Chapitre Un-2

1908 Words
Natasha Dans l’ascenseur étincelant, je me sers de mon badge pour monter au dernier étage du Kremlin, le gratte-ciel situé sur les rives du lac Michigan qui abrite la plupart des Russes de Chicago, moi comprise. Comme à chaque fois que je me rends à cet étage, mon cœur se met à battre plus vite. Avant que les portes s’ouvrent, je réapplique du gloss et fais gonfler mes cheveux. Aujourd’hui, je suis en mission. Je ne devrais pas avoir accès à cet étage, mais Dima m’a donné ce badge lorsqu’il a réservé son premier massage avec moi. Sur le coup, j’ai trouvé ça révélateur. Le mafieux tatoué s’est toujours montré attentionné à chacune de mes visites au penthouse, alors que je travaillais pour son patron. Mais il a annulé son premier rendez-vous. Encore. Et encore. Quatre fois. Puis, lors des deux massages que je lui ai faits, il était tout tendu et distant. Alors bon, mon espoir qu’il se passe quelque chose entre le bad boy du dernier étage et moi s’est peu à peu réduit comme peau de chagrin. Je fais rouler ma table de massage hors de l’ascenseur jusqu’à sa porte, et je lève le poing pour frapper. Il m’ouvre avant même que mes doigts touchent le panneau de bois. — Amerikanka. Il m’appelle l’Américaine. Je crois que c’est un surnom affectueux, mais je n’en suis pas certaine. C’est peut-être moqueur. Je crois que c’est simplement une plaisanterie parce que je me suis pleinement intégrée à la société américaine. J’ai travaillé dur pour éliminer toute trace de mon accent russe. En me rencontrant, personne n’est capable de deviner que je suis arrivée dans ce pays à l’âge de neuf ans. — Salut. En le voyant, j’ai des papillons dans le ventre. Il est grand, mince et blond. Ses lunettes à monture noire et son visage amical lui donnent un style plus GQ que voyou. Mais c’est un voyou, comme ma mère me l’a justement rappelé par téléphone avant ma visite ici. Aucun de ces hommes n’est fiable, et ils ne sont pas faits pour moi, d’après ses critères. Dima porte un vieux tee-shirt Matrix et un jean délavé. Ses cheveux sont ébouriffés, comme s’il venait de se passer la main dedans. Il n’est pas baraqué, mais il est musclé, malgré son côté geek. Spécialiste de l’Informatique est son travail officiel, mais je suis prête à parier qu’il est hacker. Et l’un des meilleurs de Russie, sans doute. Ce type passe sa vie derrière son ordinateur, et il a l’air super intelligent. — Salut, répond-il. Il jette un regard mauvais à ma table de massage, comme s’il s’agissait d’un chien mal élevé. Il me la prend des mains et la porte à l’intérieur. — Elle a des roulettes, tu sais. Je le suis dans sa chambre. Je tente de plaisanter, de le mettre à l’aise comme il le faisait avec moi lorsque j’allais masser la femme de son patron pendant sa grossesse, mais quand je suis chez lui, quand nous sommes seuls, je ne retrouve plus jamais ses sourires en coin ou ses taquineries. Non, il est presque sur la défensive. Comme s’il m’en voulait pour quelque chose. Il ne répond pas. — À moins que tu tiennes à me montrer ta force incroyable ? Il ne répond toujours pas, se contentant d’ouvrir le sac comme si c’était lui le kiné et moi la cliente, alors j’ajoute : — Je sais déjà que tu as des muscles, tu sais. Oui, je le drague ouvertement. C’est parce qu’il n’agit jamais ! J’aurais pu jurer que je lui plaisais. J’étais persuadée que ces massages étaient un premier pas avant... autre chose. Et non, je ne suis pas ce genre de masseuse. Je ne fais pas de finitions à la main. Mais j’étais sûre que Dima était intéressé. À chacune de mes visites au penthouse, son regard me suivait partout. Parfois, il me touchait même : ses mains dans le creux de mon dos, comme si nous étions en plein rencard. Et puis, le signe le plus flagrant : ses érections lors des deux premiers massages. La tension qu’il ne laisse jamais s’exprimer. J’ai l’impression que ce mec subit nos sessions plutôt que de se détendre et d’en profiter. Mais il ne m’invite jamais à sortir et ne flirte pas en retour. J’ai même essayé de prendre les devants, discrètement. Je lui ai demandé s’il comptait aller voir le concert de sa colocataire au Rue’s Lounge. Il a dit non, puis y est allé, mais ne m’a pas adressé la parole et a jeté des regards noirs à tous ceux qui me parlaient. Et quand je dis à tous, je ne parle même pas de dragueurs. J’étais assise à côté de ses colocataires, les membres de sa cellule de la bratva, ainsi que leurs épouses. Après ça, j’ai arrêté d’attendre. Arrêté d’espérer qu’il agisse. Et je devrais arrêter de le draguer, parce que je fréquente quelqu’un depuis quelques semaines. Un mec sexy et à moitié russe qui vient de commencer à donner des cours de sport dans la salle que je fréquente. Je sors un drap du sac et en couvre la table, puis je mets de la musique et sors de l’huile. — Je vais attendre derrière la porte pendant que tu te déshabilles et que tu t’allonges sur le ventre sur la table, dis-je de ma voix la plus apaisante. Je jurerais sentir le regard de Dima sur mes fesses alors que je me rends dans la salle de bains, le seul endroit susceptible de lui donner un peu d’intimité dans cette chambre. J’attends que les bruissements cessent, puis je frappe et sors de la pièce. Je fais descendre le drap pour dévoiler son dos. Tous les membres de la bratva ont des tatouages. Certains sont identiques, d’autres sont différents. J’ai mémorisé tous ceux de Dima, que je trouve particulièrement fascinants. La plupart des tatouages de mafieux sont bruts, sans doute réalisés en prison avec un couteau et l’encre d’un stylo cassé. Mais les bras de Dima sont couverts de motifs colorés. Sur son épaule droite et le long de son biceps se trouve une série d’un et de zéros. Des codes informatiques. C’est à cause de cela que je suis sûre qu’il est hacker. Les tatouages des membres de la bratva reflètent les crimes qu’ils ont commis. Leurs passages en prison. Les rites d’initiation de la confrérie. Leurs maîtres. Le temps passé dans l’organisation. Ou en tout cas, c’est ce que j’ai cru comprendre. Je ne suis pas assez bête pour poser des questions. Je me concentre d’abord sur son épaule droite. C’est toujours la plus nouée, même si Dima ne se plaint jamais. Ça doit paraître bizarre, mais j’adore le toucher. Lui n’aime peut-être pas mes massages, mais moi, j’aime les donner. J’aime sentir ses muscles sous mes paumes. L’odeur de son après-rasage, son silence stoïque. Aujourd’hui, comme lors de nos précédents massages, il contracte le bassin à l’instant où je le touche, son pelvis projeté en avant par une érection. Ça ne doit pas être très agréable. Si j’étais plus audacieuse, plus courageuse, je me pencherais en avant et, dans un ronronnement, je lui demanderais s’il voulait que je masse cette partie de son anatomie. Mais je ne suis pas comme ça. Je ne suis pas une tigresse sensuelle. Je suis seulement Natasha, la fille sympa qui fait son boulot avec le sourire. Je dénoue son deltoïde et son biceps, avant de descendre le long de son avant-bras jusqu’à ses doigts. Lui tenir la main me rend de nouveau toute chose. Comme si cette partie du corps était plus intime que les autres. Dima porte un fin anneau d’or serti d’un diamant à l’auriculaire. Il doit avoir une signification particulière, car il ne correspond pas à sa façon d’être. Il n’est pas bling-bling, pas du genre à porter des bijoux. Je masse chacun de ses doigts tour à tour. Trois X sont tatoués sur ses phalanges. Tous les hommes du dernier étage ont les mêmes. Ils doivent correspondre à des meurtres. — Tiens, j’ai entendu dire que ton frère organisait des soirées poker le vendredi soir, dis-je. J’ignore pourquoi mon cœur bat à cent à l’heure. C’est un peu gênant, mais il me suffit d’obtenir une invitation pour la partie. C’est ma mission. Alex, mon nouveau copain, a très envie d’y participer. Quand il a entendu que je vivais au Kremlin, il m’a fait part de son intérêt. Il a dû entendre parler de ces soirées. Dima se contracte encore plus qu’avant. Quand il ne répond pas, j’insiste : — Je peux venir ? — Non, répond-il immédiatement d’une voix grave et bougonne. — Non ? Je ris pour cacher ma gêne. J’ai pratiquement promis à Alex que j’arriverais à nous faire inviter. — Pourquoi ? — Natasha, ces parties sont réservées aux parieurs sérieux. Pas comme toi. — Peut-être que je suis une parieuse sérieuse. Voilà que je suis agacée. C’est quoi, son problème ? À présent, plus que de faire inviter Alex, j’ai surtout envie de prouver que je ne suis pas une grosse loseuse. — Non, répète-t-il d’une voix dure. — Bon, est-ce que je peux au moins venir regarder ? Je ne me laisse pas démonter facilement. J’ajuste le drap. — Roule sur le dos, s’il te plaît. Dima change de position. — S’il te plaît ? insisté-je de ma voix la plus douce. J’ignore pourquoi je tiens à ce point à ce qu’il accepte. Personnellement, le poker ne m’intéresse pas du tout, et je n’essaye pas vraiment d’impressionner Alex. Je ne pense pas que nous ayons un l’avenir ensemble. Notre relation est plus fraternelle que romantique. Mais je suis vexée que Dima m’ait dit non, et entre ça et sa réserve malgré son attirance évidente pour moi, j’ai désespérément envie de décrocher une petite victoire. — Natasha... Il se passe une main sur le visage. — Je n’arrive pas à croire que tu me demandes ça. Je fais couler de l’huile dans ma main et lui masse le haut de l’épaule. — Pourquoi, il y a des strip-teaseuses à ces soirées, ou un truc comme ça ? Dima pousse un grognement amusé. — Non, pas de strip-teaseuses. — De la drogue ? — Pas de drogue. — Alors je peux venir jeter un œil ? Rien qu’une fois ? S’il te plaît ? Dima grogne et ferme les yeux. Un instant plus tard, il ouvre une paupière et me surprend en train de le dévisager. — Bon, d’accord. Tu peux venir. Je t’enverrai un message avec l’adresse. — Super ! Merci. Je serai sage, promis. Voilà que je me remets à flirter. Dima ouvre l’autre œil, et le drap se met à former une tente entre ses jambes. Mon cœur bat la chamade comme si je courais sur une piste en pente. C’est le moment de lui dire que je serai accompagnée d’Alex. Oui, il faut que je lui en parle tout de suite. Argh. Pourquoi n’ai-je pas envie de le lui dire ? Puis je réalise l’absurde vérité. Si j’ai accepté de demander une invitation à la soirée poker à Dima, ce n’est pas pour faire plaisir à Alex. C’est pour m’y rendre avec lui et rendre Dima jaloux. Le pousser à tenter quelque chose avec moi. J’ignore le petit frisson qui me dresse les cheveux sur la nuque et me dit que les choses risquent de mal tourner.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD