I. UN PHILOSOPHE MODERNE
Une légende qui n’a pas été démentie veut que les bourgeois de la ville de Kœnigsberg aient deviné qu’un événement prodigieux bouleversait l’univers civilisé, à voir simplement le philosophe Emmanuel Kant modifier la direction de sa promenade quotidienne. Le célèbre auteur de la Critique de la Raison pure avait appris le jour même que la Révolution française venait d’éclater. Quoique Paris soit peu propice à d’aussi naïfs étonnements, plusieurs habitants de la rue Guy-de-la-Brosse éprouvèrent, par un après-midi de janvier 1887, une stupeur presque pareille à constater la sortie, vers une heure, d’un philosophe moins illustre que le vieux Kant, mais aussi régulier, aussi maniaque dans ses faits et gestes, sans compter qu’il est plus destructif encore dans son analyse, – M. Adrien Sixte, celui que les Anglais appellent volontiers le Spencer français. Il convient d’ajouter tout de suite que cette rue Guy-de-la-Brosse, qui va de la rue de Jussieu à la rue de Linné, fait partie d’une véritable petite province bornée par le jardin des Plantes, l’hôpital de la Pitié, l’entrepôt des vins et les premières rampes de la montagne Sainte-Geneviève. C’est dire qu’elle permet ces familières inquisitions du coup d’œil, impossibles dans les grands quartiers de la ville où le va-et-vient de l’existence renouvelle sans cesse le flot des voitures et des passants. Ici ne demeurent que de petits rentiers, de modestes professeurs, des employés au Muséum, des étudiants désireux d’étudier, de tout jeunes gens de lettres qui redoutent autour de leur solitude les tentations du pays Latin. Les boutiques sont achalandées par leur clientèle, fixe comme celle d’un faubourg. Le Boulanger, le Boucher, l’Épicier, la Blanchisseuse, le Pharmacien, – tous ces noms sont prononcés au singulier par les domestiques qui vont aux emplettes. Il n’y a guère place pour une concurrence dans ce carré de maisons que dessert la ligne des omnibus de la Glacière et qu’orne une fontaine capricieusement chargée d’images d’animaux, en l’honneur du jardin des Plantes. Les visiteurs de ce jardin s’y rendent rarement par la porte qui fait face à l’hôpital. Aussi, même dans les belles journées de printemps et quand la foule abonde sous les arbres reverdis de ce parc, asile favori des militaires et des nourrices, la rue Linné demeure calme comme d’habitude, à plus forte raison les rues avoisinantes. S’il se produit dans ce coin isolé de Paris une affluence inusitée, c’est que les portes de l’hospice de la Pitié s’ouvrent aux visiteurs des malades, et alors se prolonge sur les trottoirs un défilé de figures humbles et tristes. Ces pèlerins de misère arrivent munis de friandises destinées au parent qui souffre derrière les vieux murs grisâtres de l’hôpital, et les habitants des rez-de-chaussée, des loges et des magasins ne s’y trompent guère. Ils prennent à peine garde à ces promeneurs de hasard et toute leur attention se réserve pour les passants qui apparaissent tous les jours sur les trottoirs et à la même minute. Il y a ainsi, pour les boutiquiers et les concierges, comme pour le chasseur dans la campagne, des signes précis de l’heure et du temps qu’il fera dans les allées et venues des promeneurs de ce quartier, où résonnent parfois les appels sauvages poussés par quelque bête de la ménagerie voisine : un ara qui crie, un éléphant qui barrit, un aigle qui trompette, un tigre qui miaule. En voyant trottiner, sa vieille serviette en cuir verdi sous le bras, le professeur libre qui grignote un croissant d’un sou acheté en hâte, ces espions du trottoir savent que huit heures vont sonner. Quand le garçon du pâtissier-restaurateur sort avec ses plats couverts, ils savent qu’il est onze heures, et que le chef de bataillon retraité qui loge tout seul au cinquième étage de telle maison va déjeuner, – et ainsi de suite pour chaque instant du jour. Un changement dans la toilette des femmes qui promènent ici leurs élégances plus ou moins coquettes est noté, critiqué, interprété par vingt bouches bavardes et peu indulgentes. Enfin, pour employer une formule très pittoresque du centre de la France, les moindres faits et gestes des habitués de ces quatre ou cinq rues sont « dans les langues », et les faits et gestes de M. Adrien Sixte plus encore que ceux de beaucoup d’autres, on va comprendre pourquoi, par une simple esquisse du personnage. D’ailleurs les détails de la vie menée par cet homme fourniront aux curieux de nature humaine un document authentique sur une variété sociale assez rare, celle des philosophes de profession. Quelques échantillons nous ont été donnés de cette espèce par les anciens et plus récemment par Colerus à propos de Spinoza, par Darwin et Stuart Mill à propos d’eux-mêmes. Mais Spinoza était un Hollandais du dix-septième siècle. Darwin et Mill grandirent dans l’opulente et active bourgeoisie anglaise, au lieu que M. Sixte vivait sa vie philosophique en plein Paris de la fin du dix-neuvième siècle. J’ai connu dans ma jeunesse, et quand les études de cet ordre m’intéressaient, plusieurs individus aussi emprisonnés que lui dans l’atmosphère des spéculations abstraites. Je n’en ai pas rencontré qui m’ait mieux fait comprendre l’existence d’un Descartes dans son poêle au fond des Pays-Bas, ou celle du penseur de l’ Éthique, lequel n’avait, comme on sait, d’autres distractions à ses rêveries que de fumer parfois une pipe de tabac et de faire battre des araignées.
