I. Le château de Roborey-2

2315 Words
De fait, subitement, elle se jeta sur son compagnon et l’assaillit de coups de poings et de reproches, mais sans conviction, avec des tremblements de rire qui enlevaient toute valeur au châtiment. — Misérable ! Forban ! Tu as encore volé, hein ! Monsieur ne se contente plus de ses honoraires de saltimbanque ! Il lui faut encore barboter de l’argent ou des bijoux pour se payer des hauts-de-forme ? Qu’est-ce que tu as pris, maraudeur ? Hein ? Raconte ! À force de frapper et de rire, elle avait épuisé son indignation. Elle se remit à marcher, et Saint-Quentin, tout penaud, balbutia : — Te raconter ? À quoi bon ? Tu as tout deviné, comme d’habitude… Eh bien oui, je suis entré par la fenêtre, hier soir… C’était un lavabo, au bout d’un corridor qui conduit aux salles du rez-de-chaussée… Personne… Les patrons dînaient… Un escalier de service m’a mené dans un autre couloir, tout en rond, avec les portes de toutes les chambres qui ouvraient dessus. J’ai visité tout ça. Rien. Ou des tableaux, des choses trop grosses. Alors je me suis caché dans un débarras, d’où on pouvait voir dans un petit salon, près d’une chambre, la plus belle. On a dansé tard, puis on est remonté… Des gens très chics… que je voyais par un vasistas… les dames décolletées, les messieurs en habit… Enfin, une des dames est entrée dans le boudoir. Elle a mis ses bijoux dans une cassette, et la cassette dans un petit coffre-fort qu’elle a ouvert en disant tout haut les trois lettres de la serrure : R.O.B… De sorte que, quand elle a quitté le boudoir pour sa chambre, je n’ai eu qu’à me servir de ces trois lettres… Ensuite… j’ai attendu le jour… je n’osais pas descendre… — Fais voir, ordonna-t-elle. Il lui montra, au creux de sa main, deux boucles d’oreilles, ornées de saphirs. Elle les prit et les regarda. Son visage se contracta un peu. Ses yeux brillèrent, et, la voix altérée, elle murmura : — Que c’est beau, les saphirs !… Le ciel est quelquefois comme ça, la nuit… de ce bleu noir, plein de lumière… À ce moment ils traversaient une pièce de terre que dominait une sorte d’épouvantail grossier, vêtu d’un simple pantalon, et dont l’un des balais, qui figuraient les bras, portait une veste. C’était la veste de Saint-Quentin. Il l’y avait déposée la veille, et, pour se rendre méconnaissable, avait emprunté la redingote et le chapeau haut de forme du mannequin. Cette redingote, il la défit, en habilla le buste de paille, replaça le chapeau. Puis il enfila sa veste et rejoignit Dorothée. Elle contemplait toujours les diamants, d’un air d’admiration. Il se pencha sur elle et lui dit : — Garde-les, Dorothée. Tu sais bien que je ne suis pas un voleur, et que c’est pour toi que j’ai fait cela… pour que tu aies de la joie à les regarder… à les toucher… J’ai souvent tant de peine à te voir trimer comme une malheureuse ! Toi, danser sur la corde raide ! Toi, Dorothée ! toi qui devrais vivre dans le luxe !… Ah ! Dorothée, tout ce que je ferais pour toi, si tu voulais ! Elle leva la tête vers lui et prononça : — Tu ferais tout pour moi, dis-tu ? — Tout, Dorothée. — Eh bien, sois honnête, Saint-Quentin. Ils repartirent, et la jeune fille continua : — Sois honnête, Saint-Quentin, c’est tout ce que je te demande. Toi, et les autres gosses de la roulotte, je vous ai recueillis, parce que vous êtes, comme moi, des orphelins de guerre, et, depuis deux ans, on traîne ensemble sur les grands chemins, heureux plutôt que malheureux, nous amusant, et, somme toute, mangeant à notre faim. Seulement, pas de malentendu entre nous. Moi, je n’aime que ce qui est propre, clair, luisant comme un rayon de soleil. Es-tu comme moi ? Voilà trois fois que tu voles pour m’être agréable. Est-ce fini ? Si oui, je te pardonne. Sinon, adieu. Elle parlait gravement, en accentuant chaque phrase d’un hochement de tête qui faisait battre les deux ailes de ses cheveux. Bouleversé, Saint-Quentin l’implora : — Tu ne veux plus de moi ? — Si. Mais jure de ne plus recommencer. — Je le jure. — Alors n’en parlons plus. Je sens que tu as dit la vérité. Reprends les bijoux. Tu les cacheras sous la roulotte, dans la grande corbeille. La semaine prochaine, tu les renverras par la poste. C’est bien le château de Chagny, n’est-ce pas ? — Oui, et j’ai vu le nom de la dame sur une de ses cartes : Comtesse de Chagny. Ils repartirent, les mains jointes, deux fois se cachèrent pour éviter les rencontres des paysans, et enfin, après quelques détours, arrivèrent aux environs de la roulotte. — Écoute, dit Saint-Quentin, en prêtant l’oreille. Oui, c’est ça, Castor et Pollux qui se battent, comme toujours. Les sacripants ! Il s’élança. — Saint-Quentin, cria la jeune fille, je te défends de les frapper ! — Tu t’en prives, toi ! — Oui, mais moi, ça leur fait plaisir. À l’approche de Saint-Quentin, les deux gosses, qui se battaient en duel avec des sabres de bois, firent front contre l’ennemi commun, en hurlant : — Dorothée ! Maman Dorothée ! Empêche Saint-Quentin. C’est un brutal. Au secours ! Il y eut une distribution de taloches, des éclats de rire, des embrassades. — Dorothée, c’est à moi d’être embrassé ! — Dorothée, à mon tour d’être giflé ! Mais la jeune fille gronda : — Et le capitaine ? Je suis sûre que vous l’avez réveillé ? — Le capitaine ? Il dort comme un sapeur, affirma Pollux. Écoute s’il ronfle ! Sur le côté de la route, les deux gamins avaient allumé un feu de bois. La marmite, suspendue à un trépied de fer, bouillait. Tous quatre mangèrent une soupe épaisse et fumante, du pain, du fromage et burent une tasse de café. Dorothée ne bougeait pas de son tabouret. Ses trois compagnons ne l’eussent pas permis. C’était à qui, des trois, se lèverait pour la servir, tous attentifs, empressés, jaloux les uns des autres, agressifs même entre eux. Les batailles de Castor et de Pollux étaient toujours provoquées par quelque faveur de Dorothée, et les deux gamins — deux garçons gros et joufflus, habillés pareillement d’une culotte, d’une chemise et d’une demi-bretelle — à l’instant où l’on y pensait le moins, et bien qu’ils s’aimassent comme deux frères, se jetaient l’un sur l’autre avec une violence haineuse, parce que la jeune fille avait dit à l’un une parole trop douce ou gratifié l’autre d’un regard trop affectueux. Saint-Quentin, lui, les détestait cordialement. Lorsque Dorothée les caressait, il leur eût volontiers tordu le cou. Jamais Dorothée ne l’aurait embrassé, lui. Il devait se contenter d’une bonne camaraderie, affectueuse et confiante, qui ne se manifestait que par une poignée de main amicale ou par un sourire heureux, dont l’adolescent se réjouissait d’ailleurs comme de la seule récompense que méritât un pauvre diable de son espèce. Saint-Quentin était de ceux qui aiment et qui se dévouent. — La leçon d’arithmétique, maintenant, commanda Dorothée. Toi, Saint-Quentin, dors une heure sur ton siège. Castor apporta son livre de classe. Pollux montra son cahier. La leçon de calcul fut suivie d’un cours que fit Dorothée sur les rois mérovingiens, puis d’un cours sur l’astronomie. Les deux enfants écoutaient passionnément et, sur son siège, Saint-Quentin se gardait bien de dormir. C’est que Dorothée avait une manière de professer qui était pleine de fantaisie et qui divertissait sans jamais lasser l’attention. Elle avait l’air d’apprendre elle-même ce qu’elle enseignait. Et ces choses, dites d’une voix très douce, révélaient un certain savoir, du discernement et la souplesse d’une intelligence pratique. À dix heures, la jeune fille donnait l’ordre qu’on mît le harnais au cheval. Le trajet jusqu’au bourg voisin était long et l’on devait arriver à temps pour obtenir la meilleure place devant la mairie. — Et le capitaine qui n’a pas mangé ! s’écria Castor. — Tant mieux, dit-elle. Le capitaine mange toujours trop. Ça le reposera. Du reste, quand on le réveille, le capitaine, il est d’une humeur massacrante. Qu’on le laisse dormir ! On partit. Au pas nonchalant de Pie-Borgne, vieille jument efflanquée, mais solide encore et courageuse, qu’ils appelaient ainsi parce qu’elle avait une robe pie et un œil crevé, la roulotte démarra. Lourde, juchée sur deux hautes roues, branlante, sonnant la ferraille, chargée de caisses et d’ustensiles, d’échelles, de barils et de cordages, elle avait été fraîchement repeinte, et, sur les deux faces, portait cette inscription pompeuse « Cirque Dorothée, voiture de la Direction », ce qui donnait à croire que toute une file de camions et de véhicules suivaient à quelque distance avec le personnel, le matériel, les bagages et les animaux féroces. Saint-Quentin précédait le convoi, un fouet à la main. Dorothée, flanquée des deux enfants, cueillait des fleurs sur les talus, chantait avec eux des refrains de marche ou leur racontait des histoires. Mais, après une demi-heure, au milieu d’un carrefour, elle ordonna : — Halte ! — Qu’y a-t-il ? demanda Saint-Quentin, voyant