territoires à esclaves. Et précisément, à bord du Shannon, plusieurs représentants des deux partis se trouvaient en présence : d’une part – suivant les diverses appellations qui leur furent données pendant cette longue lutte –, des nordistes, anti-esclavagistes, abolitionnistes ou fédéraux ; de l’autre, des sudistes, esclavagistes, sécessionnistes ou confédérés.
Une heure après, Texar et les siens, plus que suffisamment abreuvés, se levèrent pour remonter sur le pont supérieur du Shannon. On avait déjà dépassé, du côté de la rive droite, la crique Trent et la crique des Six-Milles, qui introduisent les eaux du fleuve, l’une, jusqu’à la limite d’une épaisse cyprière, l’autre, jusqu’aux vastes marais des Douze-Milles, dont le nom indique l’étendue.
Le steam-boat naviguait alors entre deux bordures d’arbres magnifiques, des tulipiers, des magnolias, des pins, des cyprès, des chênes-verts, des yuccas, et nombre d’autres d’une venue superbe, dont les troncs disparaissaient sous l’inextricable fouillis des azalées et des serpentaires. Parfois, à l’ouvert des criques par lesquelles s’alimentent les plaines marécageuses des comtés de Saint-Jean et de Duval, une forte odeur de musc imprégnait l’atmosphère. Elle ne venait point de ces arbustes, dont les émanations sont si pénétrantes sous ce climat, mais bien des alligators qui s’enfuyaient sous les hautes herbes au bruyant passage du Shannon. Puis, c’étaient des oiseaux de toutes sortes, des pics, des hérons, des jacamars, des butors, des pigeons à tête blanche, des orphées, des moqueurs, et cent autres, variés de forme et de plumage, tandis que l’oiseau-chat reproduisait tous les bruits du dehors avec sa voix de ventriloque – même ce cri du coq à fraise, sonore comme la note cuivrée d’une trompette, dont le chant se fait entendre jusqu’à la distance de quatre à cinq milles.
Au moment où Texar franchissait la dernière marche du capot pour prendre place sur le rouf, une femme allait descendre dans l’intérieur du salon. Elle recula dès qu’elle se vit en face de cet homme. C’était une métisse, au service de la famille Burbank. Son premier mouvement avait été celui d’une invincible répulsion en se trouvant à l’improviste devant cet ennemi déclaré de son maître. Sans s’arrêter au mauvais regard que lui lança Texar, elle se rejeta de côté. Lui, haussant alors les épaules, se retourna vers ses compagnons.
« Oui, c’est Zermah, s’écria-t-il, une des esclaves de ce James Burbank, qui prétend n’être pas partisan de l’esclavage ! »
Zermah ne répondit rien. Lorsque l’entrée du rouf fut libre, elle descendit au grand salon du Shannon, sans paraître attacher la moindre importance à ce propos.
Quant à Texar, il se dirigea vers l’avant du steam-boat. Là, après avoir allumé un cigare, sans plus s’occuper de ses compagnons qui l’avaient suivi, il parut observer avec une certaine attention la rive gauche du Saint-John sur la lisière du comté de Putnam.
Pendant ce temps, à l’arrière du Shannon, on causait aussi des choses de la guerre. Après le départ de Zermah, James Burbank était resté seul avec les deux amis qui l’avaient accompagné à Saint-Augustine. L’un était son beau-frère, M. Edward Carrol, l’autre un Floridien qui demeurait à Jacksonville, M. Walter Stannard. Eux aussi parlaient avec une certaine animation de la lutte sanglante, dont l’issue était une question de vie ou de mort pour les États-Unis. Mais, on le verra, James Burbank, pour en juger les résultats, l’appréciait autrement que Texar.
« J’ai hâte, dit-il, d’être de retour à Camdless-Bay. Nous sommes partis depuis deux jours. Peut-être est-il arrivé quelques nouvelles de la guerre ? Peut-être Dupont et Sherman sont-ils déjà maîtres de Port-Royal et des îles de la Caroline du Sud ?
– En tout cas, cela ne peut tarder, répondit Edward Carrol, et je serais bien étonné si le président Lincoln ne songeait pas à pousser la guerre jusqu’en Floride.
– Il ne sera pas trop tôt ! reprit James Burbank. Oui ! Il n’est que temps d’imposer les volontés de l’Union à tous ces sudistes de la Georgie et de la Floride, qui se croient trop éloignés pour être jamais atteints ! Vous voyez à quel degré d’insolence cela peut conduire des gens sans aveu comme ce Texar ! Il se sent soutenu par les esclavagistes du pays, il les excite contre nous, hommes du Nord, dont la situation, de plus en plus difficile, subit les contrecoups de la guerre !
– Tu as raison, James, reprit Edward Carrol. Il importe que la Floride rentre au plus tôt sous l’autorité du gouvernement de Washington. Oui ! il me tarde que l’armée fédérale y vienne faire la loi, ou nous serons forcés d’abandonner nos plantations.
– Ce ne peut plus être qu’une question de jours, mon cher Burbank, répondit Walter Stannard. Avant-hier, lorsque j’ai quitté Jacksonville, les esprits commençaient à s’inquiéter des projets que l’on prête au commodore Dupont de franchir les passes du Saint-John. Et cela a fourni un prétexte pour menacer ceux qui ne pensent point comme les partisans de l’esclavage. Je crains bien que quelque émeute ne tarde pas à renverser les autorités de la ville au profit d’individus de la pire espèce !
– Cela ne m’étonne pas, répondit James Burbank. Aussi, devons-nous attendre de bien mauvais jours aux approches de l’armée fédérale ! Mais il est impossible de les éviter.
– Que faire, d’ailleurs ? reprit Walter Stannard. S’il se trouve à Jacksonville et même en certains points de la Floride, quelques braves colons qui pensent comme nous sur cette question de l’esclavage, ils ne sont pas assez nombreux pour pouvoir s’opposer aux excès des sécessionnistes. Nous ne devons compter, pour notre sécurité, que sur l’arrivée des fédéraux, et encore serait-il à souhaiter, si leur intervention est décidée, qu’elle fût exécutée promptement.
– Oui !... Qu’ils viennent donc, s’écria James Burbank, et qu’ils nous délivrent de ces mauvais drôles ! »
On verra bientôt si les hommes du Nord, que leurs intérêts de famille ou de fortune obligeaient, pour vivre au milieu d’une population esclavagiste, à se conformer aux usages du pays, étaient en droit de tenir ce langage et n’avaient pas lieu de tout craindre.
Ce que James Burbank et ses amis pensaient de la guerre était vrai. Le gouvernement fédéral préparait une expédition dans le but de soumettre la Floride. Il ne s’agissait pas tant de s’emparer de l’État ou de l’occuper militairement, que d’en fermer toutes les passes aux contrebandiers, dont le métier consistait à forcer le blocus maritime, autant pour exporter les productions indigènes que pour introduire des armes et munitions. Aussi le Shannon ne se hasardait-il plus à desservir les côtes méridionales de la Georgie, qui étaient alors au pouvoir des généraux nordistes. Par prudence, il s’arrêtait sur la frontière, un peu au-delà de l’embouchure du Saint-John, vers le nord de l’île Amelia, à ce port de Fernandina, d’où part le chemin de fer de Cedar-Keys qui traverse obliquement la péninsule floridienne pour aboutir au golfe du Mexique. Plus haut que l’île Amelia et le rio de Saint-Mary, le Shannon eût couru le risque d’être capturé par les navires fédéraux, qui surveillaient incessamment cette portion du littoral.
Il s’en suit donc que les passagers du steam-boat étaient principalement ceux des Floridiens que leurs affaires n’obligeaient point à se rendre au-delà des frontières de la Floride. Tous demeuraient dans les villes, bourgs ou hameaux, bâtis sur les rives de Saint-John ou de ses affluents, et, pour la plupart, soit à Saint-Augustine, soit à Jacksonville. En ces diverses localités, ils pouvaient débarquer par les appontements placés aux escales, ou en se servant de ces estacades de bois, ces « piers », établis à la mode anglaise, qui les dispensaient de recourir aux embarcations du fleuve.
L’un des passagers du steam-boat, cependant, allait l’abandonner en pleine rivière. Son projet était, sans attendre que le Shannon se fût arrêté à l’une des escales réglementaires, de débarquer sur un endroit de la rive, où il n’y avait en vue ni un village quelconque ni une maison isolée, pas même une cabane de chasse ou de pêche.
Ce passager était Texar.
Vers six heures du soir, le Shannon lança trois aigus coups de sifflet. Ses roues furent presque aussitôt stoppées, et il se laissa descendre au courant, qui est très modéré sur cette partie du fleuve. Il se trouvait alors par le travers de la Crique-Noire.
Cette crique est une profonde échancrure, évidée dans la rive gauche, au fond de laquelle se jette un petit rio sans nom, qui passe au pied du fort Heilman, presque à la limite des comtés de Putnam et de Duval. Son étroite ouverture disparaît tout entière sous une voûte de ramures épaisses, dont le feuillage s’entremêle comme la trame d’un tissu très serré. Cette sombre lagune est, pour ainsi dire, inconnue des gens du pays. Personne n’a jamais tenté de s’y introduire, et personne ne savait qu’elle servît de demeure à ce Texar. Cela tient à ce que la rive du Saint-John, à l’ouverture de la Crique-Noire, ne semble être interrompue en aucun point de ses berges. Aussi, avec la nuit qui tombait rapidement, fallait-il être un marinier très pratique de cette ténébreuse crique pour s’y introduire dans une embarcation.
Aux premiers coups de sifflet du Shannon, un cri avait répondu immédiatement – par trois fois. La lueur d’un feu, qui brillait entre les grandes herbes de la rive, s’était mise en mouvement. Cela indiquait qu’un canot s’avançait pour accoster le steam-boat.
Ce n’était qu’un squif – petite embarcation d’écorce qu’une simple pagaie suffit à diriger et à conduire. Bientôt ce squif ne fut plus qu’à une demi-encablure du Shannon.
Texar s’avança alors vers la coupée du rouf de l’avant, et, se faisant un porte-voix de sa main :
« Aoh ? héla-t-il.
– Aoh ! lui fut-il répondu.
– C’est toi, Squambô ?
– Oui, maître !
– Accoste ! »
Le squif accosta. À la clarté du fanal attaché au bout de son étrave, on put voir l’homme qui la manœuvrait. C’était un Indien, noir de tignasse, nu jusqu’à la ceinture, – un homme solide, à en juger par le torse qu’il montrait aux lueurs du fanal.
À ce moment, Texar se retourna vers ses compagnons et leur serra la main en disant un « au revoir » significatif. Après avoir jeté un regard menaçant du côté de M. Burbank, il descendit l’escalier, placé à l’arrière du tambour de la roue de bâbord, et rejoignit l’Indien Squambô. En quelques tours de roues, le steam-boat se fut éloigné du squif, et personne à bord ne put soupçonner que la légère embarcation allait se perdre sous les obscurs fouillis de la rive.
« Un coquin de moins à bord ! dit alors Edward Carrol, sans se préoccuper d’être entendu des compagnons de Texar.
– Oui, répondit James Burbank, et, c’est, en même temps, un dangereux malfaiteur. Pour moi, je n’ai aucun doute à cet égard, bien que le misérable ait toujours su se tirer d’affaire par ses alibis véritablement inexplicables !
– En tout cas, dit M. Stannard, si quelque crime est commis, cette nuit, aux environs de Jacksonville, on ne pourra pas l’en accuser, puisqu’il a quitté le Shannon !
– Je n’en sais rien ! répliqua James Burbank. On me dirait qu’on l’a vu voler ou assassiner, au moment où nous parlons, à cinquante milles dans le nord de la Floride, que je n’en serais pas autrement surpris ! Il est vrai, s’il parvenait à prouver qu’il n’est pas l’auteur de ce crime, cela ne me surprendrait pas davantage, après ce qui s’est passé ! – Mais, c’est trop nous occuper de cet homme. Vous retournez à Jacksonville, Stannard ?
– Ce soir même.
– Votre fille vous y attend ?
– Oui, et j’ai hâte de la rejoindre.
– Je le comprends, répondit James Burbank. Et quand comptez-vous nous rejoindre à Camdless-Bay ?
– Dans quelques jours.
– Venez donc le plus tôt que vous pourrez, mon cher Stannard. Vous le savez, nous sommes à la veille d’événements très sérieux, qui s’aggraveront encore à l’approche des troupes fédérales. Aussi, je me demande si votre fille Alice et vous ne seriez pas plus en sûreté dans notre habitation de Castle-House qu’au milieu de cette ville, où les sudistes sont capables de se porter à tous les excès !
– Bon ! est-ce que je ne suis pas du Sud, mon cher Burbank ?
– Sans doute, Stannard, mais vous pensez et vous agissez comme si vous étiez du Nord ! »
Une heure après, le Shannon, emporté par le jusant devenu de plus en plus rapide, dépassait le petit hameau de Mandarin, juché sur une verdoyante colline. Puis, cinq à six milles au-dessous, il s’arrêtait près de la rive droite du fleuve. Là était établi un quai d’embarquement que les navires peuvent accoster pour y prendre charge. Un peu au-dessus débordait un pier élégant, légère passerelle de bois, suspendue à la courbe de deux câbles de fer. C’était le débarcadère de Camdless-Bay.
À l’extrémité du pier attendaient deux Noirs, munis de fanaux, car la nuit était déjà très sombre.
James Burbank prit congé de M. Stannard, et, suivi d’Edward Carrol, il s’élança sur la passerelle.
Derrière lui marchait la métisse Zermah, qui répondit de loin à une voix enfantine :
« Me voilà, Dy !... Me voilà !
– Et père ?...
– Père aussi !
Les fanaux s’éloignèrent, et le Shannon reprit sa marche, en obliquant vers la rive gauche. Trois milles au-delà de Camdless-Bay, de l’autre côté du fleuve, il s’arrêtait à l’appontement de Jacksonville, afin de mettre à terre le plus grand nombre de ses passagers.
Là, Walter Stannard débarqua en même temps que trois ou quatre de ces gens, dont Texar s’était séparé, une heure et demie avant, lorsque l’Indien était venu le prendre avec le squif. Il ne restait plus qu’une demi-douzaine de voyageurs à bord du steam-boat, les uns à destination de Pablo, petit bourg, bâti près du phare qui s’élève à l’entrée des bouches du Saint-John, les autres à destination de l’île Talbot, située au large de l’ouverture des passes de ce nom, les derniers, enfin, à destination du port de Fernandina. Le Shannon continua donc à battre les eaux du fleuve, dont il put franchir la barre sans accidents. Une heure après, il avait disparu au tournant de la crique Trout, où le Saint-John mêle ses lames déjà houleuses à la houle de l’Océan.