III-2

3655 Words
– Je l’ai déjà vue, interrompit Octave. C’est la fille d’un mercier du quartier, n’est-ce pas ? Mais, comme ça trompe, ces voilettes ! elle m’avait paru jolie… Elle n’est que singulière, avec sa face crispée et son teint de plomb. – Encore une qui n’est pas mon rêve, reprit sentencieusement Trublot. Elle a des yeux superbes, il y a des hommes à qui ça suffit… Hein ! c’est maigre ! Madame Josserand s’était levée pour serrer les mains de Valérie. – Comment ! cria-t-elle, monsieur Vabre n’est pas avec vous ? et ni monsieur ni madame Duveyrier ne nous ont fait l’honneur de venir ? Ils nous avaient promis pourtant. Ah ! voilà qui est très mal ! La jeune femme excusa son beau-père, que son âge retenait chez lui, et qui, d’ailleurs, préférait travailler le soir. Quant à son beau-frère et à sa belle-sœur, ils l’avaient chargée de présenter leurs excuses, ayant reçu une invitation à une soirée officielle, où ils ne pouvaient se dispenser d’aller. Madame Josserand pinça les lèvres. Elle, ne manquait pas un des samedis de ces poseurs du premier, qui se seraient crus déshonorés, s’ils étaient, un mardi, montés au quatrième. Sans doute son thé modeste ne valait pas leurs concerts à grand orchestre. Mais, patience ! quand ses deux filles seraient mariées, et qu’elle aurait deux gendres et leurs familles pour emplir son salon, elle aussi ferait chanter des chœurs. – Prépare-toi, souffla-t-elle à l’oreille de Berthe. On était une trentaine, et assez serrés, car on n’ouvrait pas le petit salon, qui servait de chambre à ces demoiselles. Les nouveaux venus échangeaient des poignées de main. Valérie s’était assise près de madame Juzeur, pendant que Bachelard et Gueulin faisaient tout haut des réflexions désagréables sur Théophile Vabre, qu’ils trouvaient drôle d’appeler « bon à rien ». Dans un angle, M. Josserand, qui s’effaçait chez lui, à ce point qu’on l’aurait pris pour un invité, et qu’on le cherchait toujours, même quand on l’avait devant soi, écoutait avec effarement une histoire racontée par un de ses vieux amis : Bonnaud, il connaissait Bonnaud, l’ancien chef de la comptabilité au chemin de fer du Nord, celui dont la fille s’était mariée, le printemps dernier ? eh bien ! Bonnaud venait de découvrir que son gendre, un homme très bien, était un ancien clown, qui avait vécu pendant dix ans aux crochets d’une écuyère. – Silence ! silence ! murmurèrent des voix complaisantes. Berthe avait ouvert le piano. – Mon Dieu ! expliqua madame Josserand, c’est un morceau sans prétention, une simple rêverie… Monsieur Mouret, vous aimez la musique, je crois. Approchez-vous donc… Ma fille le joue assez bien, oh ! en simple amateur, mais avec âme, oui, avec beaucoup d’âme. – Placé ! dit Trublot à voix basse. Le coup de la sonate. Octave dut se lever et se tint debout près du piano. À voir les prévenances caressantes dont madame Josserand l’entourait, il semblait qu’elle fit jouer Berthe uniquement pour lui. –Les Bords de l’Oise, reprit-elle. C’est vraiment joli… Allons, va, mon amour, et ne te trouble pas. Monsieur sera indulgent. La jeune fille attaqua le morceau, sans trouble aucun. D’ailleurs, sa mère ne la quittait plus des yeux, de l’air d’un sergent prêt à punir d’une gifle une faute de théorie. Son désespoir était que l’instrument, essoufflé par quinze années de gammes quotidiennes, n’eût pas les sonorités du grand piano à queue des Duveyrier ; et jamais sa fille, selon elle, ne jouait assez fort. Dès la dixième mesure, Octave, l’air recueilli et hochant le menton aux traits de bravoure, n’écouta plus. Il regardait l’auditoire, l’attention poliment distraite des hommes et le ravissement affecté des femmes, toute cette détente de gens rendus à eux-mêmes, repris par les soucis de chaque heure, dont l’ombre remontait à leurs visages fatigués. Des mères faisaient visiblement le rêve qu’elles mariaient leurs filles, la bouche fendue, les dents féroces, dans un abandon inconscient ; c’était la rage de ce salon, un furieux appétit de gendres, qui dévorait ces bourgeoises, aux sons asthmatiques du piano. Les filles, très