Il y avait juste quatorze ans que M. Sixte, au lendemain de la guerre, était venu s’établir dans une des maisons de la rue Guy-de-la-Brosse, dont tous les indigènes le connaissaient aujourd’hui. C’était, à cette époque déjà lointaine, un homme de trente-quatre ans, chez lequel toute physionomie de jeunesse était comme détruite par une si complète absorption de l’esprit dans les idées, que ce visage rasé n’avait plus ni âge ni profession. Des médecins, des prêtres, des policiers et des acteurs offrent au regard, pour des raisons diverses, de ces faces froides, glabres, à la fois tendues et expressives. Un front haut et fuyant, une bouche avancée et volontaire avec des lèvres minces, un teint bilieux, des yeux malades d’avoir trop lu, et cachés sous des lunettes noires, un corps grêle avec de gros os, uniformément vêtu d’une longue redingote en drap pelucheux l’hiver, en drap mince l’été, des souliers noués de cordons, des cheveux trop longs, prématurément presque tout blancs et très fins sous un de ces chapeaux dits gibus qui se plient par une mécanique et se déforment aussitôt, – voilà sous quelles apparences se présentait ce savant, dont toutes les actions furent dès le premier mois aussi méticuleusement réglées que celles d’un ecclésiastique. Il occupait un appartement de sept cents francs de loyer, situé au quatrième, et composé d’une chambre à coucher, d’un salon de travail, d’une salle à manger grande comme une cabine de bateau, d’une cuisine, d’une chambre de bonne, le tout donnant sur le plus large horizon. Le philosophe voyait de ses fenêtres l’étendue entière du jardin des Plantes, la colline du Père-La-Chaise très au loin, dans le fond, à gauche, par delà une espèce de creux qui marquait la place de la Seine. La gare d’Orléans et le dôme de la Salpêtrière se dressaient en face de lui, et à droite la masse du cèdre noircissait sur le fouillis vert ou dépouillé, suivant la saison, des arbres du Labyrinthe. Des fumées d’usines se tordaient, sur le ciel gris ou clair, à tous les coins de ce vaste paysage, d’où s’échappait une rumeur d’océan lointain, coupée par des sifflements de locomotive ou de bateaux. Sans doute, en choisissant cette thébaïde, M. Sixte avait cédé à une loi générale, quoique inexpliquée, de la nature méditative. Presque tous les cloîtres ne sont-ils pas bâtis dans des endroits qui permettent d’embrasser par le regard une grande quantité d’espace ? Peut-être ces vues démesurées et confuses favorisent-elles les concentrations de la pensée que distrairait un détail trop voisin, trop circonstancié ? Peut-être les solitaires trouvent-ils une volupté de contraste entre leur inaction songeuse et l’ampleur du champ où se développe l’activité des autres hommes ? Quoi qu’il en soit de ce petit problème qui se rattache à cet autre, trop peu étudié : la sensibilité animale des hommes d’intelligence, il est certain que ce paysage mélancolique était depuis quinze ans le compagnon avec qui le silencieux travailleur causait le plus. Son ménage était tenu par une de ces domestiques comme en rêvent tous les vieux garçons, sans se douter que la perfection de certains services suppose chez le maître une régularité correspondante d’existence. Dès son arrivée, le philosophe avait demandé simplement au concierge une femme de charge pour ranger son appartement et un restaurant d’où il fit venir ses repas. Ces deux demandes risquaient d’aboutir aux pires conséquences : un service fait à la diable et une nourriture de poison. Elles eurent ce résultat inattendu d’introduire dans l’intérieur d’Adrien Sixte précisément la personne que rêvaient ses vœux les plus chimériques, si toutefois un abstracteur de quintessences, comme Rabelais appelle cette sorte de songeurs, garde le loisir de former des vœux.
Ce concierge – d’après les us et coutumes de tous les concierges dans les maisons à petits appartements – augmentait le revenu trop faible de sa loge au moyen d’un métier manuel. Il était cordonnier « en neuf et en vieux », disait une pancarte collée à la vitre de la fenêtre sur la rue. Parmi ses clients, le père Carbonnet – c’était son nom – comptait un prêtre domicilié rue Cuvier. Ce prêtre, âgé, retiré du monde, avait pour domestique M lle Mariette Trapenard, une femme de quarante ans environ, habituée depuis des années à tout gouverner chez son maître, avec cela restée très paysanne, sans aucune ambition de jouer à la demi-dame, rude à l’ouvrage, mais qui n’aurait voulu à aucun prix entrer dans une maison où elle se fût heurtée à une autorité féminine. Le vieux prêtre venait de mourir presque subitement dans la semaine qui précéda l’installation du philosophe rue Guy-de-la-Brosse. Le père Carbonnet, sur la feuille de location duquel le nouveau venu s’inscrivit simplement comme rentier, devina sans peine l’espèce d’hommes où classer ce M. Sixte, d’abord à la quantité de volumes qui composaient la bibliothèque du savant, puis à un racontar d’une bonne de la maison, celle d’un professeur au Collège de France domicilié au premier. – Ainsi l’attestaient les affiches blanches posées contre le mur et qui donnaient le programme des cours de ce célèbre établissement. – Dans ces phalanstères du Paris bourgeois tout devient événement. La bonne avait nommé à sa maîtresse le futur voisin du quatrième. La maîtresse l’avait nommé à son mari. Ce dernier en parla aussitôt à table en des termes que la bonne comprit assez pour démêler que le locataire « était dans les papiers, comme Monsieur ». Carbonnet n’eût pas été digne de tirer le cordon dans une loge parisienne, si sa femme et lui n’eussent éprouvé immédiatement le besoin de mettre en rapports M. Adrien Sixte et M lle Trapenard, d’autant plus que M me Carbonnet, vieille et quasi impotente, se trouvait elle-même déjà trop occupée par trois ménages dans la maison pour prendre encore celui-là. Le goût de l’intrigue domestique qui fleurit dans les loges, comme les fuchsias, les géraniums et les basilics, induisit donc ce couple à certifier au savant que les traiteurs du quartier cuisinaient de la gargote, qu’il n’y avait pas une seule femme de charge dont ils pussent répondre dans le voisinage, que la servante de feu M. l’abbé Vayssier était une « perle » de discrétion, d’ordre, d’économie et de talent culinaire. Bref, le philosophe consentit à voir cette gouvernante modèle. L’évidente honnêteté de la fille le séduisit et aussi, cette réflexion que cet arrangement simplifiait de beaucoup son existence, en le dispensant d’une odieuse corvée, celle de donner lui-même un certain nombre d’ordres positifs. M lle Trapenard entra donc au service de ce maître, pour n’en plus bouger, au gage de quarante-cinq francs par mois, qui devinrent bien vite soixante. Le savant lui donnait en outre cinquante francs d’étrennes. Il ne vérifiait jamais son livre, qu’il réglait, chaque dimanche matin, sans aucune contestation. C’était elle qui avait affaire à tous les fournisseurs, sans qu’aucune remarque de M. Sixte vînt la troubler dans ses combinaisons, d’ailleurs presque honnêtes. Enfin, elle régnait au logis en maîtresse absolue, situation qui excitait, comme on le pense, l’universelle envie du petit monde sans cesse en train d’aller et de venir par l’escalier commun, qu’un frotteur nettoyait tous les lundis.
— « Hein ! mademoiselle Mariette, l’avez-vous mise la main sur le bon numéro, l’avez-vous mise ?… » lui disait Carbonnet quand la bonne du philosophe s’arrêtait une minute à causer avec son introducteur, devenu plus vieux. Il était obligé maintenant de porter des lunettes sur son nez carré, et il ajustait avec peine ses coups de marteau sur les clous qu’il enfonçait dans des talons de bottine, la forme serrée entre ses jambes, le tablier de cuir noué autour de son corps. Depuis quelques années, il élevait un coq appelé Ferdinand, sans que personne eût jamais su le motif de ce surnom. Cette bête errait parmi les cuirs, excitant l’admiration des visiteurs par son avidité à happer des boutons de bottine. Dans ses moments de terreur, ce coq familier se réfugiait chez son maître, enfonçait une de ses pattes dans la poche du gilet et cachait sa tête sous le bras du vieux concierge : « Allons, Ferdinand, dites bonjour à M lle Mariette… » reprenait Carbonnet. Et le coq becquetait doucement la main de la fille, et son maître continuait :