PROLOGUE
Saint-Pétersbourg, 2011
Dima
J’écrase les freins de la Lada trop fort, et la voiture que je partage avec mon frère jumeau fait un tonneau sur l’autoroute verglacée. Durant un merveilleux instant, je crois que j’y suis parvenu.
Que j’en ai fini. Que je n’aurai pas à vendre mon âme à la bratva pour rembourser le prêt que j’ai fait pour payer ses soins.
Je vais la rejoindre. Je lui ai promis que pour moi, il n’y aurait personne d’autre. Je le lui ai juré à l’hôpital, ce soir-là, juste avant qu’elle prenne son dernier souffle. Quand elle a enlevé la bague que je lui avais offerte pour la glisser à mon auriculaire.
Tu restes mien, et je reste tienne. Même dans la mort.
Attends-moi. Je te rejoindrai bientôt.
Juste avant de rentrer chez moi et de rouer de coups de poing le mur de ma chambre, jusqu’à ce qu’il tombe en miettes.
Les cris paniqués de Nikolaï me percent les tympans quand notre voiture s’écrase contre une glissière, enfonçant le côté conducteur. Le métal se froisse, le verre se brise. Nous nous balançons au bord du pont, au-dessus d’une rivière gelée. Voilà. C’est le moment de mourir. La douleur va prendre fin.
J’ignore si je crois en une vie après la mort, mais tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas vivre sans elle.
Nikolaï se détache et ouvre grand sa portière, avant de me tirer vers lui par mon pull.
— Niet.
Je ne bouge pas. À l’instant où il sortira, la voiture tombera dans la rivière en contrebas. Je ne sais pas si la glace se brisera sous son poids. Je mourrai peut-être sur le coup de l’impact. Je l’espère.
Nikolaï continue de me tenir d’une main. De l’autre, il me donne un coup de poing.
Une douleur explose dans mon nez et derrière mes yeux. Je ne vois plus rien, et ma bouche s’emplit de sang.
Nikolaï profite de ma désorientation pour me tirer hors du siège conducteur.
— Sors de là, p****n, grogne-t-il en russe.
Je ne vois toujours rien. J’agite les jambes. Merde. Je crois qu’elles m’aident à sortir.
Je tends le bras pour m’agripper à ma poignée de porte. Au volant. Tout ce qui me permettra de suivre la voiture quand elle tombera du pont, mais mon jumeau est trop vif. Il se jette en arrière et s’écrase par terre du côté passager, me faisant tomber sur lui.
Le métal crisse. La voiture bascule et disparaît. Durant un instant, j’ai l’impression que c’est le pont lui-même qui tombe, et tout se met à tourner. Puis le véhicule s’écrase dans la rivière.
Nikolaï me donne un nouveau coup en plein visage. Puis un autre.
— Tu ne mourras pas aujourd’hui, connard.
Nouveau coup de poing.
— Et il est hors de question que tu m’emportes avec toi.
Je grogne et m’étouffe sur mon propre sang.
Je n’avais pas l’intention de tuer Nikolaï. J’ai été con de ne pas faire la distinction entre lui et moi.
Je ne comptais pas mourir ce soir ; pas consciemment, en tout cas. Mais j’aurais dû songer à sa présence dans la voiture avant de mettre ce non-plan à exécution.
C’est le souci, avec les jumeaux. Pour moi, Nikolaï est comme une extension de moi-même. La présence silencieuse qui a partagé ma douleur pendant les mois de chimio et de rayons d’Alyona. Celui qui faisait mes devoirs et allait en cours à ma place, qui passait mes examens quand je me désintéressais des études.
C’est lui qui a découvert qu’il était possible d’emprunter de l’argent à la bratva quand un traitement hors de prix semblait envisageable.
Nous n’en parlons pas. C’est inutile. Il a traversé cette p****n d’épreuve avec moi. Du moment où je suis tombé amoureux de la plus belle fille de la ville à celui où je l’ai enterrée.
Dans un gémissement, je me roule en boule dans la neige, qui devient vite cramoisie à cause de mon nez en sang et de ma lèvre fendue.
— Lève-toi.
Je ne bouge pas.
À cause du vent qui hurle, je n’entends pas une nouvelle voiture arriver. Une portière s’ouvre.
— Montez, ordonne une voix autoritaire.
Nikolaï tente de me hisser. Je ne bouge toujours pas.
— Faites-le monter.
Deux paires de bottes noires cirées piétinent autour de moi, et l’on me met debout pour me fourrer à l’arrière d’une limousine.
C’est cette nuit-là que j’ai rencontré Igor Antonov pour la première fois.
La nuit où la bratva nous a trouvés pour nous faire payer ce que nous lui devions, pas en nous tabassant ou en nous menaçant, mais en prenant le contrôle total sur nos vies. Parce qu’Igor savait reconnaître la valeur de jeunes hommes à moitié suicidaires. Son armée en était pleine. Alors cette nuit-là, notre mère a perdu ses deux fils. Elle a cru que nous avions disparu dans la rivière gelée, pas au sein d’une fraternité qui nous obligeait à rompre tout lien avec elle.