lasses, s’endormaient, la tête entre les épaules, oubliant de se tenir droites. Octave, qui avait le mépris des jeunes personnes, s’intéressa davantage à Valérie ; elle était laide, décidément, dans son étrange robe de soie jaune, garnie de satin noir, et il revenait toujours à elle, inquiet, séduit quand même ; tandis que, les yeux vagues, énervée par l’aigre musique, elle avait le sourire braqué d’une malade. Mais une catastrophe se produisit. Le timbre s’était fait entendre, un monsieur entra, sans précaution. – Oh ! docteur ! dit madame Josserand, d’une voix courroucée. Le docteur Juillerat eut un geste pour s’excuser, et il demeura sur place. Berthe, à ce moment, détachait une petite phrase, d’un doigté ralenti et mourant, que la société salua de murmures flatteurs. Ah ! ravissant ! délicieux ! Madame Juzeur se pâmait, comme chatouillée. Hortense, qui tournait les pages, debout près de sa sœur, restait revêche sous la pluie battante des notes, l’oreille tendue à la sonnerie du timbre ; et, quand le docteur était entré, elle avait eu un tel geste de désappointement, qu’elle venait de déchirer une page, sur le pupitre. Mais, brusquement, le piano trembla sous les mains frêles de Berthe, tapant comme des marteaux : c’était la fin de la rêverie, dans un tapage assourdissant de furieux accords. Il y eut une hésitation. On se réveillait. Était-ce fini ? Puis, les compliments éclatèrent. Adorable ! un talent supérieur ! – Mademoiselle est vraiment une artiste de premier ordre, dit Octave, dérangé dans ses observations. Jamais personne ne m’a fait un pareil plaisir. – N’est-ce pas ? monsieur, s’écria madame Josserand enchantée. Elle ne s’en tire pas mal, il faut l’avouer… Mon Dieu ! nous ne lui avons rien refusé, à cette enfant : c’est notre trésor ! Tous les talents qu’elle a voulu avoir, elle les a… Ah ! monsieur, si vous la connaissiez… Un bruit confus de voix emplissait de nouveau le salon. Berthe, très tranquille, recevait les éloges ; et elle ne quittait pas le piano, attendant que sa mère la relevât, de sa corvée. Déjà cette dernière parlait à Octave de la façon étonnante dont sa fille enlevait les Moissonneurs, un galop brillant, lorsque des coups sourds et lointains émotionnèrent les invités. Depuis un instant, c’étaient des secousses de plus en plus violentes, comme si quelqu’un se fût efforcé d’enfoncer une porte. On se taisait, on s’interrogeait des yeux. – Qu’est-ce donc ? osa demander Valérie. Ça tapait déjà tout à l’heure, pendant la fin du morceau. Madame Josserand était devenue toute pâle. Elle avait reconnu le coup d’épaule de Saturnin. Ah ! le misérable toqué ! et elle le voyait tomber au milieu du monde. S’il continuait à cogner, encore un mariage de fichu ! – C’est la porte de la cuisine qui bat, dit-elle avec un sourire contraint. Adèle ne veut jamais la fermer… Va donc voir, Berthe. La jeune fille, elle aussi, avait compris. Elle se leva et disparut. Les coups cessèrent aussitôt, mais elle ne revint pas tout de suite. L’oncle Bachelard, qui avait scandaleusement troublé les Bords de l’Oise par des réflexions faites à voix haute, acheva de décontenancer sa sœur, en criant à Gueulin qu’on l’embêtait et qu’il allait boire un grog. Tous deux rentrèrent dans la salle à manger, dont ils refermèrent bruyamment la porte. – Ce brave Narcisse, toujours original ! dit madame Josserand à madame Juzeur et à Valérie, entre lesquelles elle vint s’asseoir. Ses affaires l’occupent tant ! Vous savez qu’il a gagné près de cent mille francs, cette année ! Octave, libre enfin, s’était hâté de rejoindre Trublot, assoupi sur le canapé. Près d’eux, un groupe entourait le docteur Juillerat, vieux médecin du quartier, homme médiocre, mais devenu à la longue bon praticien, qui avait accouché toutes ces dames et soigné toutes ces demoiselles. Il s’occupait spécialement des maladies de femme, ce qui le faisait, le soir, rechercher des maris en quête d’une consultation gratuite, dans un coin de salon. Justement, Théophile lui disait que Valérie avait encore eu une crise, la veille ; elle étouffait toujours, elle se plaignait d’un nœud qui montait à sa gorge ; et lui non plus, ne se portait pas bien, mais ce n’était pas la même chose. Alors, il ne parla plus que de sa personne, conta ses déboires : il avait commencé son droit, tenté l’industrie chez un fondeur, essayé de l’administration dans les bureaux du Mont-de-Piété ; puis, il s’était occupé de photographie et croyait avoir trouvé une invention pour faire marcher les voitures toutes seules ; en attendant, il plaçait par gentillesse des pianos-flûtes, une autre invention d’un de ses amis. Et il retomba sur sa femme : c’était sa faute, si rien ne marchait chez eux ; elle le tuait, avec ses nerfs continuels. – Donnez-lui donc quelque chose, docteur ! suppliait-il, les yeux allumés de haine, toussant et geignant, dans la rage éplorée de son impuissance. Trublot, plein de mépris, l’examinait ; et il eut un rire silencieux, en regardant Octave. Cependant, le docteur Juillerat avait des paroles vagues et calmantes : sans doute, on la soulagerait, cette chère dame. À quatorze ans, elle étouffait déjà, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Augustin ; il l’avait soignée pour des étourdissements, qui se terminaient par des saignements de nez ; et, comme Théophile rappelait avec désespoir sa douceur languissante de jeune fille, tandis que maintenant elle le torturait, fantasque, changeant d’humeur vingt fois en un jour, le docteur se contenta de hocher la tête. Le mariage ne réussissait pas à toutes les femmes. – Parbleu ! murmura Trublot, un père qui s’est abruti pendant trente ans à vendre du fil et des aiguilles, une mère qui a toujours eu des boutons plein la figure, et ça dans un trou sans air du vieux Paris, comment veut-on que ça fasse des filles possibles ! Octave restait surpris. Il perdait de son respect pour ce salon, où il était entré avec une émotion de provincial. Une curiosité se réveilla en lui, quand il aperçut Campardon, qui consultait à son tour le docteur, mais tout bas, en homme posé, désireux de ne mettre personne dans les accidents de son ménage. – À propos, puisque vous savez les choses, demanda-t-il à Trublot, dites-moi quelle est la maladie de madame Campardon… Je vois le monde prendre un visage désolé, quand on en parle. – Mais, mon cher, répondit le jeune homme, elle a… Et il se pencha à l’oreille d’Octave. Pendant qu’il écoutait, la figure de ce dernier sourit d’abord, puis s’allongea, eut un air de stupéfaction profonde. – Pas possible ! dit-il. Alors, Trublot jura sa parole d’honneur. Il connaissait une autre dame dans la même situation. – Du reste, reprit-il, à la suite de couches, il arrive parfois que… Et il se remit à parler bas. Octave, convaincu, devint triste. Lui, qui avait eu un instant des idées, qui imaginait un roman, l’architecte pris ailleurs et le poussant à sa femme pour la distraire ! En tout cas, il la savait bien gardée. Les deux jeunes gens se frottaient l’un à l’autre, dans l’excitation de ces dessous de la femme qu’ils remuaient, oubliant qu’on pouvait les entendre. Justement, madame Juzeur était en train de confier à madame Josserand ses impressions sur Octave. Elle le trouvait très convenable, sans doute, mais elle préférait M. Auguste Vabre. Celui-ci, debout dans un coin du salon, restait silencieux, avec son insignifiance et sa migraine de tous les soirs. – Ce qui m’étonne, chère madame, c’est que vous ne songiez pas à lui pour votre Berthe. Un garçon établi, plein de prudence. Et il lui faut une femme, je sais qu’il cherche à se marier. Madame Josserand écoutait, surprise. En effet, elle n’aurait pas songé au marchand de nouveautés. Cependant, madame Juzeur insistait, car elle avait, dans son infortune, la passion de travailler à la félicité des autres femmes, ce qui la faisait s’occuper de toutes les histoires tendres de la maison. Elle affirmait qu’Auguste ne cessait de regarder Berthe. Enfin, elle invoquait son expérience des hommes : jamais M. Mouret ne se laisserait prendre, tandis que ce bon M. Vabre serait très commode, très avantageux. Mais madame Josserand, pesant ce dernier du regard, jugeait décidément qu’un gendre pareil ne meublerait guère son salon. – Ma fille le déteste, dit-elle, et jamais je n’agirai contre son cœur. Une grande demoiselle maigre venait d’exécuter une fantaisie sur la Dame Blanche. Comme l’oncle Bachelard s’était endormi dans la salle à manger, Gueulin reparut avec sa flûte et imita le rossignol. D’ailleurs, on n’écoutait pas, l’histoire de Bonnaud s’était répandue. M. Josserand restait bouleversé, les pères levaient les bras, les mères suffoquaient. Comment ! le gendre de Bonnaud était un clown ! À qui se fier alors ? et les parents, dans leur appétit de mariage, avaient des cauchemars de forçats distingués, en habit noir. Bonnaud, à la vérité, éprouvait une telle joie de caser sa fille, qu’il s’était contenté de renseignements en l’air, malgré sa rigide prudence de chef comptable méticuleux. – Maman, le thé est servi, dit Berthe, qui ouvrait avec Adèle les deux battants de la porte. Et, pendant que le monde passait lentement dans la salle à manger, elle s’approcha de sa mère, elle murmura : – J’en ai assez, moi !… Il veut que je reste pour lui conter des histoires, ou il parle de tout casser ! C’était, sur une nappe grise trop étroite, un de ces thés laborieusement servis, une brioche achetée cher un boulanger voisin, flanquée de petits fours et de sandwichs. Aux deux bouts, un luxe de fleurs, des roses superbes et coûteuses, couvraient la médiocrité de beurre et la poussière ancienne des biscuits. On se récria, des jalousies s’allumèrent : décidément, ces Josserand se coulaient pour marier leurs filles. Et les invités, avec des regards obliques vers les bouquets, se gorgèrent de thé aigre, tombèrent sans prudence sur les gâteaux rassis et la brioche mal cuite, ayant peu dîné, ne songeant plus qu’à se coucher le ventre plein. Pour les personnes qui n’aimaient pas le thé, Adèle promenait des verres de sirop de groseille. Il fut déclaré exquis. Cependant, dans un coin, l’oncle dormait. On ne le réveilla pas, on feignit même poliment de ne pas le voir. Une dame parla des fatigues du commerce. Berthe s’empressait, offrant des sandwichs, portant des tasses de thé, demandant aux hommes s’ils voulaient qu’on les sucrât davantage. Mais elle ne suffisait pas, et madame Josserand cherchait sa fille Hortense, lorsqu’elle l’aperçut au milieu du salon désert, en train de causer avec un monsieur, dont on ne voyait que le dos. – Ah ! oui ! laissa-t-elle échapper, prise de colère. Il arrive enfin. Des chuchotements couraient. C’était ce Verdier, qui vivait avec une femme depuis quinze ans, en attendant d’épouser Hortense. Chacun connaissait l’histoire, les demoiselles échangeaient des coups d’œil ; mais on évitait d’en parler, on pinçait les lèvres, par convenance Octave, mis au courant, regarda d’un air d’intérêt le dos du monsieur. Trublot connaissait la maîtresse, une bonne fille, une ancienne roulure qui s’était rangée, plus honnête maintenant, disait-il, que la plus honnête des bourgeoises, soignant son homme, veillant à son linge ; et il était pour elle plein d’une fraternelle sympathie. Pendant qu’on les étudiait de la salle à manger, Hortense faisait une scène à Verdier sur son retard, avec sa maussaderie de fille vierge et bien élevée. – Tiens ! du sirop de groseille ! dit Trublot, en voyant Adèle devant lui, le plateau à la main. Il le flaira, n’en voulut point. Mais, comme la bonne se retournait, le coude d’une grosse dame la poussa contre lui, et il la pinça fortement aux reins. Elle sourit, elle revint avec le plateau. – Non, merci, déclara-t-il. Tout à l’heure. Autour de la table, des femmes s’étaient assises, tandis que les hommes, derrière elles, mangeaient debout. Il y eut des exclamations, un enthousiasme qui s’étouffait dans les bouches pleines. On appelait les messieurs. Madame Josserand cria : – C’est vrai, je n’y songeais plus… voyez donc, monsieur Mouret, vous qui aimez les arts. – Prenez garde, le coup de l’aquarelle ! murmura Trublot, qui connaissait la maison. C’était mieux qu’une aquarelle. Comme par hasard, une coupe de porcelaine se trouvait sur la table ; au fond, encadrée dans la monture toute neuve de bronze verni, était peinte la Jeune fille à la cruche cassée, en teintes lavées qui allaient du lilas clair au bleu tendre. Berthe souriait au milieu des éloges. – Mademoiselle a tous les talents, dit Octave avec sa bonne grâce. Oh ! c’est d’un fondu, et très exact, très exact ! – Pour le dessin, je le garantis ! reprit madame Josserand triomphante. Il n’y a pas un cheveu en plus ni en moins… Berthe a copié ça ici, sur une gravure. Au Louvre, on voit vraiment trop de nudités, et le monde y est si mêlé parfois ! Elle avait baissé la voix, pour donner cette appréciation, désireuse d’apprendre au jeune homme que, si sa fille était artiste, cela n’allait point jusqu’au dévergondage. D’ailleurs, Octave dut lui paraître froid, elle sentit que la coupe ne portait pas, et elle se mit à l’épier d’un air d’inquiétude, pendant que Valérie et madame Juzeur, qui en étaient à leur quatrième tasse de thé, examinaient la peinture avec de légers cris d’admiration. – Vous la regardez encore, dit Trublot à Octave, en le retrouvant les yeux fixés sur Valérie. – Mais oui, répondit-il, un peu gêné. C’est drôle, elle est jolie en ce moment… Une femme ardente, ça se voit… Dites donc, est-ce qu’on pourrait se risquer ? Trublot gonfla les joues. – Ardente, on ne sait jamais… Singulier goût ! En tout cas, ça vaudra mieux que d’épouser la petite. – Quelle petite ? s’écria Octave, qui s’oubliait. Comment ! vous croyez que je vais me laisser entortiller !… Mais jamais ! Mon bon, nous n’épousons pas, à Marseille ! Madame Josserand s’était approchée. Elle reçut la phrase en plein cœur. Encore une campagne inutile ! encore une soirée perdue ! Le coup fut tel, qu’elle dut s’appuyer à une chaise, regardant avec désespoir la table nettoyée, où ne traînait que la tête brûlée de la brioche. Elle ne comptait plus ses défaites, mais celle-ci serait la dernière, elle en fit l’affreux serment, en jurant de ne pas nourrir davantage des gens qui venaient chez elle uniquement pour s’emplir. Et, bouleversée, exaspérée, elle parcourait du regard la salle à manger, elle cherchait dans les bras de quel homme elle pourrait bien jeter sa fille, lorsqu’elle aperçut contre le mur Auguste, résigné, n’ayant rien pris. Justement, Berthe, souriante, se dirigeait vers Octave, une tasse de thé à la main. Elle continuait la campagne, elle obéissait à sa mère. Mais celle-ci lui saisit le bras et la traita tout bas de fichue bête. – Porte donc cette tasse à monsieur Vabre, qui attend depuis une heure, dit-elle très haut, gracieusement. Puis, de nouveau à l’oreille, avec son regard de bataille : – Sois aimable, ou tu auras affaire à moi ! Berthe, un moment décontenancée, se remit tout de suite. Souvent, ça changeait ainsi trois fois dans une soirée. Elle porta la tasse de thé à Auguste, avec le sourire qu’elle avait commencé pour Octave ; elle fut aimable, parla des soies de Lyon, se posa comme une personne avenante, qui serait très bien derrière un comptoir. Les mains d’Auguste tremblaient un peu, et il était rouge, souffrant beaucoup de la tête, cette nuit-là. Par politesse, quelques personnes retournèrent s’asseoir un instant dans le salon. On avait mangé, on partait. Quand on chercha Verdier, il s’en était allé déjà ; et des jeunes filles, pleines d’humeur, n’emportèrent que l’image effacée de son dos. Campardon, sans attendre Octave, se retira avec le docteur, qu’il retint encore sur le palier, pour lui demander s’il n’y avait vraiment plus d’espoir. Pendant le thé, une des lampes s’était éteinte, répandant une odeur d’huile rance, et l’autre lampe, dont la mèche charbonnait, éclairait la pièce d’une lueur si lugubre, que les Vabre eux-mêmes se levèrent, malgré les amabilités dont madame Josserand les accablait. Octave les avait devancés dans l’antichambre, où il eut une surprise : tout d’un coup, Trublot, qui prenait son chapeau, disparut. Il ne pouvait avoir filé que par le couloir de la cuisine. – Eh bien ! où est-il donc ? il passe par l’escalier de service ! murmura le jeune homme. Mais il n’approfondit pas l’incident. Valérie était là, qui cherchait un fichu de crêpe de Chine. Les deux frères, Théophile et Auguste, sans s’occuper d’elle, descendaient. Alors, ayant trouvé le fichu, le jeune homme le lui donna, de l’air ravi dont il servait les jolies clientes, au Bonheur des Dames. Elle le regarda, et il fut persuadé qu’en se fixant sur les siens, ses yeux avaient jeté des flammes. – Vous êtes trop aimable, monsieur, dit-elle simplement. Madame Juzeur, qui partait la dernière, les enveloppa tous deux d’un sourire tendre et discret. Et, lorsque Octave, très échauffé, eut regagné sa chambre froide, il se contempla un instant dans la glace : ma foi ! il risquerait le coup ! Cependant, à travers l’appartement désert, madame Josserand se promenait, muette, comme emportée par un vent d’orage. Elle avait fermé violemment le piano, éteint la dernière lampe ; puis, passant dans la salle à manger, elle s’était mise à souffler les bougies, d’une haleine si forte, que la suspension en tremblait. La vue de la table dévastée, avec sa débandade d’assiettes et de tasses vides, l’enragea davantage ; et elle tourna autour, en jetant des regards terribles sur sa fille Hortense, qui, tranquillement assise, achevait la tête brûlée de la brioche. – Tu te fais encore de la bile, maman, dit cette dernière ça ne marche donc pas ?… Moi, je suis contente. Il lui achète des chemises pour qu’elle s’en aille. La mère haussa les épaules. – Hein ? tu dis que ça ne prouve rien. C’est bon, mène ta barque comme je mène la mienne… Eh bien ! en voilà une brioche qui peut se flatter d’être mauvaise ! Il ne faut pas qu’ils soient dégoûtés, pour engloutir des saletés pareilles. M. Josserand, que les soirées de sa femme brisaient, se délassait sur une chaise ; mais il eut peur d’une rencontre, il craignit que madame Josserand ne l’emportât dans sa course furieuse ; et il se rapprocha de Bachelard et de Gueulin, attablés en face d’Hortense. L’oncle, à son réveil, avait découvert un flacon de rhum. Il le vidait, en revenant aux vingt francs, avec amertume. Ce n’est pas pour l’argent, répétait-il à son neveu, c’est pour la manière… Tu sais comment je suis avec les femmes : je leur donnerais ma chemise, mais je ne veux pas qu’elles demandent… Dès qu’elles demandent, ça me vexe, je ne leur fiche pas un radis. Et, comme sa sœur allait lui rappeler ses promesses : – Tais-toi, Éléonore ! Je sais ce que je dois faire pour la petite… Mais, vois-tu, les femmes qui demandent, c’est plus fort que moi. Je n’ai jamais pu en garder une, n’est-ce pas ? Gueulin… Et puis, vraiment, on montre si peu d’égards ! Léon n’a seulement pas daigné me souhaiter ma fête. Madame Josserand reprit sa marche, les poings crispés. C’était vrai, il y avait encore Léon, qui promettait et qui la lâchait comme les autres. En voilà un qui n’aurait pas sacrifié une soirée pour le mariage de ses sœurs ! Elle venait de découvrir un petit four, tombé derrière un des vases, et elle le serrait dans un tiroir, lorsque Berthe qui était allée délivrer Saturnin, le ramena. Elle l’apaisait, tandis que, hagard, les yeux méfiants, il fouillait les coins, avec la fièvre d’un chien longtemps enfermé. – Est-il bête ! disait Berthe, il croit qu’on vient de me marier. Et il cherche le mari ! Va, mon pauvre Saturnin, tu peux chercher… Puisque je te dis que c’est raté ! Tu sais bien que ça rate toujours. Alors, madame Josserand éclata. – Ah ! je vous jure que ça ne ratera pas cette fois, quand je devrais moi-même l’attacher par la patte ! Il y en a un qui va payer pour les autres… Oui, oui, mon sieur Josserand, vous avez beau me dévisager, avec l’air de ne pas comprendre : la noce se fera, et sans vous, si ça vous déplaît… Entends-tu, Berthe, tu n’as qu’à le ramasser, celui-là ! Saturnin paraissait ne pas entendre. Il regardait sous la table. La jeune fille le montra d’un signe ; mais madame Josserand eut un geste, comme pour déclarer qu’on le ferait disparaître. Et Berthe murmura : – C’est donc monsieur Vabre, décidément ? Oh ! ça m’est égal… Dire pourtant qu’on ne m’a pas gardé un sandwich !
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