qu’elle lisait la plaque d’un poteau indicateur. — Regarde, fit-elle. — Il n’y a pas à regarder. C’est tout droit. J’ai consulté notre carte. — Regarde, répéta-t-elle. Chagny, 2 kilomètres. — Évidemment, c’est le village de notre château d’hier. Seulement, pour y aller, nous avions suivi le raccourci des bois. — Tu ne lis pas jusqu’au bout. Chagny, 2 kilomètres, château de Roborey. Elle semblait assez agitée et à mi-voix elle redisait : — Roborey… Roborey. — Peut-être que le village s’appelle Chagny, supposa Saint-Quentin, et que le château s’appelle Roborey. Qu’est-ce que ça peut te faire ? — Rien… rien… dit-elle. — Cependant, tu as l’air toute chose. — Non… une simple coïncidence. — À quel propos ? — À propos du nom de Roborey. — Eh bien ?… — Eh bien, c’est un mot qui était gravé dans ma mémoire… un mot qui a été prononcé dans des circonstances exceptionnelles. — Quelles circonstances, Dorothée ? Elle expliqua lentement, d’un air pensif : — Rappelle-toi, Saint-Quentin. Tu sais que mon père est mort d’une blessure, au début de la guerre, à l’hôpital, près de Chartres. J’avais été avertie, mais je suis arrivée trop tard… Seulement, deux blessés, ses voisins de salle, m’ont dit qu’il n’avait pas cessé de répéter le même mot pendant toute son agonie : Roborey… Roborey… Cela revenait comme une litanie, interminablement, et comme s’il ne s’en était pas rendu compte. Et, en mourant, il prononçait encore : « Roborey… Roborey. » — Oui, fit Saint-Quentin, je me rappelle… tu m’as raconté ça. — Depuis, je me demande ce que cela signifiait, et par quel souvenir mon pauvre père fut obsédé à l’heure de la mort. C’était même autre chose que de l’obsession, paraît-il… de la crainte… de la terreur… Pourquoi ? Je n’ai jamais pu me l’expliquer. Alors tu comprends, Saint-Quentin, en voyant ce nom, écrit là, devant moi… en apprenant qu’il y a un château qui s’appelle ainsi… Saint-Quentin s’effraya : — Hein ! Tu n’aurais pourtant pas l’intention d’y aller ?… — Pourquoi pas ? — C’est de la folie, Dorothée ! La jeune fille resta songeuse. Mais Saint-Quentin se rendait bien compte qu’elle ne renonçait pas à ce projet insolite, et il cherchait des arguments, lorsque Castor et Pollux accoururent : — Trois roulottes qui débouchent, maman ! Elles sortaient, en effet, à la queue leu leu, d’un chemin encaissé qui aboutissait au carrefour, et elles s’engageaient sur la route de Roborey. C’était un « Jeu de m******e », un « Tir à la carabine » et un « Manège de tortues ». En passant devant Saint-Quentin et Dorothée, un des hommes du tir les interpella : — On y va donc aussi ? — Où ça ? fit Dorothée. — Au château. Y a fête populaire dans la cour. J’vous garde une place ? — Entendu, et merci, répondit la jeune fille. Les forains s’éloignèrent. — Qu’est-ce que tu as, Saint-Quentin ? murmura Dorothée. Il paraissait plus pâle encore que d’habitude. — Qu’est-ce que tu as donc ? répéta-t-elle. Tes lèvres tremblent, et tu es vert. Il bégaya : — Les gendarmes… Par le même sentier creux, deux cavaliers arrivaient au carrefour. Impassibles, ils défilèrent devant la petite troupe. — Tu vois, fit Dorothée, en souriant, ils ne s’occupent guère de nous. — Non, mais ils vont au château. — Parbleu ! il y a une fête. La présence de deux gendarmes est indispensable. — À moins, gémit-il, qu’on n’ait découvert la disparition des boucles d’oreilles et qu’on n’ait téléphoné à la gendarmerie. — Improbable ! La dame ne s’en apercevra que ce soir, au moment de s’habiller. — Tout de même, n’y allons pas, supplia le pauvre garçon… C’est se jeter dans le piège… Et puis, il y a aussi cet homme… celui qui était dans un trou… — Il creusait sa tombe, dit-elle en riant. — S’il est là ? S’il me reconnaît ? — Tu étais déguisé. Tout ce qu’on pourrait faire, c’est d’arrêter l’épouvantail à la redingote et au haut-de-forme ! — Et si je suis dénoncé déjà ? Si l’on fouille ? Si l’on trouve les boucles d’oreilles ? — Jette-les dans un fourré du parc, dès notre arrivée. Je dirai la bonne aventure aux gens du château et, grâce à moi, la dame retrouvera ses boucles d’oreilles. Notre fortune est faite. — Mais si, par hasard… — Zut ! Ça m’amuse d’aller là-bas et de voir ce qui se passe dans ce château qui s’appelle Roborey. Donc j’y vais. — Oui, mais moi j’ai peur… peur aussi pour toi… — Alors, reste. Il haussa les épaules. — À Dieu vat ! s’écria-t-il, en claquant son fouet.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD